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Jean-Pierre Faye est, le plus souvent, resté en marge des modes intellectuelles parisiennes – attitude qui est plutôt à mettre à son actif. En 1972, son volumineux ouvrage sur les Langages totalitaires (dernière édition, 771 pages, Editions Hermann, 2004) est paru dans un climat fort peu réceptif. Ce travail tentait d’opérer l’exégèse des concepts clés de la pensée politique et culturelle allemande de 1890 à 1933, pensée qui «oscilla» profondément entre, d’un côté, le langage de la Révolution conservatrice, qui commença avec Nietzsche, et, de l’autre, le marxisme, jusqu’à la victoire du national-socialisme. Jean-Pierre Faye a décrit la remarquable trajectoire de certains mots, jusqu’aux «oscillations» extrêmes de 1923, année où le tournant en faveur de la «ligne Schlageter1» amena le Parti communiste allemand à lutter avec les nazis contre le traité de Versailles, et 1932, lorsque les communistes et les nazis coopérèrent pour que les sociaux-démocrates perdent le land de Prusse. Dans la mesure où cet article s’intéresse aux événements qui ont suivi, donc à la période qui va de 1933 à 1990, je ne peux que renvoyer le lecteur à la lecture de ce chef-d’œuvre qui n’a malheureusement eu que peu d’écho en France, et pratiquement aucun dans le monde anglophone.

Il existe de nombreuses raisons à ce silence. Le travail de Jean-Pierre Faye fait certainement partie d’un courant plus plus large, c’est-à-dire le «tournant linguistique» de la pensée française2 depuis les années 1960. Mais la théorie du langage défendue par Jean-Pierre Faye est dans une grande mesure autonome, sui generis.

En outre, un élément fondamental distingue les Langages totalitaires de la majorité des ouvrages contemporains qui tentent, en France et ailleurs, de comprendre la société et la politique à travers une théorie du langage : ce livre repose sur une reconstruction détaillée, minutieuse, de la pensée d’un vaste éventail d’idéologues allemands durant quatre décennies, mais il puise aussi dans une théorie, et une critique, de l’économie politique. Contrairement à beaucoup de théoriciens à la mode, qui cherchent à démasquer le «sujet genré» dans le domaine littéraire ou philosophique, et emploient un vocabulaire

1 «(…) au moment de l’occupation de la Ruhr par l’armée française en 1923, Radek soutint la “ligne Schlageter” (du nom d’un ancien officier des corps francs, organisateur de groupes de sabotage, arrêté en mai 1923 jugé par l’armée française et fusillé le 23 mai 1923). Selon cette “théorie”, à cause des conséquences du Traité de Versailles, l’Allemagne vaincue n’était plus impérialiste mais devenait une “nation prolétaire” ; la classe ouvrière pouvait passer des alliances sinon avec la bourgeoisie du moins avec des courants nationalistes. Les vrais responsables des malheurs des ouvriers allemands, les vrais ennemis devenaient les capitalistes de l’Entente. Le quotidien du KPD, Die Rote Fahne, annonça ainsi la nouvelle ligne : “Le parti communiste doit dire très clairement aux masses nationalistes de la petite bourgeoisie et aux intellectuels que seule la classe ouvrière, après sa victoire, pourra défendre la terre allemande, les trésors de la culture allemande et l’avenir de la nation.” (13 mai 1923). Quelques jours plus tard, dans un meeting communiste à Stuttgart, Remmele invita à s’exprimer un nazi “venu plaider devant des milliers de militants pour une trêve entre le KPD et le NSDAP d’Hitler”. Remmele “alla jusqu’à affirmer qu’une alliance avec les nationaux-socialistes pour abattre le capitalisme lui paraissait moins blâmable qu’avec les sociaux-démocrates”. Cette “ligne Schlageter” annonçait les revirements tactiques radicaux qui deviendront systématiques durant les années suivantes. L’Internationale communiste abandonna cette position dès la fin septembre 1923 et le KPD s’exécuta.» (Cf. Mouvement communiste, «Le national-bolchevisme», Ni patrie ni frontières n° 36-37, Extrême droite, extrême gauche : inventaire de la confusion.)

2 Il s’agit dans ce texte de ce que l’on appelle aujourd’hui la French Theory, c’est-à-dire d’auteurs français à la mode dans les universités anglosaxonnes et les tenants du postmodernisme : Derrida, Lacan, Foucault, Baudrillard, Deleuze, Guattari, Althusser, Lévi-Strauss, Bourdieu, Beauvoir, Kristeva, Irigaray, etc. (NdT).

