Malgré sa longueur, nous publions la traduction de la critique d’un ouvrage paru aux Etats-Unis qui apparaît essentiellement une apologie de ce que furent toutes les variantes du courant tiers-mondiste dans les années 70. L’auteur de la critique voit dans ce livre une sorte de programme pour la reconstitution d’un nouveau courant ” gauchiste ” dans la période actuelle. Ce que précisément l’on peut voir ici même dans ce qui s’auto baptise ” altermondialiste ” et où l’on retrouve – modernisée – tous les ingrédients qui firent les beaux jours de la gauche et du gauchisme unis sous la houlette ” tiers-mondiste “
Revue du livre de Max Elbaum: ” Revolution in the air: sixties radicals turn to Lenin, Mao and Che “.(London/New York, Verso, 2002) (La révolution dans l’air: les radicaux des années 60 se tournent vers Lénine, Mao et la Che)
JE N’AI PAS VU LE MEME FILM
“Le sommeil de la raison dialectique engendrera des monstres”
Involontairement, Elbaum dans son livre “Revolution in the air” réussit à démontrer l’existence d’un progrès dans l’histoire humaine, qu’il verrait dans le déclin et la disparition de l’absurde “Tiers-Monde-marxiste-stalinien -maoïste” ,des groupes marxistes-léninistes et des idéologies qu’ils véhiculaient, et dans la naissance d’un mouvement présenté sous le titre “Nouveau Mouvement Communiste”. Un mouvement qui serait une des créations d’à peu près le “meilleur et plus éclatant” produit de l’Amérique des années 60 .
” Celui qui contrôle le passé, contrôle le futur ” écrivait Orwell. Si on lit à un certain niveau le livre d’Elbaum ( décrivant un univers mental qui à bien des égards est Orwell au delà d’Orwell), ce livre vise à travers une autocritique étendue, tout en se délestant de 99% de ce que véhiculait le “marxisme tiers-mondiste” dans ses beaux jours des années 70, à sauver pour le futur le 1% d’une tout autant confuse “politique progressiste”. Cela viserait,pour autant que le Parti Démocrate et les syndicats soient concernés, à préparer les “forces progressistes” à faire le ravalement d’un nouveau visage au système capitaliste lorsque la présente phase néo libérale aura jeté ses derniers feux.
J’ai vécu aussi les années 60, notamment à Berkeley. J’étais dans un milieu socialiste révolutionnaire anti-stalinien ( appelé alors “ Independent Socialist Clubs ”. Ce milieu , à la fin des années 70, avait engendré huit différents rejetons, et l’auteur du livre l’identifie par l’étiquette “marxisme eurocentrique”. Nous pensions que chaque Etat du monde depuis l’Union Soviétique à la Chine, Cuba, au Nord Vietnam, à la Corée du Nord , y compris l’Albanie était une société de classe qui devait être renversée par une révolution ouvrière.Nous disions la même chose des mouvements de libération nationale et des Etats qu’ils généraient comme l’Algérie et les (encore alors) colonies portugaises ( Angola, Mozambique, Guinée Bissau). Nous avions totalement raison et le marxisme tiers-mondiste d’Elbaum avait totalement tort.
C’est maintenant bien clair pour tous ceux qui ont des yeux pour voir. Nous basions notre réflexion à partir de réalités, qui, pour Elbaum et ses amis, n’existaient pas et n’existent pas plus aujourd’hui, à savoir si si la Révolution Russe était morte en 1921 (Kronstadt) ou en 1927 ( défaite de l’opposition de gauche). Pour le milieu d’Elbaum, ces mêmes choix sur la mort de la Révolution Russe étaient entre 1953 ( la mort de Staline) et 1956 ( le rapport Khroutchtchev au 20ème congrès du parti). “Eurocentriques” que nous étions, nous avions bien pris note de la politique désastreuse et perfide de Staline de 1927 en Chine ( dont Mao tse tung en son temps avait fait une critique de droite ), de la désastreuse politique de Staline de la ” Troisième période ” et de ses résultats en Allemagne ( par dessus tout) mais aussi dans tout le monde colonial ( par exemple lors des “Communes” au Vietnam et en Chine). Nous critiquions la même désastreuse politique qui avait conduit au pacte de défense mutuelle avec la France, la mise au pas de la grève de masse en France de mai – juin 1936 et avant tout l’écrasement des anarchistes et des trotskistes et, avec eux, de la Révolution Espagnole toute entière, à Barcelone en mai 1937 (tout cela conduisit aussi à l’abandon de toute agitation anti-coloniale par les partis communistes du Vietnam et d’Algérie au titre de l’anti-fascisme). Nous étions très ébranlés par les Procès de Moscou après lesquels 105 des 110 membres du Comité Central de Lénine de 1917 avaient été assassinés ainsi que par le pacte Hitler – Staline au nom duquel Staline remit à la Gestapo les factions dissidentes du Parti Communiste allemand réfugiés en URSS. Nous avions su aussi alors que Ho Chi Minh, qui fut pendant un temps un des héros d’Elbaum, avait organisé le massacre de milliers de trotskistes vietnamiens en 1945 qui préconisaient ( avec une réelle base ouvrière) la résistance armée contre le retour des troupes anglaises et françaises après la seconde guerre mondiale (Ho accueillit chaleureusement ce retour sous les auspices des accords de Yalta dans lesquels l’Oncle Joe avait consenti au maintien de la domination française en Indochine). Staline avait fait la même chose en Grèce où, de nouveau, les trotskistes furent massacrés (alors qu’ils poussaient à la révolution) et en Europe de l’Ouest où les mouvements français et italiens de résistance furent désarmés et renvoyés à la maison par leurs partis communistes respectifs. Nous étudiâmes le soulèvement de Berlin Est en 1953 et la Révolution Hongroise ( et les troubles en Pologne) de 1956. Nous avons distribué la fameuse Lettre Ouverte au Parti ouvrier Polonais (1965) de Kuron et Modzelewski. Nous trouvions un grand réconfort dans les soulèvements des ouvriers polonais de Gdansk et de Gdynia en décembre 1970 qui annonçait ( avec son prolongement en 1980-81) la fin de l’empire soviétique. Elbaum ne mentionne dans son livre aucune de ces révoltes ouvrières contre le stalinisme –qui sont sans doute trop “Eurocentriques” pour lui — elles se produisirent en effet en Europe – nous supposons pourtant qu’il en entendit parler. Dans les annees 60 et 70, , lui et son milieu les auraient sans doute décrites comme des révoltes contre le “révisionnisme”.
