Le moment historique qui nous a produits
Révolution globale ou recomposition du capital ?
1789 1848 1871 1905 1917 1968 20??
- Dispersion et regroupement dans l’histoire de la classe ouvrière à l’ère capitaliste
Les années 1917-1921 constituèrent le premier assaut mondial de la classe ouvrière révolutionnaire contre le capitalisme, avec un épicentre en Allemagne et en Russie. Cet assaut fut écrasé, et la contre-offensive des années suivantes prit la forme, temporairement, du fascisme, et sur une plus longue durée, de l’État-providence social-démocrate, du stalinisme et des États en développement du tiers-monde, réussissant — presque — à effacer la mémoire de son véritable contenu et de son véritable caractère.
Les années 1968-1977 marquèrent le retour de la révolution, et la réappropriation au moins partielle, dans une situation d’hégémonie du capital bien plus développée, du projet communiste tombé en désuétude après la défaite précédente. La tâche d’Insurgent Notes est d’approfondir cette réappropriation et de participer au regroupement théorique et pratique pour le prochain — et, espérons-le, dernier — assaut mondial contre le capital.
Quand on regarde en arrière en se plaçant au point de vue de la dernière phase de la crise mondiale qui éclata en 2008 (elle-même n’étant que le dernier épisode du « long atterrissage forcé » qui débuta vers 1970, avec des accélérations et des ralentissements) et de la réponse de la classe ouvrière à cette crise qui prend forme aujourd’hui, avec des hauts et des bas, on ne peut qu’être frappé par la stupéfiante banalité de la plus grande partie de la vie sociale, politique et culturelle dans le monde depuis la fin des années 70. Nous ne voulons certainement pas dire qu’il ne s’est « rien passé » : il suffit de rappeler le démantèlement de l’État-providence social-démocrate, l’effondrement du bloc soviétique et la réunification de l’Allemagne, l’émergence de l’Asie de l’Est en tant que zone économique la plus dynamique du monde, ou l’émergence de l’islam radical. Mais pour ceux d’entre nous qui ont vécu les mouvements sociaux des années 60 et du début des années 70, les trois décennies et demi de long affaissement du système capitaliste mondial, avant l’effondrement d’octobre 2008, apparaissent comme l’une des plus longues et des plus étranges périodes historiques depuis l’émergence du mouvement communiste dans les années 1840. Ceux d’entre nous qui sommes trop jeunes pour avoir connu ces années de multiples mouvements de masse au cœur du capitalisme le plus avancé, doivent faire un effort d’imagination encore plus grand pour saisir l’irréalité d’une période qui fut successivement caractérisée par l’idéologie dominante comme étant celle du « consensus de Washington », du néo-libéralisme, de la globalisation, du « post-modernisme » ou de la « fin de l’histoire ». Il y eut certes un reflux relatif des luttes de même durée entre la Commune de Paris en 1871 et la Révolution russe de 1905, mais même alors le mouvement de la classe ouvrière organisée s’étendait constamment, surtout en Europe, à la fois dans des syndicats et dans des partis ouvriers de masse, sur une échelle suffisante pour produire, vers 1900, le désarroi idéologique du « révisionnisme ».
Mais c’était alors — la phase encore ascendante du capitalisme à l’échelle mondiale — et nous sommes maintenant.
Par contre, la période qui va du milieu des années 70 à aujourd’hui fut une période de défaites presque ininterrompues : dictatures brutales dans le Sud de l’Amérique latine (Chili, Argentine, Uruguay, Brésil) ; écrasement et cooptation de l’explosion des travailleurs polonais en 1980-81 ; maîtrise des courants radicaux du mouvement ouvrier sud-africain lors de la transition contrôlée de l’apartheid à l’austérité ; défaite des conseils ouvriers lors de la révolution iranienne ; défaite sur défaite pour les luttes traditionnelles dans les industries au cœur du capitalisme, depuis le dégraissage de l’industrie de l’acier en France en 1979 jusqu’à la grève des mineurs britanniques en 1984-85, en passant par la FIAT en Italie en 1980.
Aux États-Unis, les luttes syndicales traditionnelles subirent une longue suite de défaites : de PATCO (1981) à Greyhound (1983), Phelps-Dodge Copper (1984) et P-9 (1986), jusqu’à la grève de la papeterie de Jay, Maine en 1987-88. À la fin de cette phase, Wal-Mart avait remplacé General Motors comme premier employeur aux États-Unis.
Même quand les travailleurs allèrent au-delà des formes de lutte traditionnelles, ils échouèrent :
— les ouvriers brésiliens menèrent quelques grèves impressionnantes à la fin des années 70, mais ils furent canalisés dans l’enceinte électorale par Lula et le Parti des travailleurs, et largement dégraissés ; l’acier et l’automobile étaient les employeurs les plus importants à la fin des années 70 — dix ans plus tard, McDonald et la sécurité les avaient remplacés.
— La jeunesse algérienne soumise au chômage chronique se révolta en 1988, mais elle fut cooptée par le mouvement islamiste et écrasée par la guerre civile qui s’ensuivit.
— Les travailleurs du pétrole et d’autres secteurs établirent des conseils ouvriers pendant la révolution iranienne (1978-81) ; leur répression fut l’une des priorités de la république islamique qui prit en otage le mouvement contre le shah.
— La classe ouvrière de Corée du Sud explosa en 1987 et obtint des avantages jusqu’au début des années 90, après quoi elle fut vaincue par des tactiques de saucissonnage puis par le tsunami de la crise du FMI en 1997-98.
— Les masses d’Afrique du Sud imposèrent le démantèlement de l’apartheid, mais seulement pour être livrées au néo-libéralisme par l’ANC.
— En Argentine, le mouvement des piqueteros de 2001-2002 mit le gouvernement sur les genoux, mais n’alla pas au-delà, et fut dispersé et coopté par un recyclage du péronisme.
Il faut ajouter à ce tableau une interminable succession de guerres, depuis le Liban (1975-1990) jusqu’aux quelques quarante guerres en cours au début des années 90, culminant (à ce jour) avec une guerre qui concernait presque tout le continent africain dans les années 1994-1998 (4 millions de morts), la débâcle américaine en Irak et de nouvelles débâcles potentielles en Afghanistan et peut-être au Pakistan. Avec la prolifération des nationalismes meurtriers en ex-Yougoslavie et à la périphérie de l’ex-Union soviétique, l’internationalisme prolétarien qui imposa la fin de la première guerre mondiale semble bien loin de nous.
- La force de travail salariée mondiale comme seul universel pratique
Aujourd’hui, alors que nous pouvons espérer sortir enfin de cette sombre période de recul, nous nous souvenons de la remarque de Rosa Luxemburg, peu avant son assassinat en 1919 : « La révolution dit : j’étais, je suis, je serai ! » Nous affirmons la réalité actuelle du communisme, « le mouvement réel qui se développe devant nos yeux », comme le dit Marx dans le Manifeste. Comme les « chevaliers de l’histoire » de Hegel, nous ne situons pas notre identité dans une quelconque immédiateté, mais dans le nouvel universel émergeant qui devra être la pointe de la prochaine offensive mondiale.
Que signifie cet « universel » ? En première approximation, il désigne le programme global qui peut unifier, en tant que « classe-pour-soi » — une classe prête à prendre le monde en charge et à le réorganiser d’une manière complètement nouvelle — les forces du travail salarié qui sont aujourd’hui dispersées dans le prolétariat classique « en col bleu » (quelque peu réduit, mais toujours central), un sous-prolétariat dispersé et précarisé, et les éléments des strates techniques, scientifiques, intellectuelles et culturelles susceptibles de s’allier à ces forces. Ces forces représentent, sous une forme « inversée », ce que Marx appelait le « travailleur total » [Gesamtarbeiter]. Dispersé comme il l’est dans le monde entier, en particulier par les quatre dernières décennies de dégradation sociale basée sur la dette, ce « travailleur total » peut sembler une chimère, mais c’est pourtant lui qui — sous les apparences fragmentées (ces mêmes fragments que théorisent et glorifient les politiques identitaires) de l’accumulation du capital — produit chaque jour les « valeurs d’usage » au niveau mondial. Étant donnée la subordination actuelle de ces forces à une tendance de plus en plus délirante à une accumulation de capital qui va tout droit vers la barbarie et la destruction de la planète, la réunification programmatique que nous défendons peut sembler « utopique » — mais en réalité c’est l’idée que ce système social dépassé pourrait se survivre sous une forme même vaguement humaine qui est la véritable utopie de notre temps.