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abscons pour expliquer des époques historiques entières, Jean-Pierre Faye maîtrise ses matériaux à la manière d’un historien empirique sans jamais perdre de vue son cadre théorique, quels que soient les problèmes rencontrés. En dernière instance, Jean-Pierre Faye semble, lui aussi, penser que l’histoire se déroule au niveau du langage, mais, en le lisant, on n’éprouve jamais l’impression qu’il traite à la légère les complexités de la réalité, comme le font des auteurs qui propagent la vulgate postmoderne tels que Hayden White ou Dominick LaCapra3.

Près de deux décennies séparent La raison narrative (Balland, 1990) de son livre précédent. Tout en se concentrant sur l’impact des travaux de Martin Heidegger, en particulier en France après 1945, cet ouvrage a une portée plus grande que le précédent. Ecrit en 1989-1990, et donc dans le sillage immédiat de l’«affaire Heidegger» à Paris en 1987-1988, il aborde une période plus longue, afin de se livrer à une critique exhaustive de Heidegger et des heideggériens français, dont Jacques Derrida.

Jean-Pierre Faye puise dans des éléments aussi différents que Homère, l’histoire de l’écriture dans l’ancien Proche-Orient, le récit épique occidental (de l’épopée de Gilgamesh à Cuchulain4), l’éventuelle influence indienne sur la philosophie grecque suite à la marche d’Alexandre vers l’Indus, la Haggadah5 juive, le rôle du monde arabo-musulman dans la récupération d’Aristote par l’Occident médiéval, Cervantès et Rabelais. Ce livre constitue, à ma connaissance, l’une des critiques les plus exhaustives de l’ensemble du projet de la pensée française telle qu’elle a été exportée, depuis plus de vingt ans, par Derrida en particulier.

Toutefois, l’intérêt principal de La raison narrative réside dans le fait que ce livre prolonge, de façon très précise, le travail antérieur de Jean-Pierre Faye sur l’histoire de l’idéologie allemande dans la période 1890-1933. Il se concentre sur l’évolution de la pensée de Martin Heidegger durant la période cruciale qui va de 1927 à 1952 (période qui ne se résume pas à un «quart de siècle quelconque», comme le souligne l’auteur), et la façon dont la transformation de cette pensée a été comprise et intégrée, en particulier en France après 1945.

La version officielle de cette histoire, racontée par les tenants de la pensée française (notamment par les heideggériens français de Beaufret6 à Derrida) avant qu’elle n’explose en 1987 était la suivante: Heidegger n’aurait soutenu le nazisme que pendant une brève période (1933-1934), au moment où il accepta d’être recteur de l’université de Fribourg. Puis, après avoir démissionné de ce poste, il aurait compris que le nazisme n’était pas ce qu’il semblait être lors de la première vague de sa «révolution de l’existence (Dasein) du peuple allemand», comme Heidegger l’expliqua dans l’un de ses plus célèbres discours en tant que recteur. (Notons qu’en 1952, Heidegger n’hésita pas à republier son essai de 1935 – «Introduction à la métaphysique» sans en changer un mot. Ce texte loue la «grandeur interne» du

3 Hayden White, né en 1928, historien de la critique littéraire ; Dominick La Capra, né en 1939, influencé par le post-structuralisme et la psychanalyse, historien de l’histoire intellectuelle européenne (Durkheim, Foucault, Sartre, Flaubert, etc.) mais également auteur de livres sur les «représentations» du judéocide dans les ouvrages d’histoire et les témoignages de survivants. Aucun des ouvrages de ces auteurs n’a été traduit en français (NdT).

4 Gilgamesh, héros et dieu des Enfers de la Mésopotamie ; Cuchulainn, quasi-dieu de la mythologie celtique irlandaise (NdT).

5 Texte datant d’il y a environ 2000 ans, utilisé durant la cérémonie du Seder durant Pessah, la Pâque juive. Il raconte l’histoire des Hébreux et leur exil d’Egypte afin de se libérer de l’esclavage (NdT).

