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Voilà l’image, voilée, du pays angélique
William Blake, America

J’aimerais faire miennes les considerations principales de l’article de Paul Buhie, et montrer qu’on peut y aboutir en utilisant un langage plus proche de celui de nombreux lecteurs de Against the current (Contre le courant), lecteurs qui comme moi ont grandi politiquement a l’intérieur de la tradition marxiste “immigree”de lEurope continentale.

Il y a dix ans on même cinq,  je voyais la tradition radicale des Américains de souche, tradition visiblement religieuse par ses origines et ses accents, d’un ocil trés sceptique dans la mesure ou j’en admettais meme l’existence. A lépoque, c’est l’Europe avec les traditions apparemment solides de sa classe ouvrièrc qui semblait étre la regle, et l’Amérique,  ou ces courants immigrés avaient eu finalement si peu d’impact, l’exception.

Ce qui an cours de la dernière décennie m’a force a renverser cette opinion et a juger la gauche européenne du point de vue de la tradition radicale américaine, ce n’est certainement pas une insurrection de masse en Amérique; c’est l’effondrement de la tradition européenne en Europe même, composante de la crise generale profonde de la gauche internationale. Cet effondrement nous a montré que le veritable contenu social du mouvement européen, sa dynamique et ses succès reels, (pas sa rhétorique, ni l’idée qu’il avait de lui-même) touchaient a des problèmes résolus depuis longtemps en Amérique.

Quand on s’est rendu compte que le role de la tradition révolutionnaire, allant de la France a l’Allemagne puis a la Russie, a ete en fait d’accélérer le developpement capitaliste plutot que de le dépasser, on a compris pourquoi cette tradition n’a eu que peu d’effet sur une société aussi capitaliste que les Etats-Unis.

Je fais l’hypothèse que la clé permettant de comprendre l’essor et la chute de la tradition socialiste européenne continentale est la question agraire ; elle permet de comprendre aussi l’absence d’impact sérieux de cette tradition en Amerique, car l’agriculture américaine a toujours été capitaliste ( a l’exception importante du Sud avant 1865). Aux Etats-Unis, contrairement a ce qui s’est passé en Europe continentale, ii n’a été nécessaire a aucun moment de mettre sur pied un Etat marchand avec les fonctionnaires et le système éducatif y afférent et secrétant une intelligentsia prête a se joindre aux mouvements ouvriers et paysans.

L’origine de la tradition radicale des Americains de souche remonte a la rencontre des immigrants européens membres de courants religieux extrémistes (qui avaient ‘perdu” les batailles de l’aube du capitalisme) avec les peoples non occidentaux, Indiens et Africains qui ont, autant que les Blancs, façonné la culture américaine primitive. II m’est alors apparu clairement que cette tradition pourrait apporter une contribution exceptionnelle a la solution de la crise actuelle de la gauche révolutionnaire internationale, quelque chose de plus radical que tout ce que l’Europe moderne a connu. En depit de leur rhetorique, les mouvements socialistes d’Europe se sont davantage occupes de rendre leur société purement capitaliste, que de mettre fin au capitalisme ( a peine implanté dans certains cas), et de conquérir des droits démocratiques fondamentaux, acquis depuis Iongtemps aux Etats Unis.

On pent prétendre que la gauche internationale se trouve a partir du milieu des années 1970, dans la crise la plus profonde de son histoire depuis l’apparition du mouvement ouvrier traditionnel, crise dont Ies consequences 1 long terme seront aussi importantes que la chute de ce même mouvement ouvrier dans le nationalisme et le social-patriotisme en 1914. La classe ouvrière occidentale qui effrayait le capitalisme avec son slogan de ‘révolte contre le travail” lors de I’insurrection de 1968-1973, a du se battre au cours de luttes plus dures encore dans les années 1980, pour simplement conserver cc qui en 1973 semblait acquis par les luttes des années 1930 et 1940 – et qu’elle a en fin de compte largement reperdu.

Des innovations hautement technologiques d’une part et l’essor dune importante production industrielle de masse dans le Tiers-Monde d’autre part, ont comme but principal une attaque frontale sur la paye des ouvners europeens et américains. A ce jour il n’existe rien on presque dans l’expérience du mouvement ouvrier occidental traditionnel qui permette une réponse active adaptee a cette situation.

Cest precisément parce que tous les points de repères traditionnels ont disparu qu’iI devient a la fois, possible et, ce qui est encore plus important, absolument nécessaire, de revoir l’histoire avec un regard neuf. Au cours du siècle écoulé le marxisme en tant qu’idèologie a été associé a deux modèles de base: l’allemand et le russe.

Comme l’a fait remarquer Buhle , jusqu’a la premiere guerre mondiale le mouvement socialiste allemand et les ouvriers immigrés germano-américains out donné le ton au socialisme américain. Après 1917, la Revolution russe et les ouvriers immigrés d’Europe de lEst, juifs pour la plupart, ont repris cette fonction. Dans leur forme moderne nous voyons ces mouvements s’incarner dans la Social-Democratic et le Stalinisme, et la majorité des lecteurs de cette revue, n’a pas attendu la dernière décennie pour en reconaItre la faillite.