C’est à l’unification programmatique et pratique de ces forces que nous, à Insurgent Notes, nous engageons.
III. Dispersion et regroupement de la classe ouvrière comme spirale historique ascendante
Les formulations un peu denses qui précèdent pouvant rester opaques à certains, décortiquons un peu.
La dernière offensive prolétarienne concertée, dans les années 1968-1977, pourrait être caractérisée, à l’échelle mondiale, comme une révolte contre le travail à la chaîne en usine. Même si, comme on l’a indiqué, ce mouvement échoua à formuler et mettre en œuvre un « projet social alternatif », les objectifs semblaient relativement clairs à certains. Retrouvant le fil des conseils ouvriers et d’autres formes d’assemblées de masse des grandes révolutions antérieures (Russie 1917, Allemagne 1918, Espagne 1936, Hongrie 1956) ou de certains autres mouvements moins globaux de grève massive (comme le Portugal en 1974-75, ou le mouvement de grèves sauvages initiées par des ouvriers noirs en Europe et aux États-Unis des années 50 à 1973), le mouvement se donnait consciemment comme objectifs de prendre en charge les usines existantes et de les placer sous le « contrôle des travailleurs ». Étant donné le caractère déjà faussé de la « croissance » capitaliste après 1945 — il suffit de penser à l’impact social globalement négatif du développement de l’automobile — cette perspective était déjà erronée, mais elle avait au moins le double mérite de sembler tangible pour de nombreux travailleurs et de fournir un point de fuite aux luttes les plus avancées de cette époque : le mouvement général de grèves sauvages en Europe et en Amérique du Nord.
« Tout le pouvoir aux conseils internationaux d’ouvriers » était le meilleur « universel » de cette période, et il y eut quelques brefs moments où sa réalisation ne sembla pas si éloignée.
La contre-offensive capitaliste comporta une attaque directe contre la dimension « visible » du mouvement pour une « auto-organisation généralisée » : morcellement des grandes usines en unités artisanales sur des sites ruraux isolés, désurbanisation croissante des travailleurs avec l’extension à l’infini des banlieues, précarisation du travail, sous-traitance en direction du tiers-monde et intensification de la production par les nouvelles technologies. Il en résulta une profonde et complète « désocialisation » des travailleurs qui avaient participé aux rébellions des années 1968-1977. Ce fut une illustration parfaite de la manière dont la technologie — dans ce cas, avant tout, les nouvelles technologies de la communication et l’amélioration des transports — est inséparable de ses usages capitalistes ; depuis la généralisation de la production de masse des automobiles, aucune innovation n’avait eu un tel impact pour isoler et disperser la classe universelle que le prolétariat EST. Que ces technologies de la communication et des transports puissent contribuer demain à l’unification pratique que nous défendons, c’est une autre question, et cela reste à voir.
Notre optimisme prudent ne peut qu’être renforcé par les perspectives à long terme. Aussi étranges qu’aient été les précédentes décennies, les cycles de défaite et de renaissance du mouvement qui vise à abolir la société capitaliste bourgeoise ne sont pas nouveaux. Le mouvement ouvrier a déjà dû plusieurs fois se rassembler et apprendre de ses défaites, et répondre à de nouvelles formes de contrôle capitaliste. Depuis les Enragés et la conspiration des Égaux de Babeuf lors de la révolution française jusqu’à 1848, le mouvement naissant dut rejeter le putschisme des conspirateurs (Blanqui) et divers modèles utopiques (Owen, Fourier) pour émerger lors de la première manifestation concrète du communisme en armes dans les journées de juin 1848 à Paris et leurs extensions dans d’autres parties de l’Europe. De cette flambée des années 1840 sortit la conscience de soi du mouvement arrivé à sa maturité dans les travaux et l’activité pratique de Marx et Engels. La longue période d’expansion qui suivit la défaite de 1848 provoqua une reprise des luttes dans les années 1860, depuis l’émancipation des esclaves aux États-Unis jusqu’à la vague de grèves en Europe qui donna naissance à la foisonnante Première internationale et culmina dans la Commune de Paris.
L’écrasement de la Commune et la dispersion de la Première internationale furent le signal du transfert vers l’Allemagne de la pointe du développement capitaliste et du mouvement ouvrier en pleine maturation, de l’illusion durable du réformisme social-démocrate (syndicats et activité parlementaire), ainsi que de l’expurgation de la théorie du mouvement réel élaborée par Marx pour en faire l’idéologie du développement industriel dans les pays sous-développés, d’abord en Allemagne, puis, plus tragiquement, en Russie. Ce fut le début de ce que l’on pourrait appeler le « siècle de la social-démocratie » et du rejeton bâtard de la social-démocratie : le stalinisme — l’illusion fatale du socialisme d’État. Marx et Engels avaient dénoncé à la première occasion l’expression « social-démocratie » comme un méli-mélo éclectique n’ayant aucun rapport avec le communisme tel qu’ils le comprenaient (voir la Critique du programme de Gotha et la correspondance), mais les éminences grises de ce qui devint la deuxième internationale (1889-1914) enterrèrent sans bruit la critique des fondateurs sous les avancées parlementaires et syndicales apparemment constantes en Europe occidentale. L’illusion selon laquelle le socialisme/communisme signifiait le contrôle étatique de la propriété nationalisée (comprise, qui plus est, dans le cadre d’États-nations individuels et autarciques) masquait en réalité la transition mondiale d’une domination formelle/extensive à une domination réelle/intensive du capital (1870-1940), une transition parfaitement esquissée dans un autre texte inédit (jusqu’en 1932) de Marx : le sixième chapitre du livre I du Capital.
Le « mouvement réel qui abolit les conditions existantes » déchira le monde routinier et auto-satisfait de la social-démocratie avec les grèves de masse de 1905-1906 en Pologne et en Russie. Comme lors de la Commune de Paris avec ses efforts tâtonnants pour abolir en pratique l’État (avec, par exemple, la révocabilité immédiate de toute délégation de pouvoir), l’explosion de 1905 mit à l’ordre du jour, contre le gradualisme parlementaire, le syndicalisme et la planification étatique de la deuxième internationale, les soviets et les conseils ouvriers comme formes incomparablement plus avancées de pouvoir de la classe ouvrière. Les soviets et les conseils ouvriers furent au centre de la vague mondiale d’insurrections des années 1917-1921 — une vague qui déferla dans 30 pays différents depuis son épicentre en Allemagne et en Russie avant d’être vaincue. De cette lame de fond révolutionnaire de 1905 à 1921 est sortie la génération suivante de théoriciens révolutionnaires — comprenant Luxemburg, Bordiga, Gorter et Pannekoek[1], expressions conscientes des découvertes pratiques de la classe ouvrière en mouvement.
La vague révolutionnaire des années 1917-1921, cependant, ne fut pas assez profonde pour mettre fin au « siècle de la social-démocratie » et à la planification productiviste dirigée du haut vers le bas ; au contraire, elle rendit celle-ci plus acceptable en vue d’une stabilisation du capital. Le capitalisme retrouva son équilibre, sur de nouveaux tas de cadavres ouvriers, grâce à de nouvelles formes d’étatisme inconnues ou à peine esquissées auparavant, à une décennie de dépression et à une deuxième guerre mondiale qui réalisa pour la première fois (en opposition au réformisme de la période d’avant 1914) une « recomposition » ; cette recomposition dissimula le fait qu’en 1914 les forces productives globales nécessaires pour abolir la production de marchandises existaient déjà à l’échelle mondiale. Une partie de cette recomposition impliquait une accumulation intensifiée dans les pays semi-coloniaux ou nouvellement indépendants, alors que l’empire britannique hégémonique et l’empire français laissaient place à l’hégémonie américaine.