6 Jean Beaufret, 1907-1982, philosophe français, grand ami de Heidegger. Ce monsieur protesta contre quelques coups de poing justement infligés à Robert Faurisson, négationniste et antisémite prétendant «réviser» l’histoire du judéocide et contre les atteintes à la «liberté d’expression» de ce fasciste (cf. la lettre d’un des disciples de Beaufret et lui aussi ami de Heidegger, François Fédier, http://paris4philo.over-blog.org/article-11762713.html ainsi que le débat avec Emmanuel Faye durant lequel il accumule les propos équivoques, cf. note suivante) attitude qui rejoint celle d’intellectuels confusionnistes comme Chomsky ou Bricmont face à la répression étatique de la propagande antisémite. On pourra lire aussi deux articles très utiles : l’un de François Rastier sur la façon dont Heidegger euphémise les idées nazies et la manière dont ses traducteurs et disciples continuent à trafiquer ses concepts : «Heidegger aujourd’hui – ou le Mouvement réaffirmé», Labyrinthe n° 33, 2009, http://labyrinthe.revues.org/ ; l’autre (sans doute plus aisé à lire) de Max Vincent: «L’imposture Heidegger» http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2015/04/07/L-imposture-Heidegger (NdT).

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mouvement national-socialiste, présenté comme une première tentative de faire face au destin de l’homme à l’ère de «la technique planétaire».)

La plupart des heideggériens français considéraient le «bref» soutien de Heidegger au nazisme (dont Victor Farias7 montra en 1987 qu’il n’avait pas été si bref que cela) comme un «détail», selon l’expression de Jean Beaufret, mais ils interprétèrent ce «détail» dans le cadre d’une opération complexe de contrôle des dégâts occasionnés par cet engagement supposément bref. Cette opération passa rapidement d’une reconnaissance des actions incontestablement néfastes de Heidegger en tant que recteur au sauvetage et à la défense de sa philosophie plus absconse. Jean-Pierre Faye ne peut se satisfaire d’un débat alimenté uniquement par un travail de détective portant sur les responsabilités administratives de Heidegger en 1933-1934, même s’il verse au dossier des éléments généralement négligés par les heideggériens après 1945. (Notamment le texte d’un discours de Heidegger en novembre 1933 «Bekenntnis zu Adolf Hitler und dem national-sozialistischen Staat», soit une «Déclaration d’allégeance à Adolf Hitler et l’État national-socialiste», discours qui avait suscité beaucoup moins d’attention que celui prononcé le Premier mai 1933 devant la brigade de travail volontaire des étudiants de Fribourg. Au milieu de l’«affaire Heidegger» en 1988, François Fédier traduisit ce discours en français sous le titre «Appel pour un plébiscite»).

Jean-Pierre Faye montre qu’à l’époque le recteur Heidegger n’était pas du tout un nazi passif, puisqu’il autorisa, par exemple, qu’une foule en colère s’empare de l’immeuble abritant l’association des étudiants juifs et que ces derniers soient arrêtés par les SS. Mais le livre de Jean-Pierre Faye opère à un tout autre niveau que celui de Farias, qui avait lancé l’«affaire Heidegger» et décrivait surtout de façon détaillée ce type d’actions et la participation active de Heidegger au parti nazi jusqu’à la fin de la guerre. A la différence de Farias, Jean-Pierre Faye s’attaque à la célèbre «redescription» (le terme est de Richard Rorty8) opérée par Heidegger à propos de l’histoire de la philosophie occidentale qu’il présente comme l’histoire d’une «métaphysique nihiliste».

Le côté plus philosophique du récit raconté par la pensée française après 1945 se centrait jusqu’alors sur le prétendu «tournant» (Kehre en allemand) opéré par Heidegger, au cours des années 1930 et 1940, et qui s’exprima dans une série d’essais, culminant en 1946 dans la «Lettre sur l’humanisme» adressée à l’ancien résistant et philosophe Jean Beaufret. Dans le cadre de ce Kehre, Heidegger affirma que toute la philosophie occidentale (de Parménide au Heidegger de L’Être et le Temps en passant par Nietzsche) aurait été prisonnière d’une «métaphysique de la présence» (autrement dit, d’une compréhension de la vérité comme une simple représentation), et que cette «métaphysique de la présence» reposerait sur une «volonté de puissance» d’un «sujet» visant à «la domination planétaire de la technique», volonté qui serait au cœur du nazisme. Selon cette interprétation, Heidegger, de la Kehre jusqu’à sa mort en 1976, se serait tourné vers le projet de la «déconstruction» (en allemand, Abbau ou Dekonstruktion) de cette métaphysique occidentale de la présence.