A partir des années 1970, j’ai évolué dans le milieu anti-stalinien plus diffus et plus large de la région de San Francisco. Nous lisions les Mémoires de Victor Serge et “La Catalogne Libre” d’Orwell, nous découvrions “Histoire et Conscience de classe” de Lukacs et les situationnistes; nous vîmes le Front Populaire du Chili de 1970-73 de nouveau écrasé par les mêmes politiques collaborationnistes que les staliniens d’Elbaum avaient d’abord expérimenté dans la France et l’Espagne de 1936 et , contrairement à Elbaum et à ses amis, nous fûmes à peine étonnés de voir le Parti communiste Chinois soutenir Pinochet Il n’échappa pas à notre attention “eurocentrique” que la Chine elle-même poussa le parti communiste indonésien à adopter la même stratégie des Fronts Populaires en 1965 qui conduisit au massacre de centaine de milliers de suspects ( un succès pour l’impérialisme américain qui fit plus que compenser la défaite ultérieure en Indochine) et que la même Chine applaudit quand le régime de Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka) réprima dans les sang le mouvement trotskiste étudiant en 1971. De même, nous ne fûmes pas choqués, comMe Elbaum et ses amis, quand la Chine soutint l’intervention de l’Afrique du Sud contre le MPLA ou appela au renforcement de l’OTAN contre “l’impérialisme social” soviétique ou soutint un regroupement de l’aile droite contre le Movement des Forces Armées influencé par les communistes au Portugal en 1974-1975. Nous , qui étions “eurocentristes” devinrent des accros enthousiastes des écrits de Simon Leys, le sinologue français, qui apportait des documents irréfutables sur l’écrasement du prolétariat de Shanghaï par l’Armée Populaire de Libération au cours de la “Révolution Culturelle” de 1966 à 1976 . A cette époque, Elbaum et ses amis présentaient cette bataille entre deux ailes de la plus énorme bureaucratie des temps modernes comme le succès réussi d’une “remise de la politique aux commandes” contre ceux qui voulaient restaurer le capitalisme, les technocrates et intellectuels, brûlant Beethoven en cours de route pour faire bonne mesure.
Toutes ces contorsions du stalinisme chinois nous frappaient encore plus comme la répétition en une farce de la tragédie engendrée par les ravages mondiaux du stalinisme à partir des années 20. Elbaum et ses amis acclamèrent la campagne de “retour à la campagne” de Pol Pot au Cambodge, au cours de laquelle un million de gens périrent.. A peine avaient-ils digéré les développements post-1976 en Chine après la mort de Mao ( l’arrestation et la flétrissure de la bande des quatre, la finalisation de la volte-face vers les Etats-Unis dans une alliance anti-soviétique) quand, en 1979, après que la Viet Nam eut occupé le Cambodge pour déposer les Khmers Rouges que la Chine attaqua le Vietnam et que l’Union Soviatique se prépara à attaquer la Chine. Ces jours étaient vraiment éprouvants pour les “marxistes tiers-mondistes”
Nous avons été façonnés par la renaissance mondiale du marxisme remis en selle par une diffusion sérieuse des oeuvres du “jeune Marx” et la conscience croissante de la dimension hégélienne du “vieux Marx” dans les Grundrisse, le Capital et les Théories de la Plus Value ( tome ‘4’ du Capital). Nous nous plongiâmes dans le chapitre 6 inédit du volume I du Capital comme démontrant la continuité essentielle entre le “jeune” et le “vieux” Marx ( quoique nous ne connaissions pas encore les écrits de Marx sur le mir russe et les notes ethnographiques qui tracent une frontière beaucoup plus nette entre le véritable “vieux Marx” et tous les versions productivistes expurgées et châtrées des 2ème, 3ème et 4éme internationales). Une connaissance de l’un quelconque de ces courants démolissait leur vision mondiale clinquante et celle de tous les textes qui étaient la provende standard du monde d’Elbaum. Naturellement, c’était être “eurocentrique” que de “repenser” Marx et le marxisme officiel à travers ce nouveau continent inexploré et “pas eurocentrique” d’absorber Marx à la lumière de Staline, Béria et Hoxha. Le Marx qui avait écrit pour des journaux de nombreux articles importants sur l’Inde et sur la Chine dès les années 1840 pouvait lui aussi avoir été “eurocentrique” alors que les articles vides de sens émanant de Peking Review sur les “trois biens ” et les ” quatre mauvais” ne l’étaient décidément pas, pour ces gens. Rosa Luxemburg et tout ce pourquoi elle se battait ( y compris ses écrits mémorables – sans aucun doute “eurocentriques”- sur l’accumulation primitive dans le monde colonial et son riche matériel sur les sociétés pré-capitalistes de partout dans Einfuerung in die Nationaloekonomie) ne signifiaient rien pour ces gens. Ses critiques de Lénine, dans les premiers mois de la Révolution Russe ( pour ne pas mentionner l’avant 1914) et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, n’existaient pas pour eux. Elbaum et ses amis n’étaient pas intéressés par les révolutionnaires qui critiquèrent Lénine (de son vivant) et ils n’avaient pas même le soupçon de l’existence de Bordiga, Gorter et Pannekoek. Les critiques philosophiques de Korsch et de Lukacs ne signifiaient pas plus pour eux. Ils n’entendirent jamais parler du CLR James des années 40 et 50, de Raya Dunayevskaya, du Max Shatchtman jeune, de Hal Draper, du groupe français Socialisme ou Barbarie, de Paul Mattick, de Maximilien Rubel, de l’opéraisme italien, d’Ernst Bloch ou de Walter Benjamin. Ils pouvaient sérieusement revendiquer l’esthétique des quatre “opéras révolutionnaires” chinois ou de chants comme “La Brigade de la montagne accueille l’arrivée des équipes collectant la nuit les excréments humains ” au moment où les marxistes du monde découvraient l’école de Francfort(quelles qu’aient été ses limites) et Guy Debord.