- Recomposition et révolte à l’ère de la décadence du capitalisme
La longue période d’expansion après la seconde guerre mondiale, sous les auspices de différentes formes d’étatisme au vernis soi-disant progressiste, sembla avoir largement exorcisé le « spectre du communisme », d’autant plus que le mot et ses pièges avaient été adoptés par des États totalitaires qui régnaient sur un tiers de la population mondiale. Les ouvriers d’usine, cependant, voyaient les choses différemment, et dans les deux principaux blocs, ils se regroupèrent et découvrirent de nouvelles formes de lutte, en particulier la grève sauvage dont l’importance ne cessa d’augmenter depuis le milieu des années 1950, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Espagne et en Italie. En 1956, les travailleurs polonais ébranlèrent l’État stalinien, et en Hongrie, quelques mois plus tard, sans le moindre parti léniniste d’avant-garde en vue, les prolétaires mirent en place en quelques jours un système national de conseils ouvriers et firent tomber le régime. En France, en 1968, les travailleurs organisèrent la plus longue grève générale sauvage de l’histoire. Dans les années 70, ce mouvement de grèves sauvages constantes avait de fait repris aux capitalistes le contrôle des usines, mais il n’alla pas jusqu’à l’élaboration pratique d’un projet social au-delà du capitalisme et succomba à la contre-offensive capitaliste qui s’amplifia à partir du milieu des années 70. Cette contre-offensive s’intensifia avec les triomphes successifs de Thatcher au Royaume-Uni, de Reagan aux États-Unis, de Mitterrand en France et de Teng en Chine, auxquels s’ajouta, en 1985, celui de Gorbatchev en Russie. Jamais depuis les années d’avant 1914 l’idéologie n’avait parlé aussi globalement d’une seule voix, orchestrant : 1. la plus grande disparité de richesse depuis les années 20 ; 2. le détricotage de la plus grande partie des filets de sécurité sociale créés pendant la période étatiste précédente ; 3. une dispersion « mondialisée » de la production, à l’aide des nouvelles technologies de la communication et des transports, qui fragmenta les concentrations antérieures de travailleurs, sans lesquelles l’ère des grèves sauvages n’aurait pas été possible.
Ainsi, toute l’histoire depuis 1914 a consisté en tentatives successives (et, à ce jour, réussies) pour conjurer la réalité de l’usure des relations sociales capitalistes et pour faire périodiquement rentrer de force les travailleurs et leurs luttes dans ces relations — par la destruction, la répression et l’idéologie, quel qu’en soit le coût social et humain.
Depuis la première guerre mondiale, par contraste avec la période 1815-1914, ces redressements du capitalisme ont impliqué des recompositions, de même qu’elles impliquent des destructions massives d’emplois et d’usines, à une échelle inconnue au siècle précédent de la domination capitaliste. Le cycle effondrement-déflation-dépression-reprise, comme dans les crises décennales analysées par Marx dans le Capital, ne suffisait plus. Une « recomposition », contrairement au réformisme pratiqué avant 1914, implique une « nouvelle distribution des cartes », une diminution de la facture globale des salaires sous couvert de participation : utilisation des syndicats et des partis socialistes pour discipliner la classe ouvrière, schémas de coopération entre les travailleurs et l’encadrement, ou, plus près de nous, organisations non gouvernementales, femmes PDG et capitalisme vert.
Ce qui caractérise la période d’après 1914 (diversement nommée « décadence », « époque du déclin de l’impérialisme », « domination réelle du capital »), par opposition à la précédente, c’est que le capital s’accroît alors que la reproduction sociale se contracte. Les périodes de reprise, comme celle du boom de l’après-guerre (1945-1970), impliquèrent une telle recomposition, rendue possible par les destructions massives qui avaient précédé (deux guerres mondiales, une décennie de dépression, le fascisme et le stalinisme), la réorganisation du système mondial (fin des empires britannique et français, transformation de l’économie mondiale — à part le bloc soviétique et la Chine — en un « bloc du dollar » avec le plan Marshall, le FMI et la Banque mondiale) et l’imposition d’un nouvel « étalon de valeur » basé sur les nouvelles technologies des années 20 et 30 (avant tout des biens de consommation comme la voiture et les appareils électro-ménagers) qui avaient été étranglées par des marchés nationaux désormais dépassés. Cette recomposition s’essouffla avec les légères récessions de 1966 (Japon, Allemagne, États-Unis), la crise du dollar en 1968 et l’éclatement final du système de Bretton Woods (1971-73). Ce n’est pas un hasard si cette dernière période de décomposition coïncida avec les luttes de classe les plus aiguës pendant les décennies précédentes et suivantes.
- Le capital cherche un nouvel équilibre par la destruction : un long atterrissage forcé (de 1970 à aujourd’hui)
Depuis lors, le capital est à la recherche d’une nouvelle recomposition efficace basée sur un nouvel « étalon de valeur »[2], quelles qu’en soient les conséquences pour la reproduction sociale à l’échelle mondiale. Ces conséquences ont déjà été suffisamment destructrices, et elles sont loin d’avoir produit tous leurs effets.
Durant ces quatre décennies, comme on l’a déjà dit, le capital s’accroît tandis que la reproduction sociale à l’échelle mondiale se contracte.
Regardons la chronologie de plus près.
1970-1973 représente le début du « long atterrissage forcé » annoncé par la faillite de la compagnie de chemin de fer Penn Central, une récession aux États-Unis, la découverte tardive de son keynésianisme par Nixon, et sa dissolution unilatérale du système de taux de changes fixes de Bretton Woods en août 1971. Toutefois, surtout par le cumul pyramidal de la dette, le capital a conservé dans l’ensemble les apparences de la « normalité » en Amérique du Nord, en Europe occidentale et en Asie de l’Est : des récessions « normales » se sont produites en 73-75, 80-82, 90-91, 2001-2, et celle qui a commencé en 2007. Mais du point de vue de la reproduction sociale à l’échelle mondiale, l’histoire du capitalisme après les années 60 n’est pas loin de représenter une troisième guerre mondiale par substitution, dans une énième tentative pour reproduire la recomposition réalisée dans les années 1914-1945. Nous nous bornons à souligner les points les plus flagrants : une chute de 20 à 30 % du niveau de vie réel aux États-Unis, le remplacement de la famille à un salaire par la famille à deux ou trois salaires, la désindustrialisation de régions entières ; en Europe occidentale, un taux de chômage de 8 à 10 % en moyenne pendant la plus grande partie de la période et un démantèlement général (et encore inachevé) de l’État-providence ; en Europe de l’Est et en Russie, une régression massive pour les travailleurs, coexistant avec des enclaves pour yuppies construites (en Russie) avec l’argent de la rente foncière associée à l’exploitation de ressources naturelles et non avec les capitaux accumulés par une activité productive réelle, ou (en Europe de l’Est) en profitant de flux spéculatifs de capital occidental dans l’immobilier. Si nous ajoutons à ce tableau l’Amérique latine, l’Afrique, le Moyen-Orient non pétrolier, les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, l’Inde et les pays d’Asie autres que les « tigres », nous parlons de milliards de vies rabougries et de millions de morts dues aux maladies et à des conditions de vie de type « bidonville ». Durant ces décennies, Mexico est passé du statut de « prochaine Corée » (Wall Street Journal, vers 1990) à celui de prochain Afghanistan potentiel (Financial Times, mars 2010).
Seule l’Asie de l’Est, à laquelle s’ajoute désormais la Chine côtière, constitue une exception partielle ; mais même dans cette région, la Corée, la Thaïlande et l’Indonésie subirent une terrible récession en 1997-98, et la croissance de la Chine depuis 1978 a laissé sur le carreau environ 850 millions de paysans et une armée fluctuante de 100 millions de chômeurs.
De même, la « renaissance de l’Inde » tant vantée dissimule une pauvreté rurale à grande échelle, une épidémie de suicide parmi les tisserands ruinés, l’agitation ouvrière des banlieues industrielles de Delhi et la résurgence du mouvement de guérilla maoïste Naxalite qui avait été déclaré totalement éradiqué après la répression massive des années 70.
La croissance asiatique, phénomène de toute façon minoritaire chez les deux « géants émergents » que sont la Chine et l’Inde, est plus que compensée par une récession massive à l’échelle du monde.
Mais on ne peut concevoir un nouvel assaut global contre le capitalisme, comparable à ceux des années 1917-1921 et 1968-1977 et allant plus loin qu’eux, sans une analyse concrète de la transformation des conditions du prolétariat salarié au cours des 35 dernières années — conditions qui diffèrent autant de celles des ouvriers à la chaîne de Détroit, British Leyland ou Renault-Billancourt en 1968, que celles-ci différaient de la condition des travailleurs allemands, russes ou italiens juste après la première guerre mondiale.