Dans La raison narrative, Jean-Pierre Faye ne se contente pas de remettre en cause l’ensemble de cette interprétation de la pensée occidentale, qui est devenue un mantra chez les universitaires postmodernes; il montre aussi, comme personne d’autre ne l’avait fait auparavant, que cette interprétation puise dans les mêmes sources politiques que celles dévoilées par Farias.

En résumé, Jean-Pierre Faye montre d’abord que, depuis quarante-cinq ans ans, la philosophie française d’après-guerre est dominée par une problématique et un vocabulaire, énoncés pour la première fois dans une attaque contre Heidegger par Ernst Krieck, philosophe, propagandiste fidèle et borné du

7 Victor Farias, philosophe chilien né en 1940, auteur de Heidegger et le nazisme, Verdier, 1987. Depuis lors, Emmanuel Faye a publié deux livres indispensables sur Heidegger: Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935 et Arendt et Heidegger, Extermination nazie et destruction de la pensée, publiés chez Albin Michel respectivement en 2005 et 2016. On pourra lire aussi la transcription d’un débat entre Emmanuel Faye et François Fédier ici: http://paris8philo.over-blog.com/article-11600386.html. Et on trouvera un autre exemple d’entourloupe universitaire à propos de Heidegger dans le Dictionnaire du racisme (2013, pp. 823-824) dirigé par P.A. Taguieff. (NdT).

8 Pour Rorty, la «redescription» est un «processus à travers lequel nous inventons des descriptions nouvelles, attirantes de notre situation sociale actuelle et de nos options futures». Elle mobilise la «capacité de s’exprimer différemment plutôt que celle de présenter des arguments solides» et constitue le «principal instrument du changement social» (NdT).

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parti nazi, puis officier SS. Avant cette attaque, Heidegger n’avait jamais considéré que la tradition métaphysique occidentale était «nihiliste» ; c’est seulement après avoir rencontré de nouvelles difficultés avec les idéologues nazis entre 1933 à 1945, que Heidegger plaça cette caractérisation au centre de son projet. (En réalité, dans sa célèbre interview de 1966 au Spiegel publiée après sa mort, soit dix ans plus tard, Heidegger se livra, une fois de plus, à un éloge du nazisme qu’il présenta comme étant la première tentative de repenser la relation humaine avec la technologie.)

Jean-Pierre Faye montre également que le fameux terme de Dekonstruktion (déconstruction9) fut utilisé pour la première fois dans une revue nazie de psychiatrie publiée par le cousin de Hermann Göring, et que le mot de Logozentrismus10 a été inventé (à des fins de dénonciation) dans les années 1920 par le penseur protofasciste Ludwig Klages11. En bref, une grande partie du discours universitaire français et, plus récemment, américain, dans le domaine des «sciences humaines» a été dominée pendant des décennies par une terminologie puisée non pas chez Heidegger, mais dans les écrits de scribouillards nazis, recyclés par des heideggériens du Quartier Latin.

De manière chirurgicale, Jean-Pierre Faye se concentre sur l’argumentaire fallacieux de tous ceux qui, en particulier à gauche, considèrent Heidegger comme le «plus grand philosophe» du siècle d’Auschwitz tout en estimant que son appartenance au parti nazi n’était qu’un «détail».

Mais ce livre apporte de nombreux autres éléments de réflexion. (Une brève recension ne peut rendre justice aux multiples niveaux de cet ouvrage.) Selon Jean-Pierre Faye, l’évolution de la pensée de Heidegger de 1932-1933 à 1945 peut être comprise essentiellement comme une réponse aux attaques du parti nazi, de Krieck et d’autres. C’est dans ce contexte que Heidegger (apparemment avec succès) essaya de prendre ses distances vis-à-vis de ce que Krieck appelait le «nihilisme métaphysique» des Judenliteraten (c’est-à-dire des écrivains juifs), et qui selon lui s’exprimait dans les écrits de Heidegger avant 1933.