Puis il y eut l’influence de la revue “Monthly Review” publiée par Baran et Sweezy qui avaient évolué depuis le soutien à l’Union Soviétique à des variantes tiers-mondistes “anti- impérialistes” et à la Chine imprégnées par le climat inauguré à Bandung en 1955 et le passage éphémère du bloc “anti-impérialiste” sino-soviétique. Des noms comme Sukarno, Nasser, Nkrumah étaient les grandes références de tout ce courant tout comme plus tard la conscience “tricontinentale”(Amérique Latine, Afrique, Asie)firent la promotion de Cuba et de l’Algérie. Le livre de Baran et Sweezy paru en 1966 ” Monopoly Capital” ( qui, en plein dans la crise du système de Bretton Woods ne faisait même pas mention du crédit) devint une référence théorique majeure pour toute cette foule. Tous s’abreuvaient des paroles de sommités internationales comme Samir Amin , Charles Bettleheim, Arrighi Immanuel et l’école sud-américaine de la “dépendance”(Cardoso, Prébisch et autres).Mais leur outil principal restait la théorie de Lénine de l’impérialisme, avec son idée des superprofits impérialistes rendant possible le soutien de “l’aristocratie du travail” et donc le réformisme de la classe ouvrière occidentale, une classe contre laquelle cette vision du monde érait en réalité dirigée. Même aujourd’hui après que tout ait discrédité les théories économiques de Sweezy, Elbaum utilise encore “le capitalisme monopolistique” comme un de ces nombreux concepts pris sans aucune vision critique.
Alors que la lecture du Capital était en effet A l’ordre du jour dans beaucoup de groupes d’études ( en réalité, dans la plupart des cas, l’étude du seul volime 1 du Capital, qui est l’équivalent d’une lecture de la Phénoménologie de Hegel seulement dans la phase initiale de l’empirisme et du scepticisme anglais) c’était avant dans le monde d’Elbaum et de ses amis,(comme il le dit lui-même), les brochures de Lénine ou, si on doit dire la vérité, de Staline, Béria, Mao, Ho et Hoxha qui étaient leur nourriture essentielle ( Mon oeuvre favorite était celle de Béria ” Sur l’Histoire de l’Organisation Bolchevique dans le Transcaucase” réimprimée vers 1975 par un éditeur marxiste – léniniste depuis longtemps disparu). Elbaum est honnête dans cette retrospective: “les éditeurs des principales organisations “New Communist Movement” ne publièrent pratiquement rien qui ait aujourd’hui une quelconque valeur pour des chercheurs ou étudiants sérieux” . Il aurait pu ajouter que cela ne valait rien à l’époque non plus, sauf ( brièvement) pour se faire une idée du délire idéologique. Tandis que pour le monde politique que je hantais, la question était la réhabilitation des soviets et des conseils ouvriers, pour la démocratie directe dans le contrôle ouvrier de la totalité de la production ( une perspective ayant ses propres limites mais de loin beaucoup plus intéressante), Elbaum lui-même admet que la vision d’une société socialiste dans les cercles marxistes – léninistes était rarement discutée au delà des rituelles courbettes aux différents modèles du “Tiers-Monde”, aujourd’hui totalement discrédités, ou de l’évocation du “socialisme dans une seule commune rurale” du Fanshen de WilLiam Hinton ou les écrits sur la “démocratie” Vietcong par l’infatigable Wilfred Burchett ( qui avait aussi livré des écrits lyriques sur la Russie de Staline 30 années auparavant).
Le projet réellement marxiste de l’abolition de la loi de la valeur (c’est à dire de la réglementation de la vie sociale par le temps socialement nécessaire à la reproduction) n’existait virtuellement pour personne dans les années 60, ni pour Elbaum, ni pour moi. Mais la Monthly Review et sa vision mondiale du capital monopolistique dans lequel le capitalisme était compris non comme un processus de valorisation mais comme un système quasi “Dühringien” finalement de pouvoir et de domination s’agençait parfaitement avec la vision ( et la réalité) du monde populiste d’Elbaum et autres. Avec Baran et Sweezy une sorte de keynésianisme de gauche s’infiltrait dans cette fraction de la gauche, reléguant la loi de la valeur au capitalisme de l’époque de Marx et ( à la suite de Lénine) voyant tout depuis les années 1890 comme le pouvoir politique du “capital monopolistique”.
Cet “anti-impérialisme” était et est dans sa réalité une idéologie des élites du TIers-Monde au pouvoir (ou hors du pouvoir) et est , fondamentalement anti -classe ouvrière comme tous les régimes “progressistes” qu’elles ont toujours établis.. Cela ne trouble pas Elbaum et son milieu que le rôle du Tiers-Monde dans le commerce international ait décliné depuis les années 1900 jusqu’aux années 1960 ou que 80% de tous les investissements étrangers directs soient effectués dans les trois grands centres capitalistes des Etats-Unis, de l’Europe et de l’Asie orientale ( tant pis pour le théorie léniniste de l’impérialisme). Selon eux la prospérité illusoire de l’Occident a été payée par le pillage du Tiers-Monde ( et, ne vous y trompez pas, le Tiers-Monde était et est en train d’être pillé). L’implication ultime de cette vision était , une fois de plus, d’incriminer la classe ouvrière “blanche” (voire “eurocentrique”) de l’Occident dans le système impérialiste mondial, au nom de l’utopie illusoire paysanne et bureaucratique basée sur une agriculture (utilisant intensivement le travail humain). Cette classe ouvrière, dans les pays capitalistes avancés, avait pourtant, de 1955 à 1973, mené des mouvements de grèves sauvages aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en France en mai 68 et en Italie pendant la mai rampant de 1969 à 1977, n’ayant apparemment pas été informée par les “marxistes tier-mondistes” d’Elbaum qu’ils étaient achetés par l’impérialisme.