- L’assaut du capital contre la concentration prolétarienne
Dans les admirables pages consacrées au machinisme et à l’industrie moderne dans le volume 1 du Capital, Marx souligne que l’histoire de la technologie peut être décrite comme une lutte incessante entre le capital et le travail à propos de la durée et des conditions de la journée de travail, et l’on doit aussi analyser tout ce que le capital a fait depuis la fin des années 70 comme une contre-offensive contre les insurrections ouvrières des années 60 et 70. Notre problème consiste à identifier un nouvel universel pour l’unification des conditions du travail salarié à l’échelle mondiale, analogue à la découverte empirique des soviets et des conseils ouvriers avant et après la première guerre mondiale, et à leur renaissance transitoire dans la décennie qui a suivi 1968. Notre problème consiste à identifier « de manière immanente », dans la production et la reproduction contemporaines à l’échelle mondiale, la forme « inversée » qui pointe vers ce que Marx décrivait dans les Grundrisse :
« l’effort incessant du capital pour atteindre la forme générale de la richesse pousse le travail au-delà des limites de son indigence naturelle et crée ainsi les conditions matérielles pour le développement d’une riche individualité, aussi multiple dans sa production que dans sa consommation, et dont le travail n’apparaît par conséquent plus comme un travail, mais comme le développement complet de l’activité elle-même… »[3]
Profondément effrayé par l’émergence insaisissable de cette quête d’un « développement complet de l’activité elle-même » dans les années 1968-1977, le capital répondit à l’effondrement des anciennes conditions de l’accumulation par la seconde grande recomposition de la classe ouvrière mondiale (après celle de 1914-1945), obtenue par la destruction et la dispersion sur une large échelle de la grande usine avec ses importantes concentrations de travailleurs dans des zones urbaines denses aux États-Unis et en Europe. Il utilisa les nouvelles technologies et une révolution dans les communications et les transports pour intensifier la production. Le capital luttait, comme il l’a toujours fait, pour augmenter la productivité tout en éliminant autant que possible le travail vivant de la production, mais étant donné le haut niveau de productivité déjà atteint dans les années 60 il s’agissait d’une lutte permanente et mystifiée contre le fait que, à l’échelle du monde, le travail vivant nécessaire pour reproduire matériellement le système est déjà devenu « superflu » en tant que fraction de la population totale, bien qu’il soit encore indispensable pour poursuivre l’expansion capitaliste de la valeur dans le cadre des relations sociales dominantes. Il suffit de considérer les 7 millions de prisonniers dans le système carcéral américain (en attente de jugement, en prison ou libérés sur parole — soit 2 % d’une population de 300 millions) pour se rendre compte du phénomène de stockage de la population en surplus pour le capital, pour ne pas parler des deux milliards d’individus semblablement marginalisés dans différentes parties du tiers-monde.
La technologie n’est pas le capital, nous le comprenons encore mieux aujourd’hui après le tapage autour de la « nouvelle économie » high-tech des années 80 et 90, mais c’est la technologie existante qui incarne matériellement les relations sociales capitalistes.
VII. La lutte du capital contre le spectre de sa propre abolition depuis la naissance du mouvement communiste en 1848
L’émergence du communisme en tant que mouvement réel dans la classe ouvrière européenne en 1848 contraignit l’idéologie capitaliste à représenter de manière de plus en plus mystifiée, par opposition avec toutes les formations de classes précédentes, ce que la société pourrait faire, à savoir abolir le travail salarié, la production de marchandises, le capital et, avec eux, les classes sociales, à commencer par le prolétariat salarié. Elle abandonna dans ce but l’économie politique classique — qui avait adopté la rationalité des Lumières et revendiquait les droits du tiers état — car elle se trouvait désormais confrontée au « quatrième état » prolétarien. Elle abandonna le réalisme social prométhéen de ses artistes, de Shakespeare à Balzac en passant par Goya, et, voyant ses propres armes dans le combat pour l’émancipation retournées contre elle-même, elle recula avec horreur devant la transformation de sa philosophie la plus aboutie, celle de G. W. F. Hegel, en ferment radical de celle des années 1840, qui conduisit à Karl Marx. Alors que le capital avait fermé brutalement les monastères et exproprié de grands domaines de l’Église, depuis l’Angleterre des Tudor jusqu’à la Révolution française et à différents pays (comme l’Espagne) dans les années 1840, ses idéologues répondirent au « spectre du communisme » par un flirt de plus en plus marqué avec le retour du religieux et un nouvel irrationalisme (certes bien moins prononcé que le retour du religieux et le nouvel irrationalisme des trois dernières décennies).
Cette mystification, l’inversion idéologique frénétique des possibilités humaines réelles maintenues de force dans des relations capitalistes, avait déjà atteint des proportions considérables pendant le boom des années 1945-1970 — la meilleure incarnation en étant peut-être l’esthétique, la théorie et la pratique du « haut modernisme ». À l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, ce furent les années du « planificateur éclairé », avec le New-York de Robert Moses, les « cités scientifiques » [Naukograd] de l’ex-Union soviétique, les constructions pharaoniques de gigantesques usines sidérurgiques surdimensionnées et d’autoroutes à destination de nulle part dans les pays en développement dirigés par Nasser et Nehru, ou le sinistre silence du rêve technocratique de la Brasilia d’Oskar Niemeyer (aussi sinistre que le siège du Parti communiste français dans la banlieue parisienne). Le capital avait frôlé l’abîme de près juste après la première guerre mondiale et jusqu’en 1945 de longues décennies de crise furent nécessaires pour remettre en route l’accumulation globale avec la pseudo-rationalité de la planification sociale par les experts : les bureaucrates gris et anonymes du parti travailliste britannique et de son État providence, les technocrates arrogants des « trente glorieuses » en France, les bureaucrates staliniens des plans quinquennaux successifs en Union soviétique et la promesse d’un « socialisme du goulash », les « intellectuels du Pentagone » et les Robert McNamaras de l’extension militaire américaine dans le monde. Ce fut une ère de pseudo-rationalité triomphaliste dans l’idéologie — de la philosophie en état de mort cérébrale du positivisme logique à l’offensive des mathématiques dans l’économie néo-classique, en passant par la maigre austérité formaliste de la littérature, de l’art, de l’architecture et de la musique modernistes, soigneusement expurgés de la dimension sociale radicale qui animait ou semblait animer certains courants du modernisme dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale. Dans cette atmosphère de célébration, bien peu étaient conscients du fait que depuis 1848 la seule rationalité réelle est celle de la praxis globale de la classe ouvrière révolutionnaire consciente d’elle-même ; mais alors que la classe ouvrière commençait à se rassembler dans le mouvement de grèves sauvages qui débuta dans les années 50, l’idéologie dominante continua à vanter le futur brillant du modernisme technocratique productiviste — une illustration éclatante du potentiel caché de « la plage » cachée « sous les pavés », pour reprendre les termes d’un poète lyrique des murs de Paris en 1968.
Que dire alors de la tâche à laquelle fut confronté le capital quand il dut dissimuler la réalité de son épuisement après avoir réussi à contenir la révolte ouvrière des années 1968-1977 ? Chaque phase de l’idéologie capitaliste depuis 1848, mais surtout depuis 1917, a été contrainte de se parer de fragments empruntés au soulèvement révolutionnaire vaincu. On se souvient de Louis Napoléon soutenant l’organisation des travailleurs et même la délégation française aux premiers congrès de l’Association Internationale des Travailleurs. Entre les deux guerres, le fascisme fut expert dans l’adoption des signes extérieurs et des méthodes de propagande de masse du mouvement ouvrier qu’il avait écrasé. On pourrait donc définir les trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale — que ce soit dans leur variante État-providence, stalinisme ou développement du tiers monde — comme la « réalisation » du programme social-démocrate de Gotha dénoncé par Marx en 1875.