Jean-Pierre Faye montre que, après 1933, sous la pression des polémiques nazies, Heidegger commença à caractériser la tradition métaphysique occidentale antérieure comme «nihiliste» et élabora l’analyse qui le rendit célèbre après 1945 : la «chute» intervenue dans la conception occidentale de l’Etre après Parménide et surtout après Aristote, l’essence de cette chute résidant dans son développement moderne sous la forme de la métaphysique du «sujet» théorisée surtout par Descartes, et l’évolution de cette question jusqu’à son apothéose chez Nietzsche et le premier Heidegger dans L’Être et Temps. Entre 1933 et 1945, ce diagnostic fut appliqué par Heidegger aux démocraties occidentales décadentes vaincues par la supposée «grandeur interne» du mouvement national-socialiste ; après 1945, Heidegger transposa aisément ce cadre d’interprétation pour démontrer que le nihilisme avait culminé non pas dans les démocraties (qui étaient pour lui le comble de la «métaphysique occidentale») mais… dans le nazisme (qui en devint le comble après 1945).

9 Heidegger utilise en allemand Aufbau (qui peut être traduit par «décomposition, élimination, détérioration, diminution, réduction, exploitation, raréfaction, suppression, dégénérescence, disgrâce, filtrage»), Dekonstruktion (néologisme inspiré du français et fabriqué à partir de destruction/construction) et parfois Destruktion (destruction). Pour plus de détails :http://skildy.blog.lemonde.fr/2014/04/13/petit-contre-dictionnaire-heidegger-deconstruction/ (NdT).

10 Selon Derrida, «Le logocentrisme structure tout comme un langage – sauf ce qui, arbitraire et violent comme un cri informe, n’a rien à voir avec lui.» D’après son disciple Pierre Delain, «Le logocentrisme est une tradition fragile, née autour de la Méditerranée. Des brèches n’ont pas cessé de s’y ouvrir. Au XVIIIe siècle, l’idée d’une science générale du langage et de l’écriture, les progrès des techniques de déchiffrement, menaçaient de suspendre la voix. Cette trace qui émergeait, il fallait la réduire. D’où l’inquiétude de penseurs comme Jean-Jacques Rousseau, qui prolongent la métaphysique (Platon – Descartes). Nous commençons aujourd’hui à considérer l’époque du logocentrisme de l’extérieur car elle se disloque.» (cf. http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0509140439.html)

11 Ludwig Klages (1872-1956), philosophe et psychologue allemand, est à la fois un précurseur de l’écologie, un partisan du romantisme allemand, un critique du progrès et du rationalisme, et un antisémite qui rend la religion juive responsable du «judéo-patriarcat», et a influencé le féminisme völkisch et les «nationales-féministes» protonazies, rejetées par le Führer en 1937. Bref, un type qui illustre bien la confusion actuelle à l’extrême gauche et dans les milieux radicaux (NdT) !

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En 1945, dans sa «Lettre sur l’humanisme» en particulier, il assimile l’humanisme occidental dans son ensemble à cette métaphysique du sujet. Sur les ruines du Troisième Reich, son nouveau projet fut de renverser l’«humanisme occidental» et de le rendre responsable du… nazisme ! Ainsi son adaptation initiale aux thèses de Krieck et d’autres fidèles nazis qui produisirent les premiers cette analyse fut traduite dans une version «de gauche», à Paris, sans que cela leur pose vraiment de problèmes. Le processus, dans un contexte plus américain, va de Krieck aux séides postmodernes de la Modern Language Association12, en passant par Heidegger et Derrida. L’«oscillation» que Jean-Pierre Faye avait analysée pour la période 1890-1933 dans les Langages totalitaires s’est étendue aux déconstructionistes contemporains des «sciences humaines».

Jean-Pierre Faye décèle cette oscillation dans la période, en 1987-1988, durant laquelle Derrida, Lyotard, Lacoue-Labarthe et d’autres purent affirmer à la fois que :

– le fait que Heidegger ait été nazi constituait un «détail» ;

– l’idée que la «métaphysique du sujet» nihiliste était «responsable du nazisme représentait en vérité la véritable position anti-nazie ;

– tous ceux qui, en 1933-1945 (ou, par extension, aujourd’hui) ont combattu et combattent le fascisme, le racisme, l’antisémitisme à partir de certaines convictions humanistes, qu’ils soient «libéraux13» ou socialistes, étaient en fin de compte des «complices» de fascisme parce qu’ils se référaient à la «métaphysique du sujet».

D’où l’appel des heideggériens à une pensée «inhumaine».