Un certain nombre de concepts pris comme du bon pain sous-tendent le livre d’Elbaum du commencement à la fin: révisionnisme, anti-révisionnisme, léninisme, marxisme-léninisme et ultra-gauchisme. Elbaum n’explique jamais ce que “révisionnisme” signifie par dessus tout dans ce milieu, l’effondrement idéologique de Staline après 1953, et que par suite, ceux qui s’intitulent eux-mêmes “antirévisionnistes” identifient, implicitement ou explicitement ( et habituellement explicitement) la Russie de Staline avec quelque “orthodoxie marxiste” qui aurait été trahie par ses héritiers. Dans son opposition “révisionnisme/antirévisionniseme” Elbaum ne consacre pas une seule ligne à la consolidation en 1924 du concept absurde de “socialisme dans un seul pays”, un concept qui aurait fait vomir Lénine (quels qu’aient pu être ses autres problèmes).( ce n’est pas pour rien que le testament de Lénine préconisait d’écarter Staline comme Secrétaire Général, un autre “fait” qui compte pour rien dans l’univers mental du “marxisme tiers-mondiste”). Pour quelqu’un qui parle de cela à chaque page, Elbaum n’a en fait aucune théorie valable concernant le stalinisme.
Alors que le milieu que je fréquentais discutait longuement pour tenter de savoir si les germes du stalinisme préexistaient dans le léninisme, Elbaum et ses amis voyaient essentiellement , voire totalement, une continuité non problématique entre Lénine et Staline et l’affirmaient comme tel. Quant au “marxisme-léninisme”, Elbaum admet bien que ce fut dès le début une invention de Staline et qui, dans sa carrière ultérieure, pouvait signifier n’importe quoi à quiconque, tout bien sûr sauf le pouvoir des soviets et des conseils ouvriers Ces choses qui , dans chaque révolution prolétarienne avortée du 20ème siècle ( Russie 1905 et 1917-1921, Allemagne 1918-1921, Espagne 36-37, Hongrie 1956, France 1968) avaient plus de véritables éléments communistes que tous les grands ou petits totalitarismes dans le panthéon du ‘marxisme tiers-mondiste’ d’Elbaum. “L’ultra-gauche” pour Elbaum signifie une petite avant-gerde se définissant comme telle engagée dans une sorte de frénésie et se démarquant des mouvements réels. Elbaum semble totalement ignorant de la véritable ultra gauche. On peut être d’accord ou pas d’accord avec Pannekoek ( dont les écrits sur les grèves de masse influencèrent l’Etat et la Révolution de Lénine), avec Gorter ( qui dit à Lénine en 1921 que le modèle révolutionnaire russe ne pouvait pas être mécaniquement transposé en Europe de l’Ouest) ou avec Bordiga qui en 1926, face à Staline l’appela le fossoyeur de la Révolution et survécut pour raconter l’histoire. Mais de telles personnes et les mouvements de masse réels ( en Allemagne , Hollande et Italie) qui les propulsèrent font partie d’une noble tradition et ne méritent guère d’être entraînés dans une rhétorique confuse avec les vieilleries éculées des gangsters de la ( heureusement disparue) League for Proletarian Socialism ( un nom qui révèle tout un programme et par inadvertance des rêves bureaucratiques: le socialisme au sens de Marx signifiait l’abolition du travail salarié donc du “prolétariat” comme forme marchande de la force de travail humaine). Comme nous l’avons indiqué précédemment, des personnages comme Korsch, Mattick , Castoriadis et le CLR James de la premiere phase ( quelles que furent leurs vicissitudes) peuvent de même être considérés comme partie de cette ultra-gauche, et contrairement aux productions du milieu d’Elbaum, leurs écrits sont particulièrement valables pour être lus aujourd’hui. Un marxiste hollandais militant en Indonésie en 1908 avait déjà saisi la nature fondamentalement bourgeoise du nationalisme dans le monde alors colonial, une idée que Elbaum n’a pas encore attrapé en 2002. “L’internationalisme” pour Elbaum signifie principalement glorifier le dernier mouvement ou régime “marxiste tiers-mondiste” , mais en réalité, sa vision du monde est ridiculement centrée sur les Etats-Unis.
A l’occasion , il se réfère ( comme une source d’inspiration pour son milieu) à la grève de masse en France en 1968 qui laissa de côté toutes les avant-gardes auto proclamées à commencer par les “marxistes- léninistes”. Cette dimension n’existe pas pour Elbaum. Au début des années 1970, les groupes trotskistes avaient clairement depasse les “marxistes-léministes” et pour ce que ça peut valoir, aujourd’hui les deux plus importants groupes trotskistes , Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste ensemble comptent pour 10% dans les élections françaises et sont maintenant plus importants que le Parti Communiste et pas un seul marxiste – léniniste en vue. En Grande Bretagne, de la même façon, les groupes trotskistes ont egalement depasse les marxistes léninistes; ils jouèrent un rôle important dans la vague de grèveS de 1972 ( jamais mentionnée par Elbaum) et aujourd’hui , le Socialist Workers Party britannique ( à ne pas confondre avec le groupe croupion américain portant le même nom) est le plus grand groupe à la gauche du Labour Party. Elbaum , en passant se réfère à l’extrême gauche japonaise des années 60 qui auraient influencé quelques Japonais – Américains, mais il semble n’avoir aucun soupçon du fait que les Zengakuren étaient majoritairement anti staliniens et voyaient essentiellement la Russie et la Chine comme du capitalisme d’Etat. Les courants les plus créatifs ayant atteint une influence internationale des années 70 en Italie, appelés opéraïste ou ouvriériste, rompirent avec le léninisme dès le début des années 70 au plus tard. (Pour être juste, on doit dire qu’il est vrai qu’en Italie et en Allemagne existaient des groupes marxistes-léninistes conséquents et les trotskistes y etaient relativement marginaux). Au sujet de Trotsky , je ne suis pas trotskiste et j’ai fondamentalement ( comme je l’ai précédemment indiqué), depuis ma jeunesse vénérable regardé tous les soi-disant sociétés socialistes