La contre-offensive capitaliste qui a commencé à la fin des années 70 mérite un examen plus détaillé, car elle est la plus proche de nous. Tous ces phénomènes sociaux et culturels — la dislocation des villes par les banlieues et périphéries ; la prolifération des centres commerciaux et des espaces urbains tentaculaires ; la « reconquête » des centres-villes qui avaient été abandonnés par les classes moyennes durant le boom de l’après-guerre, avec un phénomène mondial de gentrification et l’expulsion des pauvres vers des périphéries dégradées, encouragée par une privatisation assumée de l’éducation ; une privatisation et une atomisation encore plus grandes des individus par les nouvelles technologies et le vaste océan de trivialités qu’ils « communiquent » — doivent être analysés du point de vue de la potentielle communauté humaine matérielle dont ils sont l’inversion. Et il ne faut jamais oublier que ces phénomènes « post-modernes » vantés sous le nom de « croissance » en Amérique du Nord, en Europe et en Asie de l’Est coexistent à l’échelle mondiale avec une « planète de bidonvilles », selon l’expression de Mike Davis.
Les trois dernières décennies se caractérisent par la façon dont le capital s’est approprié une grande partie de l’écume idéologique des mouvement vaincus et cooptés des années 60[4]. Ce ne fut pas la première fois que la rébellion des classes moyennes aliénées aida à mettre au point la phase d’accumulation suivante. Dans les années 30, ces mêmes classes moyennes peuplèrent les bureaucraties de l’État providence naissant. Après la fin des années 70, l’ordinateur personnel pour les classes aisées du secteur capitaliste « avancé » fut le symbole de cette nouvelle phase de l’accumulation, comme l’automobile l’avait été pour la phase précédente. Mais l’ordinateur, comme l’automobile avant lui, était bien plus qu’une technologie, car il était intimement lié à toute une idéologie de la liberté. Cette idéologie se présentait comme une « révolution » contre le « gigantisme », la « bureaucratie » et la « hiérarchie », contre l’ « homme d’appareil » et le « costume de flanelle grise » auxquels la Nouvelle gauche des années 60 avait déclaré la guerre. Alors que le mouvement à ses débuts, que ce soit sous une forme politique ou sous la forme de la contre-culture de la bohème, avait opposé la consommation hédoniste au « puritanisme » alors dominant, désormais la classe capitaliste et ses larbins, guidés par une avant-garde yuppie à Wall Street et à la City de Londres, plongeaient eux-mêmes dans les drogues de synthèse, les restaurants gourmets et la mode SM. On ne parlait pas beaucoup de l’allongement constant de la semaine de travail, aussi bien pour ces « classes créatives » encensées par des sociologues aussi célébrés que vides (comme Richard Florida) que pour la famille ouvrière à deux ou trois salaires qui était la face cachée de la « nouvelle économie » et des « autoroutes de l’information ». Et pour les « classes créatives » comme pour beaucoup d’autres, le PC, le téléphone portable et le Blackberry firent disparaître l’antagonisme entre le travail et le loisir, non pas sous la forme de « l’activité multiple » de Marx, mais bien plutôt… du travail 24 h sur 24 et 7 jours sur 7.
L’intégration quasi-totalitaire de la rébellion vaincue toucha tous les aspects de la vie, depuis l’installation de restaurants new-yorkais élégants dans un ancien quartier d’entrepôts, avec des photographies de files d’indigents des années 30 en guise de décoration intérieure, jusqu’à l’élimination des librairies et des cafés indépendants par Barnes and Noble. On vit apparaître de gigantesques centres commerciaux avec peu ou pas de personnel, et encore moins du personnel qui connaîtrait les produits vendus, dans de véritables cavernes de la marchandise ; tout commerce ou administration qui pouvait le faire remplaça les réceptionnistes par d’interminables répondeurs aux options inadaptées, diminuant ainsi les coûts en extorquant du temps de travail non payé à ceux qu’ils « servaient » si ostensiblement ; toute la culture « contestataire » du passé, du blues et du jazz à des livres qui furent subversifs en leur temps, fut présentée sous cellophane chez Borders. Au nom du battage ultra-réifié en faveur de « l’information » (comme si des livres tels que la Phénoménologie de l’esprit de Hegel ou le Capital de Marx constituaient de « l’information » au même titre que le dernier manuel de management de Tom Peters), les bibliothèques pilonnèrent des millions de livres pour déménager dans des locaux plus petits et connectés. D’arrogants PDG de la Silicon Vallée et leurs publicistes, qui avaient toujours détesté les livres et la pensée sérieuse, firent l’éloge de l’économie « sans papier » du nouveau millénaire. Des millions d’emplois de « cadres moyens » (emplois dont l’importance sociale était certes médiocre) disparurent lors des restructurations high-tech, et ceux qui les occupaient disparurent dans les oubliettes des banlieues, recouverts par les chœurs de la nouvelle économie. Les universités transformèrent l’éducation « libérale » en une formation professionnelle étendue pour leurs « consommateurs », transmettant les restes déguenillés des vieilles humanités au mantra « tout est corrompu » de la lumpen intelligentsia déconstructionniste post-moderne, experte dans la projection de sa propre corruption (certes très réelle) sur les mouvements universels d’émancipation dans l’histoire — autrement dit, les révolutions — dans lesquels Insurgent Notes cherche son inspiration. Un tel délabrement idéologique détourna heureusement l’attention du délabrement accéléré des infrastructures américaines — la « vieille économie » des égouts, des métros, de la chaussée des rues et des routes, des ponts, des digues de la Nouvelle Orléans ou des immeubles d’habitation. Le plus étonnant peut-être dans ce relookage idéologique fut l’émergence du banquier d’affaires, du geek de l’informatique et du titulaire de MBA (Master of Business Administration), figures largement vilipendées et ridiculisées dans le climat des années 60, comme héros culturels « révolutionnaires ». Le « professeur distrait » d’antan, qui avait encore (parfois) une teinture du vieil humanisme désormais révolu, fut remplacé par le théoricien littéraire post-moderne, brillant, cynique, tanné, entretenant son réseau pour obtenir une chaire, toujours entre deux conférences.
Après les années 70, avec la réoccupation des centres-villes par des couples de yuppies à deux salaires et sans enfants, les maisons et les quartiers modestes construits pour les ouvriers à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle furent rénovés dans le mouvement général de « citation » de la culture du passé, dépouillés de la vie de quartier animée qui en avait fait des endroits supportables pour leurs précédents habitants. (À cela il faut ajouter le « fait » peu commenté que la famille ouvrière moyenne, qui dépensait 15 % de son revenu pour le logement en 1950, dépense aujourd’hui en moyenne 50 % — généralement un salaire complet — pour ce poste.) Cette nouvelle distribution impliqua aussi une offensive massive sur la mémoire, depuis le projet de transformer Auschwitz en un parc à thème jusqu’à la transformation en centre commercial du site où eurent lieu les grandes batailles de rue lors de la grève générale de 1934 à San Francisco. Dans les années 50, des dockers radicaux s’étaient mêlés à la bohème littéraire à North Beach, San Francisco, ou à la White Horse Tavern de New-York ; mais aujourd’hui les ports conteneurisés, qui n’emploient plus qu’un dixième de leur main d’œuvre antérieure, se sont déplacés bien loin, et on imagine difficilement dans ces anciens sites une rencontre du même type entre les yuppies et les travailleurs paumés du McDo du coin.
De même que le capitalisme, par le mécanisme d’accumulation primitive, a toujours vécu en partie du pillage et de la destruction des formations sociales précapitalistes, de même la culture bourgeoise dans sa période ascendante s’est nourrie de strates culturelles précapitalistes (on pense par exemple à sa relation mimétique à l’aristocratie européenne). Lorsque le capitalisme se replia sur lui-même, l’auto-cannibalisation de sa base de reproduction sociale depuis la fin des années 70 trouva un écho d’une concision sinistre dans l’auto-cannibalisation d’une culture qui avait été émancipatrice par le virus idéologique propagé par les nihilistes et déconstructionnistes post-modernes, les Foucault, Said et Derrida. Comme Marx l’a dit il y a longtemps, « les idées dominantes de chaque époque sont les idées de la classe dominante ».