Mais ce que la dernière décennie a dévoilé, c’est que la plus grande partie de la gauche anti-social démocrate et anti-stalinienne d’après la deuxième guerre mondiale, partageait néanmoins avec ces courants, plus par défaut que par adhesion ouverte, un certain nombre d’hypothèses de base concemant la tâche des socialistes, hypotheses qui l’ont finalement désarniée devant l’évolution actuelle. En raison de ces illusions communes, la crise de La Social-Democratie et du Stalinisme (et du Bonapartisme tiersmondiste) sest révelée être aussi la crise de cette gauche-la.

Ces illusions tournent finalement autour de l’incapacité a reconnaitre que méme les éléments marxistes les plus révolutionnaires de la Deuxième et de la Troisième Internationale étaient davantage pris, en pratique sinon en théorie, par l’achèvement de la revolution bourgeoise et l’élimination du pré-capitalisme, que par celle du capitalisme lui-même. Une confusion fondamentale entre les tâches de développement des forces productives, et les tâches du capitalisme censé mettre en place les fondements du socialisme – par opposition aux tâches réelles des révolutionnaires – était beaucoup plus repandue dans la Deuxième Intemnationale que les héritiers actuels de Lénine et Trotsky ne sont préts a l’admettre. II aura fallu qu’une époque historique toute entière, celle qui prend fin an milieu des années 1970, se soit écoulée, pour qu’on puisse commencer a le comprendre.

De 1914 jusqu’au milieu des annees 1970, le monde a ressemblé d’assez près a ce que prevoyait Lénine dans sa brochure de 1916,  L’Impérialisme. Méme les révolutionnaires résolument anti-staliniens de pays capitalistes avancés admettaient qu’un développement capitaliste en dehors de lEurope occidentale, des Etats- Unis et du Japon, était impossible . Tout opposes qu’ils fussent aux regimes staliniens et aux regimes bonapartistes du Tiers monde qui tentaient de se substituer a l’investissement capitaliste de l’Ouest, ils partageaient avec ces moovements bureaucratiques et leur idéologie, la certitude que le marché capitaliste n’industrialiserait jamais les regions sous-developpees.

Aujourd’hui l’apparition de la “Bande des quatre” asiatique (Corée du Sud, Singapoor, Hong Kong, Taiwan) et de zones industrielles dans des pays comme le Mexique et le Brésil, appelés les nouveaux pays industriels (en anglais New Industrial Countries on NICs), a mis fin an mythe du Tiers-mondisme.

Cette evolution a laquelle il faut ajouter la décennie de “socialisme de marché” en Chine, la debacle de la domination stalinienne en Indochine, et léchec patent de différentes bureaucraties du Tiers Monde (Indonésie, Egypte, Ghana, Algérie) ou de regimes plus récemment influences les Soviétiques en Afrique ( Ethiopie, Angola, Mozambique), a résoudre les problèmes de developpement les plus élémentaires, a degonflé l’atmosphère capiteuse de l’etatisme du Tiers Monde qui a perduré jusqu’au milieu des annëes 1970.

Que ce soit dans l’Amérique de Reagan, l’Angleterre de Thatcher, la France de Mittenrand, la Chine de Teng ou la Russie de Gorbachev, quand on a redécouvert pour de bon, a la fin des années 1970 et au debut de 1980, les vertus du marché par opposition au poids mort de la bureaucratic d’Etat, la gauche internationale qu’on associait a l’Etat (a tort on a raison mais trop souvent a raison) sombra dans la crise et le déclin.

Le lecteur de cette revue se demandera ce que tout cela a a voir avec les orientations anti -social démocrates, anti-staliniennes et anti tiersmondistes bonapartistes issues de l’Opposition internationale de gauche des années 1920, qui n’ont jamais eu de telles illusions? Et quest-ce que tout celà a a voir avec l’article de Buhle?

J’avance que les vieilles idées sont usées jusqu’a la corde et que les efforts les plus résolus pour tenter de donner un sens a la conjoncture actuelle avec comme seule arme la meilleure des traditions du socialisme européen, – les moments “sains” de la social democratie allemande et du bolchevisme russe – ont insuffisants. Ils sont insuffisants parce que ces mouvements-la aussi sont inextricablement lies a la tradition étatique aujourd’hui discréditée.

Ou donc est l’Etat,  se demandera le lecteur,  dans une tradition qui repose sur l’appel a “tout le pouvoir au Soviets” dans la Russie de 1917 ou dans la lutte du Spartakusbund pour une republique des Conseils en Allemagne en 1918-1919? Nulle part peut-etre, au cours des ces jours enivrants du pouvoir direct de la classe ouvrière dans les usines de Pétrograd, Moscou, Berlin et quelques autres centres industriels de I’Europe centrale et orientale. La tendance a l’étatisme se trouve plutot dans le rapport de ces ilôts de capitalisme industriel avec l’énorme masse de petits producteurs -surtout paysans- qui les entoure. Elle existe aussi clans l’intelligentsia qui, pour devenir rdvolutionnaire, a rompu avec le role qui lui etait assigne, celui de fonctionnaire dans les monarchies de l’Europe centrale et orientale, et qui, en Russie surtout, se propose comme médiateur d’une alliance entre la classe ouvrière et ces paysans. Quel que soit l’accent mis sur le rapport entre “classe et parti” comme cause de la degenerescence de la Revolution russe, cela n’empêche quelle a triomphé et sest défendue avec succès et que ce résultat aurait été impensable sans une revolution paysanne simultanée a la campagne – la revolution bourgeoise de la terre aux paysans.