comme des sociétés de classe et pas, comme le font les trotskistes, comme des “Etats ouvriers.” Mais j’ai pour Trotsky, qui doit être considéré séparément des trotskistes, un respect que je n’ai jamais eu et n’aurai jamais pour Staline, Mao, Ho, Kim il Sung, Castro, Guevara ou Cabral. Aveuglé par les oeillères de son milieu, Elbaum montre une réelle ignorance du trotskisme (le “marxisme tiers mondiste” a developpé une haine d’ignare pour Trotsky bien que n’allant pas jusqu’à reproduire les accusations des années 1930 du style ” Trotsky agent du Mikado”). Aveuglé par cette acceptation dans son milieu d’une continuité complète et positive entre Lénine et Staline, les événements mondiaux des années 20 qui d’une manière décisive donnèrent forme au trotskisme et comme mentionné ci-dessus à l’ultra- gauche ( et aux 80 dernières années de l’Histoire de l’humanité) n’ont aucune importance pour lui. D’où, comme il a été indiqué, le triomphe du “socialisme dans un seul pays” après 1924 et la subordination totale de tous les partis communistes à la politique étrangère soviétique ne sont pas du tout un problème pour ces gens, tout comme les débâcles du Komintern que nous avons citées. De la même façon , la question de la relation du Parti Bolchevique et de l’Etat soviétique avec les soviets et les conseils ouvriers, c’est à dire la question de la gestion réelle de la société par la classe ouvrière qui fut réglée – en négatif – en 1921, ne présente pour eux aucun intérêt. C’est, selon eux, être “eurocentrique” de se montrer concerné par l’histoire soviétique avant l’ascension de Staline mais pas “eurocentrique” d’admirer la Russie de Staline avec ses 10 millions de paysans tués dans les collectivisations des années 30, son massacre de la vieille garde bolchevique lors des procès de Moscou, ses usines tournant à outrance sous le contrôle direct du Guépéou ou ses 20 millions d’esclaves croupissant des les camps de travail lors de la mort de Staline. De ce point de vue , le “révisionnisme” doit forcément être la tentative (également venue d’en haut) de Khrouchtchev de décompresser – quelque peu – ce cauchemar. La mémoire de la Russie stalinienne pèse encore sur la conscience d’une masse de gens dans le monde entier comme l’apparente inévitable issue pour tous ceux qui tentent de rejeter le capitalisme et renforce alors le courant encore puissant néo libéral axé autour du slogan ” il n’y a pas d’autre alternative “. Mais va savoir pourquoi les suivants d’Elbaum, décrits comme la partie la “plus dynamique” de la gauche américaine des années 70, étaient si imprégnés de l’héritage stalinien, cela ne semble jamais le frapper comme un problème A résoudre. Elbaum ferait bien de de renseigner sur les théories de Trotsky ( et de Marx également) sur la révolution permanente, qui fut un des éléments principaux de la stratégie bolchevique internationaliste en 1917 et sur sa répudiation par Staline, ce qui fut la clé de toutes les politiques après 1924 avalées intégralement pendant 45 ans par les “marxistes tiers-mondistes ” d’Elbaum. La révolution permanente, qu’elle soit juste ou fausse signifiait la possibilité qu’une révolution dans un pays arriéré comme la Russie pouvait être relayée ( ou même inspirer, voir la préface de Marx dans l’édition russe du Manifeste de 1882) avec la révolution dans le coeur de l’Europe développée et de cette façon épargner à la Russie le processus sanglant de l’accumulation primitive par où chaque pays capitaliste de la Grande Bretagne à la Russie et à la Chine contemporaine doit obligatoirement passer. C’est cette théorie et non pas quelque sorte d’eurocentrisme qui conduisit la petite minorité de trotskistes honnêtes à prendre leurs distances avec les régimes qui se servaient du “marxisme tier-mondiste” comme une feuille de vigne recouvrant l’accumulation primitive capitaliste. Mais la plupart des trotskistes hurlaient avec les loups que “Vietnam vaincra”. Eh bien , nous avons vu ce que le Vietnam ( et encore plus le Cambodge) ont gagné. Ce n’est guère la place de décrire ici la dégénérescence du trotskisme depuis Trotsky, mais honnêteté et courage dans leurs convictions n’étaient spécialement l’apanage des Mandel, des Barnes et des Pablo qui lui donnèrent forme après 1940. Elbaum voit le Socialist Workers Party américain comme le principal courant du trotskisme dans le gauchisme américain dans les années 60 et 70 ( et ce qu’il dit là est juste) et prétend que l’implication du trotskisme dans les “vieilles lunes de 1930” et les “questions européennes” fut le principal obstacle à un impact important du trotskisme lorsque le Tiers-Monde de la Chine au Vietnam à Cuba étaient prétendument des foyers de révolution. Un exemple. Suivant de près le SWP ( comme sa contrepartie française la Ligue Communiste) dans les années 60 et 70 je pouvais seulement rire intérieurement en voyant la manière dont ils enterraient leurs critiques du stalinisme ( tout comme le FLN vietnamien) dans l’impression sur papier glacé de leurs revues théoriques alors qu’ils couraient après la popularité en brandissant les drapeaux du FLN tout comme le milieu influencé par le “marxisme tiers -mondiste” d’Elbaum. Pour revenir à une autre anecdote, dans un débat en 1969 à Berkeley entre l’ISC et le SWP, nous avons acculé l’orateur pour le SWP, Pete Camejo, au sujet du massacre de trotskistes vietnamiens en 1945 devant une large audience de sympathisants du FLN; Camejo dut concéder que le Viet Minh d’Ho chi minh avait en fait bien “opprimé” les camarades vietnamiens de la 4ème Internationale. Je suis sûr que les supporters du FLN présents considérèrent notre point de vue comme de “vieilles histoires” – vieilles de 24 ans – ; aujourd’hui, quand ils voient le Vietnam se précipiter dans le “socialisme de marché” avec des investissements en capital de Toyota et Mitsubishi, je suis sûr qu’ils ne se souviennent pas du tout de leurs positions d’alors.