VIII. Le regroupement de classe et ses ennemis : Porto Alegre, les ONG et le Forum social mondial contre la classe ouvrière globalisée
Cette offensive culturelle n’a pas manqué d’une contrepartie politique. À de nombreuses reprises, la gauche non marxiste a joué un rôle crucial pour le capitalisme en l’aidant à se restructurer pour une nouvelle phase d’accumulation. Il suffit de se rappeler l’influence qu’a eu Proudhon depuis 150 ans sur les coopératives de travailleurs dans un cadre capitaliste[5], ou bien, plus proche de nous, le rôle joué par la social-démocratie, le stalinisme et le travaillisme (et même le fascisme, qui fut initialement forgé par d’ex-hommes de gauche comme Mussolini) dans la mise sur pied de l’État providence keynésien après 1945.
Mais de même que, dans les années 50 et 60, de nombreux gauchistes transférèrent leurs espoirs (pendant une période d’apparent reflux de la classe ouvrière en occident) sur des mouvements de guérilla d’allure romantique en Amérique latine, en Afrique et en Asie, avant d’être amèrement déçus par leurs résultats et surtout pris de court par l’explosion de la classe ouvrière en Europe et aux États-Unis dans les années 60 et 70, de même l’accent mis dans les années 80 et 90 sur les mouvements sociaux, dans un contexte mondial radicalement transformé, fut le produit d’un semblable reflux. C’est la classe ouvrière mondiale, et seulement accessoirement les mouvements sociaux, qui détient la clé du seul avenir positif possible pour le vingt et unième siècle. L’émergence de nouvelles classes ouvrières ces dernières décennies dans plusieurs parties du tiers monde signifie naturellement que la prochaine explosion de la classe ouvrière ne ressemblera pas à la précédente, pas plus que la précédente ne ressembla à celle de l’entre-deux-guerres. Sans une telle explosion, les mouvements sociaux ne seront, comme ils l’ont été jusqu’à maintenant en Amérique latine, que des auxiliaires pour un nouveau stade du capitalisme, avec peut-être le Venezuela de Chavez ou le Brésil de Lula comme paradigme.
Si le capitalisme mondial réussit à reconstituer un cadre viable pour l’accumulation sur la base de la crise actuelle, beaucoup des nouveaux mouvements sociaux — les politiques identitaires construites autour de la race, de l’ethnicité, du genre, de la sexualité alternative, de l’énergie et de l’environnement, mais toujours hostiles à un contenu de classe — auront joué ce rôle. Les feux polémiques du Forum Social Mondial et d’autres événements du même genre sont principalement dirigés contre le néo-libéralisme et le néo-conservatisme, pas contre le capitalisme, et pas contre les keynésiens Stiglitz, Sachs, Soros, Krugman et al. qui font partie des principaux candidats à une restructuration du capitalisme aux dépens de la classe ouvrière et de ses alliés potentiels, comme leur prédécesseur J. M. Keynes aida à le faire dans les années 30 et 40. Les défenseurs exemplaires d’une « justice globale » au Forum Social Mondial incluent le stalinien Fidel Castro, le pétro-péroniste Hugo Chavez ou l’ancien admirateur des Khmers rouges Samir Amin.
Un défenseur de ces « forces progressistes » écrivit récemment, et de manière typique :
« … pour les forces progressistes, le défi consiste comme toujours à établir une différence entre les « réformes réformistes » et les réformes qui font progresser un agenda « non réformiste ». Ce dernier inclurait des politiques sociales généreuses mettant en avant la démarchandisation, ainsi qu’un contrôle des capitaux associé à des stratégies industrielles plus tournées vers le marché intérieur de façon à permettre un contrôle démocratique de la finance et à terme de la production elle-même. »[6]
Si un tel programme inclut le « contrôle des capitaux » et le « contrôle démocratique de la finance », on se demande comment une « démarchandisation » sérieuse pourrait se produire, étant donné que la production de marchandises est au cœur de l’existence du capital et de la finance.
Les nouveaux mouvements sociaux ne sont nulle part aussi importants et couronnés de succès qu’en Amérique latine, où un nouveau populisme a eu le vent en poupe ces dernières années. Lula fut certainement un pionnier dans ce domaine[7], depuis l’intérêt précoce du Parti des travailleurs pour les mouvements sociaux jusqu’à sa… décevante… (mais prévisible) prestation dès lors qu’il contrôla l’État. Les piqueteros argentins renversèrent un gouvernement en décembre 2001, mais après avoir échoué à le remplacer par autre chose (pace John Holloway[8]) ils se divisèrent en une aile droite et une aile gauche, l’aile droite administrant désormais les programmes d’aide sociale sur une base très politique au nom des gouvernements (péronistes) reconstitués. En Bolivie, de manière analogue, Evo Morales semble utiliser l’impulsion fournie par les mouvements sociaux qui mirent un terme à la privatisation des ressources naturelles en 2003 (laissant de côté pour le moment les implications de la propriété étatique) pour donner une nouvelle légitimité à l’État. Le développement le plus élaboré de cette tendance culmine, à ce jour, dans le « socialisme du 21e siècle »[9] du bolivarien Hugo Chavez : une armée de métier avec ses inévitables conseillers cubains et le recours à la rente pétrolière pour financer une nouvelle version du modèle militaire péruvien (1968-1975) qui fut l’une des plus fortes influences de Chavez. Une nouvelle forme de paternalisme d’État se reconstitue sur la base des mouvements sociaux, à la place du vieux paternalisme d’État autoritaire (du type Peron, Vargas) qui n’est plus viable.
Pourtant, à côté de ces bruits de fanfare, de nouvelles luttes ouvrières ont émergé en Amérique latine. En 2006, le soulèvement d’Oaxaca, déclenché par le syndicat des enseignants mais rapidement transformé en insurrection urbaine, porta pendant des mois sur le devant de la scène un élément radical « assembléiste » ; l’occupation du centre-ville de Mexico pendant plusieurs semaines eut lieu à peu près en même temps, après l’élection volée de cette année-là — une occupation de masse qui dépassa largement le parti bourgeois de gauche (le PRD) de Lopez Obrador, le perdant lésé. Il y a eu des grèves générales en Équateur et au Pérou. Il y a eu quelques grèves exemplaires au Venezuela qui firent entendre une note discordante dans le battage autour de Chavez (un battage de jour en jour plus fervent chez ses défenseurs étrangers que dans les masses vénézuéliennes). En Argentine, en 2001-2, les piqueteros (malgré leurs faiblesses déjà signalées) et les méthodes créatives de lutte au-delà de l’usine qu’ils avaient développées firent tomber l’État péroniste pendant un bref moment avant de démontrer leur incapacité à aller plus loin. Certains aspects de cette fermentation en Amérique latine ont même filtré aux États-Unis, comme lors des mobilisations d’immigrants latinos pour le premier mai en 2007 et en 2010.
Les théoriciens des mouvements sociaux répètent à satiété que le « travail organisé » ne peut plus être, comme il l’a été, le principe qui unifie une force de travail aujourd’hui bien plus atomisée, précarisée et dispersée.
Insurgent Notes ne s’intéresse pas le moins du monde au « travail organisé » mais à la classe ouvrière dans son ensemble. Il est important de ne jamais perdre de vue l’arrière-plan historique de ce nouvel accent mis sur les mouvements sociaux plutôt que sur la classe ouvrière. Au Brésil (1978-83), en Pologne (1980-81) et en Corée (1987-90), le même scénario s’est répété avec une sorte d’apogée de la « bonne vieille » industrialisation (l’ « ouvrier-masse » disent certains aujourd’hui) dans une explosion de grèves sauvages, des victoires importantes suivies par une contre-offensive capitaliste qui se résume à la mise en œuvre du schéma trop familier : sous-traitance, précarisation et désindustrialisation ad nauseam. En 1983, au Brésil, la CUT (la principale fédération syndicale, à laquelle appartenait le syndicat de la métallurgie de Lula) bénéficiait du prestige de ces grèves. En 2000, la CUT en était pratiquement réduite à faire de l’assistance sociale, encourageant les ouvriers de l’automobile licenciés à tenir des étals de fruits aux portes des usines dégraissées. De même, le mouvement des sans-terre (os sim-terra en portugais) a combiné quelques succès importants dans un contexte de répression violente avec le problème récurrent des paysans qui disparaissent dès qu’ils ont obtenu leur morceau de terre. En Corée du Sud, la vague de grèves de la fin des années 80 a laissé place à une prolifération d’ONG, aux « activistes pacifistes » et au bavardage sur la « société civile ».