C’est peut-être ici que le niveau «linguistique» auquel opère Jean-Pierre Faye montre à la fois sa force et ses faiblesses. En effet, au-delà de la philosophie et du langage, on peut trouver de nombreux cas où le «libéralisme», la social-démocratie et le stalinisme, pour prendre les trois grandes forces qui furent enrôlées dans l’antifascisme, ont été complices avec le fascisme. En Allemagne, avant 1933, les partis libéraux du centre s’effondrèrent lentement parce que leur base rejoignit Hitler ; les sociaux-démocrates allemands creusèrent leur propre tombe, après janvier 1933, lorsqu’ils tentèrent d’apparaître comme de loyaux opposants au nazisme (et ce jusqu’au Premier Mai 1933, date même du discours du recteur Heidegger et de l’interdiction de la SPD) ; quant au KPD stalinien, Jean-Pierre Faye a parfaitement analysé ses «oscillations».

Au cours de la dernière décennie, en France et en Allemagne, nous avons vu comment des partis de droite et de gauche modérés en sont venus, de façon très classique, à s’adapter aux revendications de la nouvelle extrême droite raciste. Ecrivant dans l’euphorie démocratique des années 1989-1990, période aujourd’hui complètement oubliée, Jean-Pierre Faye n’hésite pas à utiliser des termes tels que «démocratie» et «droits de l’homme» sans en questionner l’emploi, alors que ces termes ont également été souillés par François Mitterrand et Jacques Attali, sans parler de Bernard-Henri Lévy et d’Alain Finkielkraut. Jean-Pierre Faye a tout à fait raison d’analyser les sources profondes du projet heideggérien et la faillite morale que ce projet entraîne: Heidegger, au cours des trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, n’a jamais pu se résoudre à condamner Auschwitz, et son essai de 1952 met sur le même plan les camps de concentration et la mécanisation de l’agriculture comme des exemples comparables de «nihilisme» !

Jean-Pierre Faye a aussi raison de montrer comment Heidegger et les heideggériens, dans leur «redescription» de la pensée occidentale, ont déformé la pensée de tous les philosophes, d’Aristote à Spinoza et Nietzsche, ce dernier ayant dénoncé avec virulence l’antisémitisme allemand et qui se décrivait comme «le plus proche14» de Spinoza, alors que, pour Heidegger, Spinoza était un Fremdkörper – un corps étranger – dans la philosophie.

12 Association fondée en 1883 pour promouvoir l’étude des langues et des littératures et qui compte actuellement environ 24 000 membres dans le monde, principalement des enseignants mais aussi des étudiants, NdT.

13 «Libéraux», signifiant ainsi, partisans de la justice sociale, donc de gauche comme de centre gauche, voire républicains dans le sens français (NdT).

14 «(…) ce penseur, le plus isolé et le plus irrégulier de tous, est celui qui là-dessus se rapproche le plus de moi : il nie le libre arbitre, la finalité, l’ordre moral, l’altruisme, le mal, et si, évidemment, les différences sont grandes, elles tiennent plutôt à celles des époques, de la civilisation et de la science» (30 juillet 1881, Sils-Maria ; Lettres choisies, trad. Vialatte, Gallimard, p. 176). Sur le rapport entre Nietzsche et les antisémites de son époque, et la façon dont ces aphorismes ont pu être manipulés par

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Une critique approfondie de Heidegger, des heideggériens français, de Foucault et Derrida, et de leur progéniture théoriquement bâtarde postmoderne est indispensable, et Jean-Pierre Faye a apporté une contribution majeure à ce travail. La pensée occidentale essaie de se dégager des effets de leur «redescription» de la tradition depuis des années. Néanmoins, ce projet ne pourra être mené à son terme sans analyser de façon critique la manière dont beaucoup de «démocrates» et de défenseurs des «droits de l’homme», par leur hypocrisie et leur système de deux poids deux mesures, ont eux-mêmes contribué à entretenir le malaise sur le sens positif de ces concepts, comme en témoigne la remarquable émigration de certains mots, et de certaines idées de Ludwig Klages, Göring, et l’officier SS Ernst Krieck.

Loren Goldner, 24 juillet 1993 (traduit par Y.C.)

l’extrême droite on pourra lire ces deux articles : «Nietzsche, le philosémite européen» de Matthias Schubel (https://philosophique.revues.org/127) et «Nietzsche face au problème du fascisme et du racisme» (http://curiositas.free.fr/nietzsche/combats/racisme.htm) (NdT).

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