Je me souviens du frère de Camejo, Tony, déclarant devant une audience similaire qu’on ne devait pas être trop critique du nationalisme noir ou latino aux USA parce que les Noirs et les Latinos n’avaient pas encore accompli leur révolution bourgeoise comme si les noirs et les latinos américains ne vivaient pas dans la société capitaliste la plus avancée du monde. Mais il avait pourtant touché du doigt une certaine réalité car bien des nationalistes noirs et latinos des années 60 et 70 étaient en fait sur le chemin de carrières dans la classe moyenne, une fois que leurs clameurs se seraient éteintes, tout aussi peu intéressés aujourd’hui par une vraie révolution prolétarienne ( et par les exemples authentiques qu’en offre le 20ème siècle) qu’ils pouvaient l’être alors. ( Ils ne sont d’ailleurs guère différents en cela de la grande majorité des blancs de la ” New Left “). Elbaum cite en l’approuvant Tariq Ali attaquant ceux qui ( comme moi-même et l’ISC auquel j’appartenais) ne voyaient aucune différence entre “Mao et Chang Kai shek, Castro et Batista” alors que tout l’histoire du monde, depuis qu’Ali fit cette remarque, n’a rien démontré d’autre que la principale différence que l’on peut faire entre les dictateurs vieux style soutenus par les USA et les dictateurs “marxistes tiers mondistes” s’appuyant sur le pouvoir d’Etat est que ces derniers préparent mieux leur pays pour une développement capitaliste complet, avec la Chine de Mao au premier rang et le Vietnam pas très loin derrière. De plus , Elbaum ne paraît jamais noter que la plupart des marxistes du 20ème siècle encore dignes d’être lus aujourd’hui ( et apparemment, il ne les a pas lus) comme le jeune Schachtman, James, Draper et Castoriadis, apportèrent leur plus importantes contributions après une rupture à la gauche du trotskisme.
En 35 ans dans le milieu de la gauche radicale, j’ai rencontré bien des ex staliniens et des maoïstes qui sont devenus trotskistes ou communistes de conseils, mais je n’ai jamais rencontré quiconque allant dans la direction opposée. Une fois que vous avez joué aux échecs comme grand maître , vous reprenez rarement les dominos. Finalement, alors qu’Elbaum dit à juste titre que le virage en 1969 de milliers de gauchistes de la ” New Left ” vers la classe ouvrière américaine fut largement sans résultat, il néglige un contre exemple important, à savoir le succès des International Socialists ( le nouveau nom d’ISC après 1970) à organiser le Teamsters for a Democratic Union (TDU) et ayant alors oeuvré pour l’élection de Ron Carey comme président des Teamsters en 1991. Il n’y a aucun doute que ce développement, bien qu’il fit fiasco, fut la plus importante intervention gauchiste dans le mouvement ouvrier américain depuis les années 1940. Je n’ai pas plus envie prendre la tangente sur cet épisode, extrêmement mal conduit, que d’entrer dans les details de l’histoire du trotskisme; j’ai quitté le milieu IS en 1969. C’est plutôt, de nouveau, pour montrer l’aveuglement d’Elbaum aux failles réelles dans sa propre tradition. L’IS a remporte ses succès avec le TDU au prix de passer sous silence à l’interieur des Teamsters le fait qu’ils étaient socialistes et pas seulement d’honnêtes syndicalistes ( je laisse de côté le point que Carey n’était même pas ça). Quiconque ayant été formé dans un groupe trotskiste (et l’IS, malgre son rejet du caractere socialiste des soi-disant “Etats ouvriers” était trotskiste sur toute autre question), contrairement aux groupes staliniens et maoïstes, développe une saine aversion pour la bureaucratie syndicale et le parti démocrate. Elbaum fournit une longue histoire montrant comment le maoïsme évolua après le naufrage du vieux CPUSA lors de la rupture URSS -Chine en 1960. Les uns se situaient dans la ligne historique du PC sous Browder; d’autres ont préféré William Z. Foster. Mais presque tous voyaient quelque chose de positif dans le rôle du CP pendant l’ère Roosevelt à la fois dans le Parti Démocrate et le CIO. Le problème de ceux qui traçaient leurs origines à partir du trotskisme, par contre, était la “bureaucratie” qui qui s’était développée exactement lors de la période d’influence du PC; le problème de ceux qui oeuvraient dans la lignee du marxisme-léninisme était le “révisionnisme” (staliniens et maoïstes pour quelque raison n’ont pas beaucoup à dire sur la bureaucratie, sauf – comme durant la Révolution Culturelle, quand ils soutenaient une fraction de la bureaucratie contre une autre). Et le concept de “révisionnisme” avait rarement vacciné ces gens contre la recherche d’une influence dans les hautes sphères, ou bien avec les politiciens démocrates ou avec les bureaucrates des syndicats, comme le PC l’avait fait avec succès dans ses beaux jours. Il est certainement vrai que beaucoup des marxistes-leninistes d’Elbaum n’ont fait ni l’un ni l’autre. Mais il semble ignorer le fait que les capacité d’un groupe comme IS d’influer la rébellion la base des Teamsters des années 70 et après avaient quelque chose à voir avec le fait que, au contraire des marxistes-léninistes, ils n’approchaient pas la classe ouvrière américaine avec des contes de fées sur le socialisme au Cuba, en Albanie au Cambodge ou en Corée du Nord. Les défenseurs de la ligne de Pékin avaient beau se targuer d’être radicaux, en étant pour ou contre la “bande des quatre”, ils finissaient par défendre une part considérable du statu quo global.
Finalement, si Elbaum pouvait sortir sa tête des décombres du “marxisme tiers-mondiste”, il pourrait noter qu’en Grande Bretagne et en France, les groupes trotskistes ont une solide base de masse ( quoiqu’on puisse penser de la politique impliquée) alors que les marxistes-léninistes ne sont vus presque nulle part; et même dans une Amérique politiquement rétrograde, des groupes comme l’ineffable ISO (International Socialist Organisation, scission ulterieure de l’IS), pour ne pas mentionner le jeune milieu anarchiste, attire plus de jeunes intéressés par la révolution que n’importe quel marxiste léniniste. Si l’on est pour le renversement de n’importe quel gouvernement dans le monde, cela vous fait voir et faire des choses que le bagage de Pol Pot ou du Shining Path ou Kim Jong il dissimule.