Les nouveaux mouvements sociaux ont émergé au début des années 80 pour remplir le vide laissé par cette contre-offensive dévastatrice du capital contre la classe ouvrière mondiale. Pour ne prendre qu’un exemple paradigmatique, en Italie FIAT dépensa des milliards pendant ces années-là pour remplacer les grandes usines de Turin par de petites unités de production dans lesquelles un nombre bien moindre de travailleurs dispersés dans de petites villes produit autant ou plus de voitures qu’avant. La vague de grèves sauvages des années 70 fut brisée. Cela pourrait presque être le paradigme d’une époque. Le capital est prêt à détruire la société pour se perpétuer comme capital.
Ces dernières années, en plus de l’Amérique latine, on a vu une impressionnante lame de fond de grèves dans tout le tiers monde (grèves dans le textile au Bangladesh et en Égypte, grève chez TEKEL en Turquie, grèves générales au Vietnam, grèves dans la province de Gurgaon en Inde[10], rôle de la classe ouvrière indonésienne lors du renversement de Suharto en 1998, les 70 000 « incidents » par an en Chine, en particulier autour de la privatisation et du pillage des caisses de retraites[11]). La sous-traitance, la précarisation et le travail temporaire ont assurément brouillé les frontières du classique prolétariat en col bleu, relativement stable, de la période d’avant 1980. Quelle que soit leur condition, les ouvriers qui participent à ces mouvements en Chine, en Inde, au Brésil ou en Asie du Sud-Est, sans parler des ouvriers de l’ancien bloc de l’Est qui sont désormais disponibles pour l’accumulation du capital, font déjà partie de la prochaine offensive prolétarienne.
- Résumé et programme
Confronté à cette marée montante d’une opposition qui se cherche une cohérence, et craignant qu’une répression maladroite et une confrontation directe ne provoquent une escalade supplémentaire, le capital a redécouvert ces dernières années la stratégie et la tactique des industriels italiens face à l’occupation des usines dans les années 20 : se croiser les bras et attendre. En Argentine en 2002 comme à Oaxaca en 2006, ou encore — sur une plus petite échelle — lors de l’occupation de l’usine automobile Ssangyong durant 77 jours en Corée du Sud en 2009, le message de base adressé aux insurgés par les capitalistes et par l’État est : « vous vous êtes emparés de l’usine, de la ville, du pays ? Bien. Etes-vous prêts à les faire tourner vous-mêmes ? » (On se souvient d’une rencontre semblable en janvier 1919 entre le premier ministre britannique Lloyd George et les dirigeants du British Trade Union Council — ces derniers n’ayant d’ailleurs jamais eu l’intention de s’emparer de quoi que ce soit.) Quand le mouvement insurrectionnel échoue à répondre à ce défi, les esprits s’échauffent, la patience s’épuise, les gauchistes professionnels s’emparent des micros, les gens se lassent des réunions interminables, aussi démocratiques soient-elles (tout cette évolution est facilitée par le maximum de répression que l’État peut se permettre politiquement en attendant de riposter massivement) et le mouvement s’effondre. Dans ces exemples récents (à la différence de ce qui s’est passé en Italie en 1920), une effusion de sang n’a pas été nécessaire après la défaite (ce qui ne signifie pas que des assassinats ciblés n’aient pas eu lieu). Mais le problème est que, sans une strate militante « programmatiquement armée », qui ne risque pas de converger spontanément dans la période précédant la confrontation finale, sans une idée concrète d’un « autre projet social » (pour utiliser ce langage), le mouvement se dissout, souvent sans qu’il ait été nécessaire de tirer plus que quelques balles. (Nous ne voulons toutefois pas nier le rôle souvent important et créateur de la « spontanéité »[12] dans la phase ascendante du mouvement, quand il semble aller de victoire en victoire.)
L’absence d’une large alternative au gouvernement des élites — que ce soit la bourgeoisie ou les gauchistes professionnels prêts à épuiser tout le monde dans des réunions interminables pour finir par faire voter leur ordre du jour à deux heures du matin — a toujours été la base des sociétés de classes, qu’elle soit « réactionnaire » ou « progressiste ». La passivité, volontaire ou induite, est toujours la servante de la « bureaucratie ». Et de notre point de vue, le meilleur antidote à une telle défaite est la propagation la plus large possible des aspects programmatiques concrets d’un « projet social » différent, et la mise à l’épreuve pratique de cette connaissance sur la voie du pouvoir ouvrier. Notre but est d’aider la classe ouvrière à devenir la classe dirigeante dans le processus de dissolution de toutes les classes.
En résumé :
- depuis les grèves sauvages des années 60-70 (avec leur extension au Brésil, à la Pologne et à la Corée), le capital s’est engagé dans une stratégie quasi-consciente de destruction des grandes concentrations de prolétaires, en créant autant que possible une nouvelle population salariée atomisée, précarisée et dispersée pour laquelle la famille à un seul salaire, la sécurité de l’emploi, les aides sociales, un logement assuré, l’éducation et les « aspirations » (aussi bourgeoises soient-elles) pour la génération suivante, ne sont même plus un souvenir.
- Ceci est intimement lié à la financiarisation du capitalisme. Il ne s’agit plus d’une accumulation « normale » de capital mais d’un processus qui détruit les bases matérielles de la reproduction sociale, à la fois en termes de force de travail et en termes de moyens de production (y compris les infrastructures et la nature).
- Ce développement traduit le fait que la valeur (dans le sens de Marx) était déjà épuisée lors de la crise des années 60-70 et que le capital doit maintenant procéder à une régression massive à l’échelle mondiale pour reconstituer un taux de profit adéquat, non par des restructurations de crédits ou des fusions et acquisitions, mais dans la production et la reproduction réelles.
- La question programmatique n’est évidemment pas celle de la reconstruction des anciennes usines de production de masse. Le travail à la chaîne ne manque à personne, et le modèle de production et de consommation centré sur l’automobile a déjà ravagé suffisamment d’espace « social ». On a souvent souligné que malgré la créativité des mouvements de grèves sauvages des années 50 à 70 la plus grande partie de la gauche (moi y compris) a continué à conceptualiser l’ouvrier d’usine comme un travailleur, et non comme la force motrice dans un effort pour briser la logique du travail en usine et accéder à une « activité aussi multiple dans sa production que dans sa consommation », c’est-à-dire au communisme. Néanmoins, même si nous reconnaissons que la production de masse produisit quelque chose de plus proche de la conscience de classe et de l’action de classe que ce que nous avons vu depuis, nous pouvons aussi reconnaître que la rupture du vieux « contrat social » de la période qui suivit la seconde guerre mondiale détruisit en même temps le conservatisme associé au modèle « un boulot, un emprunt, etc. » qui entrava sans doute autant la solidarité qu’elle l’encouragea dans une seule usine et une seule industrie. Dans des pays comme la France et l’Italie, on vit ainsi une jeunesse ouvrière qui ne connaîtra jamais la stabilité de ses parents utiliser cette mobilité précaire pour construire des mouvements de « piquets volants » à l’échelle d’une ville entière et non centrés sur une usine ou une industrie.
- Dans une perspective « hégélienne / marxiste », c’est-à-dire dans une perspective réaliste, la réalité de la classe ouvrière mondiale (Gesamtarbeiter) consiste dans la capacité actuelle qu’a cette classe de construire une société au-delà de la production de valeur. C’est la réalité contre laquelle le capital lutte depuis les années 60-70, voire depuis le début du vingtième siècle. Tel est le véritable cadre des luttes actuelles. Un keynésianisme global prenant appui sur les nouveaux mouvements sociaux (à la Stiglitz-Sachs et al.) ne serait au contraire qu’une mise à jour de la réorganisation keynésienne du capitalisme à la sortie de la crise des années 1914-45.
- Notre tâche est d’articuler complètement les implications de cette puissance positive qui se situe au-delà de la désorientation actuelle. Nous devons aussi nous efforcer de montrer où ce potentiel affleure de manière microscopique dans les luttes d’aujourd’hui. Par exemple, les jeunes des banlieues de Paris utilisent régulièrement les transports en commun sans payer et affrontent physiquement les contrôleurs. Une campagne pour la gratuité des transports pourrait unir ces éléments en libérant le personnel des trains d’une part importante de leur travail de « flics ». On pourrait dire la même chose de bien des « collecteurs de taxes » auxquels on a affaire tous les jours, pour ne donner qu’un exemple des points sur lesquels les prolétaires s’opposent aux sous-prolétaires.