Il est temps maintenant de se tourner vers les mérites du livre d’Elbaum qu’il possède réellement , contrairement à ce que le lecteur pourrait conclure de ce que nous venons d’exposer. D’abord – et nous ne le disputerons pas sur ce point – Elbaum attaque la vision des “bonnes années 60/mauvaises années 60” de personnages comme Todd Gitlin, pour qui la fin des années 60 orientées vers la révolution étaient les “mauvaises années 60”, comparées au début des années 60 et leur vision d’une “démocratie participative”. La révolution était nécessaire alors tout comme elle l’est aujourd’hui, quelle que soit l’influence que le climat idéologique courant puisse faire paraître. Elbaum a aussi raison de critiquer l’accent mis presque exclusivement par Gitlin ( et bien d’autres) sur la New Left des Blancs en ne regardant que le mouvement, défunt pour l’essentiel, du SDS des années 69-70 et ne reconnaissant pas son extension, particulièrement chez les noirs et les latinos ( pour ne pas mentionner ici les milliers de blancs de la New Left qui entrèrent dans les usines et la vague de grèves sauvages qui dura jusqu’en 1973). Mais Elbaum a bien mis le doigt sur le fait que le milieu des “marxistes tiers- mondistes” , staliniens, marxistes-léninistes et maoïstes avait beaucoup plus de success, dans les années 60 et 70, en attirant et influençant des militants de couleur. Il a aussi raison de dire que la plupart des courants trotskistes, sans parler des “post-trotskistes”, dont j’étais le plus proche, étaient partiellement aveugles sur un aveuglement bien américain sur la centralité de la question de race dans l’équation de classe américaine. L’ISC, quand j’y étais à Berkeley à la fin des années 60, était entièrement pour le Pouvoir Noir et ( comme bien d’autres groupes) travaillait avec les Black Panthers, mais le groupe n’avait virtuellement aucun noir parmi ses membres. Les groupes trotskistes comme le SWP en avait quelques uns, mais il est indéniable que le milieu d’Elbaum rencontrait beaucoup plus d’audience chez les noirs, les latinos et les asiatiques ( tout comme la CPUSA). Pour faire bref , je pense que l’explication de cette différence est relativement facile et sans ambiguite. Comme Elbaum le souligne lui-même, bien des gens de couleur qui se jetèrent dans le chaudron des années 60 et 70 et rejoignirent les groupes révolutionnaires appartenaient à la première génération de leur famille entrant à l’université et étaient – qu’ils l’aient su ou pas – sur le chemin pour entrer dans les classes moyennes. C’est à peine surprenant quand on y réfléchit qu’ils aient été attirés par les régimes et les mouvements des élites “progressistes” de la classe moyenne du Tiers Monde. C’etait aussi vrai, mais d’une manière différente pour bien des militants éphémères de la New Left blanche , s’orientant de la même façon vers des situations bien en vue, sans mentionner les progénitures de la classe dirigeante égarés parfois dans des groupes comme les Weathermen. Elbaum souligne que les membres blancs de la plupart des groupes marxistes tiers-mondiste venaient de familles ouvrières et que de même façon ils étaient la première génération de leur famille à entrer à l’université. Il montre aussi l’origine prépondérante de telles personnes dans le “radicalisme de la prairie” (‘ le populisme ) du Midwest , contrastant avec la gauche plus “européenne” des deux côtes, une clé importante pour comprendre leur politique effectivement populiste . Tout ceci constitue un important aperçu socio-historique et culturel, qui pourrait être développé beaucoup plus. Le livre sur les travailleurs noirs de Charles Denby (Denby était un membre du groupe News and Letters de Raya Dunayevskaya) identifie effectivement le caractère classe moyenne du milieu Black Power autour de Stokely Carmichaël et autres tout autant que l’éloignement des ouvriers noirs à leur égard. La Ligue des ouvriers revolutionnaires noirs (League of Black Revolutionary Workers) basée à Détroit, de même façon A critiqué la classe moyenne nationaliste noire, bien qu’elle fut à peine anti nationaliste elle même) . Il est indéniable que les mouvements des années 60 des gens de couleur aux Etats-Unis étaient influencés par le climat global de décolonisation de la plupart des pays d’Afrique, du Moyen Orient et d’Asie après la seconde guerre mondiale et le “décentrage” des visions “eurocentriques” de cette époque de l’Ouest et de l’histoire mondiale, qui avait suivi les “décentrage” de l’Europe de 1914 à 1945 suivant les nouvelles lignes de force tracées par la guerre froide. Ils étaient de même manière influencés par – et eux-mêmes en étaient la principale force agissante – l’ébranlement de siècles de domination blanche dans la société américaine. Il serait idéaliste et moraliste d’expliquer leur attraction par le “marxisme tiers-mondiste”, le maoïsme et le marxisme-léninisme par l’assertion stupide qu’ils ” avaient des idées fausses”.. Une importante partie de la réponse est sans aucun doute le poids d’éléments des futurs “parvenus des classes moyennes” dans ces groupes politiques que l’on retrouve aujourd’hui parmi les noirs et latinos des cadres ou professions libérales. Mais le militant type, noir, latino ou asiatique qui brandissait le petit livre rouge de Mao en chantant “Nous voulons un hachoir pour couper la tête aux flics” ne s’etaient pas inscrit pour glorifier le Staline des goulags, le Mao des millions de morts du “Grand Bond en avant” de 1957, le Pol Pot des massacres de masse du Cambodge ou le Sekou Touré de Guinée et des macabres tortures de nombre de prisonniers politiques ( où le nationaliste noir Stokely Carmichaël passait ses derniers jours sans mot dire sur tout ca), pas plus que les militants ouvriers du CPUSA en 1935 s’etaient adheres au parti pour soutenir les procès de Moscou ou le massacre des anarchistes ou trotskistes en Espagne. Toute l’histoire réelle dont nous venons de parler et la théorie oblitérée ou falsifiée par le “marxisme tiers-mondiste” était accessible et connue dans les années 60 et après pour ceux qui voulaient bien s’en donner la peine. La question est précisément de savoir quand des groupes de gens dans un mouvement sont prêts à rechercher ou à entendre certaines vérités. Ce qu’Elbaum ne peut envisager c’est que dans sa totalité , le “marxisme tiers-mondiste” était et est toujours contre la classe ouvrière, que ce soit a Saigon en 1945, à Budapest ou à Poznan en 1956, à Djakarta en 1965 ou pour les ouvriers de Shanghaï massacrés au milieu de la “Révolution Culturelle” en 1966-69. Les travailleurs , blancs ou non blancs, dans l’Amérique des années 60 ressentaient cela plus clairement que ne le faisaient les zelateurs du milieu d’Elbaum, aveuglés par l’idéologie.