Ce qui suit, en matière de conclusion, est donc un programme pour les « cent premiers jours » d’une révolution prolétarienne victorieuse qui se produirait dans quelques pays clés et s’étendrait rapidement dans le monde entier. Il s’efforce d’illustrer le potentiel de démantèlement rapide de la production de « valeur » au sens de Marx. Il ne s’agit évidemment que d’un coup de sonde, ouvert à la discussion et à la critique :
- mise en œuvre d’un programme d’exportation de technologies pour égaliser vers le haut le tiers monde ;
- création d’un revenu minimum mondial ;
- démantèlement du complexe pétrole-automobile-acier pour privilégier les transports en commun et le train ;
- abolition du secteur surdimensionné de la défense, abolition de la police, de la bureaucratie d’État, de la bureaucratie d’entreprise, des prisons, de la finance, des assurances, de l’immobilier, des vigiles, des services de renseignement, des caissiers et autres collecteurs de taxes ;
- utilisation de l’énorme masse de force de travail ainsi libérée pour diminuer radicalement la longueur de la semaine de travail ;
- programmes intensifs de recherche sur les énergies alternatives : solaire, vent, etc. et à long terme, si possible, fusion nucléaire ;
- application aussi large que possible du principe « plus c’est moins » (exemples : le téléphone par satellite supplante la technologie des lignes terrestres dans le tiers monde, les CD bon marché remplacent les systèmes stéréo hors de prix, etc.) ;
- programme agricole concerté au niveau mondial pour utiliser les ressources alimentaires de l’Amérique du Nord et de l’Europe et développer l’agriculture du tiers monde ;
- intégration de la production industrielle et agricole, et rupture avec la concentration de population dans les mégapoles. Ceci implique l’abolition des banlieues et des périphéries et une transformation radicale des villes, avec des implications profondes en termes de consommation d’énergie ;
- automatisation de toutes les corvées qui peuvent l’être ;
- généralisation de l’accès aux ordinateurs et à l’éducation pour une planification régionale et globale par les producteurs associés ;
- gratuité des soins de santé et des soins dentaires ;
- intégration de l’éducation à la production et à la reproduction ;
- réorientation des services de recherche et développement des secteurs improductifs vers les secteurs productifs ;
- l’accroissement notable de la productivité du travail permettra de rendre gratuits aussi rapidement que possible le plus grand nombre de produits de base, libérant ainsi tous les travailleurs impliqués dans la collecte d’argent et la comptabilité ;
- réduction globale de la semaine de travail ;
- centralisation de tout ce qui doit être centralisé (par exemple, l’utilisation des ressources naturelles mondiales) et décentralisation de tout ce qui peut être décentralisé (par exemple, le contrôle du processus de travail à l’intérieur du cadre général) ;
- mesures pour la préservation de l’atmosphère, en particulier remplacement des énergies fossiles conformément aux points 3. et 6.
À ce stade, encore une fois, un tel programme ne peut être que suggestif et largement ouvert au débat — un débat qui ne serait pas centré sur les « formes d’organisation » mais sur le contenu d’un monde au-delà de la valeur, dans lequel « la multiplication des capacités humaines est sa propre fin »[13].
[1] Nous ne nous inscrivons pas dans la tradition bolchévique — dont les vestiges contemporains du trotskisme (mais certainement pas les staliniens ou les maoïstes) représentent la seule descendance sérieuse — mais nous ne rejetons pas pour autant Lénine et Trotski comme ont tendance à le faire beaucoup de communistes libertaires. La position internationaliste intransigeante de Lénine en 1914 et ses Thèses d’avril 1917, comme l’application presque unique de la théorie de la révolution permanente à la Russie par Trotski, furent certainement des moments révolutionnaires. Il serait trop long d’expliquer ici ce que nous rejetons dans le léninisme et le trotskisme, mais le fétichisme de l’organisation et de la « direction » (dans le cas de Trotski) constituent des points de départ évidents de notre critique. (mais non les staliniens ou les maoïstes) représentent la seule descendance sérieuse — mais nous ne rejetons pas pour autant Lénine et Trotski comme ont tendance à le faire beaucoup de communistes libertaires. La position internationaliste intransigeante de Lénine en 1914 et ses Thèses d’avril 1917, comme l’application presque unique de la théorie de la révolution permanente à la Russie par Trotski, furent certainement des moments révolutionnaires. Il serait trop long d’expliquer ici ce que nous rejetons dans le léninisme et le trotskisme, mais le fétichisme de l’organisation et de la « direction » (dans le cas de Trotski) constituent des points de départ évidents de notre critique.
[2] L’expression « étalon de valeur » désigne le « dénominateur commun » général ou l’« unité de valeur » d’une nouvelle phase de l’accumulation. Chaque nouvel « étalon de valeur » est basé sur une plus grande productivité du travail, obtenue au terme d’une crise et de soubresauts grâce à l’introduction d’une nouvelle technologie. Par exemple, le boom de l’après-guerre (1945-1975) fut basé sur les destructions humaines et matérielles des trente années précédentes, mais aussi sur une nouvelle production de masse (en particulier dans l’automobile) introduite pendant la période antérieure, ainsi que sur un marché mondial considérablement étendu du fait de la destruction des empires britannique et français et de la réduction des monnaies nationales européennes (française, allemande, etc.) à l’étalon général du dollar. Ce nouvel « étalon de valeur » est sans commune mesure avec celui qui l’avait précédé — celui qui avait permis le boom d’avant la première guerre mondiale après la longue instabilité des années 1873-1896.
[3] Karl Marx, Grundrisse.
[4] Tom Frank (Le Marché de droit divin : capitalisme sauvage et populisme de marché, traduction française chez Agone, Marseille, 2003), bien qu’abusé par sa nostalgie sous-jacente pour l’étatisme du New Deal, décrit bien comment les prétentions « révolutionnaires » de la « nouvelle économie » des années 80 et 90 recyclèrent une grande partie de la contre-culture hippie et de la « nouvelle gauche » des années 60.
[5] La coopérative espagnole Mondragon (qui fonctionna sans heurts pendant toute la période de la dictature de Franco) est une référence favorite de certains activistes des nouveaux mouvement sociaux pour un capitalisme égalitaire (nous sommes d’accord, il s’agit bien de capitalisme).
[6] Patrick Bond, communication présentée à la conférence « Un socialisme pour le 21e siècle », Jinju, Corée du Sud, mai 2007. Nous citons ces formulations confuses parce qu’elles sont exemplaires ; cela n’enlève rien à l’engagement actif et sérieux de Bond dans les luttes sociales en Afrique du Sud.
[7] Dans les années 80, pendant sa phase dynamique, le Parti des travailleurs (PT) affirmait que ses militants avaient été actifs dans divers mouvements sociaux avant de rejoindre le PT, à la différence des militants à l’ancienne du Parti communiste brésilien (PCB) moribond, qui commençaient par rejoindre le PCB avant de s’impliquer dans les syndicats, etc.
[8] Le livre de Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir (traduction française chez Syllepse/Lux, 2008), avec son refus enjoué et presque catégorique de réfléchir à un programme pour « la prochaine étape », fut testé en 2001-2002 en Argentine (où il était extrêmement populaire). Il a échoué.
[9] Cf. Internationalist Perspectives, 51-52 et 53.
[10] En 2008, un PDG italien fut battu à mort par des ouvriers dans une banlieue de Delhi dans un contexte de dégraissage de la force de travail.
[11] Même s’ils remontent à une trentaine d’années, il ne faut pas négliger les conseils ouvriers qui furent établis par les travailleurs du pétrole en 1980-81 au cours de la révolution iranienne — il furent réprimés et supprimés quand les islamistes renforcèrent leur mainmise sur la révolution.
[12] Contre toutes les interprétations spontanéistes, C.L.R. James note que la capacité des travailleurs hongrois à mettre en place en une nuit un système national de conseils ouvriers fut selon toute probabilité la conséquence de l’expérience qu’ils avaient faite pendant des années d’une discipline bureaucratique stalinienne et de probables discussions sur les lieux de travail des effets de et des remèdes à un tel régime.
[13] Marx, Les formations économiques précapitalistes.