Comme Marx l’écrit dans Le 18 Brumaire, parlant de la Révolution anglaise de 1640, ” C’est ainsi qu’à une autre étape de l’évolution, un siècle auparavant , mais à une étape différente du développement, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l’Ancien Testament la langue, les passions et les illusions pour le faire servir à la révolution bourgeoise. Lorsque le but réel fut atteint, lorsque fut accomplie la transformation bourgeoise de la société anglaise, Locke supplanta Habacuk”. Quand les éléments mobiles en ascension sociale dans la classe moyenne des années 60 et 70, New Left et marxistes tiers-mondistes, tous ensemble, blancs mais aussi un nombre important de noirs et de latinos se furent bien établis dans leurs emplois professionnels, de fonctionnaires ou dans les sphères académiques, les banlieues aisées et les VBCRs supplanterent Ho, Che et Mao. Les choses en allèrent différemment, particulièrement pour les noirs laissés pour compte sans perspective d’entrer dans les classes moyennes comme on peut le voir dans les différences entre les destins finaux même chez les Weathermen clandestins après des années de cavale et les prisonniers politiques noirs comme Geromino Pratt. Pour conclure, si Elbaum nous offre des centaines de pages sur la guerre des sectes et des idéologies qui ne manquent à personne – pas même à lui-même – , ce n’est pas sous quelque impulsion nostalgique. Leur programme actuel transpire d’une des annonces de la couverture. “Finalement, nous avons un livre qui peut avec succès faire le lien entre les batailles des années 60 et les contestations et luttes qui émergent dans ce nouveau siècle “. Une révélation est dans la manière dont Elbaum traite des campagnes présidentielles de Jesse Jackson de 1984 et 1988 qui sont présentées presque comme un moment historique aussi omportant que les années 60 et qui offrirent à quelques groupes marxistes-léninistes encore existants (“marxistes léninistes pour Mondale” comme quelqu’un les dénomma alors) leur dernière chance d’influencer les masses. Contrairement aux années 60, les campagnes de Jackson se déroulèrent sans avoir un impact durable, sauf pour illustrer plus tard le terme final de la vieille coalition autour du vieux New Deal de Roosevelt et du welfare Keynésien impulsé par l’Etat qui était le pain quotidien du vieux Parti Démocrate et de la stratégie du CPUSA à l’intérieur du Parti Démocrate. Et tout compte fait, le legs fatal du rôle du PC au somment du stalinisme dans les années 1930 est également le legs d’Elbaum. Tout comme il ne nous dit rien sur les dérives du CPUSA dans la “période héroïque” des années 30, menant comme un troupeau la classe ouvrière américaine dans la seconde guerre mondiale par le renforcement de l’interdiction de la grève, calomniant comme “hitlero-fasciste” toute critique de la dérive de l’impérialisme US arrivant à la domination mondiale, et l’applaudissement du Daily Worker pour Hiroshima et Nagasaki. Ainsi il est nécessaire de faire d’autres liens: le livre vise à paraître une contribution à quelques nouvelle “coalition progressiste” apportant à la classe ouvrière américaine quelque resucée du capitalisme d’Etat dans un mouvement général dont le slogan serait “Battons Bush” autour la campagne de Dean ( ou quelque autre chose similaire) en 2004. Cela rejoint la base de dissidents dans les forces du capital elle – mêmes, couramment articulées autour de Georges Soros, Jeffrey Sachs, Joseph Stieglitz et Paul Krugman alors que le paradigme néo libéral encore dominant des 25 années écoulées commence à être sérieusement ébranlé. Alors que le livre d’Elbaum fait quelques références occasionnelles à l’économie durant les temps difficiles des années 70, il ne voit pas la dimension dans laquelle le déclin américain a restreint toute possibilité d’inscrire une “réforme” quelconque à l’ordre du jour, réforme qui peut seulement être formulée comme un quelconque “Taxons les riches”, une sorte de “partageons la richesse déclinante” d’un populisme de gauche, avec “diverses” forces convenables qui seront finalement le produit de la classe moyenne “progressiste”, blanche et gens de couleur qui évoluèrent autrefois dans l’univers “marxisme tiers-mondiste” d’Elbaum. Malgré ce qu’Elbaum peut écrire, et ce que lui et son milieu pensaient il y a trente ans , la classe ouvrière n’est plus limitée à l’Amérique du Nord, à l’Europe et au Japon mais est maintenant largement répandue dans bien des parties du Tiers-Monde “anti-impérialiste”, mené par la Chine. L’Est SERA rouge de nouveau, pas comme l’hallucination paysanne – bureaucratique du “marxisme tiers-mondiste’ des années 60 et 70, mais comme une véritable révolte ouvrière contre précisément les principales forces qui utilisèrent le “marxisme tiers-mondiste”, dans le Tiers Monde tout comme aux USA et en Europe, pour détourner toute question sociale et pour promouvoir leur couche sociale. Les vestiges de ces forces sont aujourd’hui positionnées dans et autour du Parti Démocrate et de la bureaucratie syndicale, aussi bien dans le mouvement anti globalisation se préparant eux-mêmes à rénover de nouveau le système capitaliste avec des torrents de rhétorique “progressiste” comme elles le firent dans les années 30 et les années 40. La seule chose qui serait “progressiste” dans le monde d’aujourd’hui est la révolution prolétarienne.