Pendant plus d’un siècle l’ironie pour la gauche de I’Europe continentale est qu’un certain “marxisme” ait été particulièrement populaire précisement dans la classe ouvrière des pays ou la paysannerie était la plus opprimee et la plus combative dans sa lutte contre les relations sociales de l’agriculture précapitaliste. Faire apparaitre cette vérité c’est découvrir les fils caches qui relient a l’Etat les memes mouvements qui ont produit un Lenine, une Luxembourg on un Trotsky.

La tradition socialiste de l’Europe continentale est née dans les moments radicaux de la Revolution française ; Marx et Engels lui ont donne une formulation théorique accomplie dans les années 1840 et elle a produit la social démocratie allemande aux avancées apparemment irrésistibles depuis les années 1860 jusqu’a 1914 cette social démocratie a pris le pouvoir pour la premiere fois avec la revolution bolchevique de 1917. Mais il nous faut remarquer qu’elle a ete influente surtout dans les pays comme la France, lAllemagne et la Russie ou elle s’est trouvée face a l’héritage étatique du despotisme éclairé et a la question agraire non résolue -a l’échec de sa transformation en une agriculture capitaliste – tache pour laquelle ces Etats avaient été créés.

Au contraire l’Amerique et les pays d’Europe qui avaient réalisé une société de citoyens a la fin de la période de la Réforme, au milieu du XVIIème siècle, n’ont jamais produit une intelligentsia susceptible de fusionner avec une très militante classe ouvrière. Les intelligentsias révolutionnaires qui ont joue un role décisif dans la tradition de l’Europe continentale étaient le produit d’un système éducatif élaboré pour former les fonctionnaires des Etats de despotisme éclairé. Ces etats cherchaient a mener a bien par en haut les réformes sociales et économiques nécessaires au développement du capitalisme. La fusion de leur intelligentsia avec les mouvements radicaux des ouvriers et des paysans jusque fort avant dans le XXeme siècle, c’est l’histoire même du socialisme moderne qui est entré en crise dans les années 1970.

La crise a commence précisément lorsque, au cours du boom économique d’après guerre, entre 1945 et 1973, les sociétés porteuses des mouvements socialistes europeens, ont fini par depeupler leurs campagnes et par devenir pleinement capitalistes a l’image de ce que l’Amérique était depuis déjà longtemps. Cette évolution dans le contexte d’une crise plus large de la gauche internationale associée a l’Etat et a l’achèvement de la revolution capitaliste, met en lumiere la signification historique réelle de ces mouvements, leurs succès – et leurs limites.

Ceci ne constitue aucunement une critique de la critique du capitalisme faite par Marx. C’est une critique du mouvement ouvrier classique dont la ‘poésie” était issue d’une tradition dominée par les modèles allemand et russe et marqué par l’achèvement de la revolution bourgeoise que ces modèles sous-entendaient.

Il est done temps aujourd’hui de regarder de près dautres sociétés – y compris et en premier lieu les USA – ou la tradition socialiste de l’Europe continentale n’a guère eu d’impact pour la bonne et simple raison que les conditions de sa presence efficiente (heritage de l’etat absolutiste, intelligentsia mécontente produite par un système de fonctionnariat et d’éducaion, problème agraire non résolu) étaient totalement absentes.

Quand on considére des sociétés comme celles de la Grande Bretagne, de la Hollande, de l’Ecosse, do la Suisse et des Etats-Unis (tous pays ou le calvinisme a eu une grosse influence au XVIIeme siecle et ce nest pas un hasard) on voit que ce qui leur a fait prendre un autre cours que le reste de l’Europe c’est quils avaient créé une espèce de société civile a l’ere de La Réforme et des guerres de religion qu’elle a engendrées.

Quand on regarde les choses depuis l’ère de Reagan et des décennies ou les USA étaient devenues le centre de la contre-révolution mondiale, il est quelquefois difficile de se rappeler qu’ils furent jadis le pays le plus démocratique du monde, pour incomplete qu’ait ete cette democratie. lls ont été les premiers a avoir le suffrage universel pour les hommes blancs (1828), a avoir des partis politiques de masse, et meme un parti politique se prétendant celui de la classe ouvrière (1836-1837) durant la periode de Jackson.

II est encore plus difficile de se rappeler que ce caractère démocratique de l’Amerique a ses debuts remonte a l’hénitage laissé par les guerres de religion et par quelques défaites de certaines des factions en guerre.

Au XVIIeme et au XVIIIeme siècle, la religion a eu dans léconomie pohitique de l’Atlantique nord essentiehhement anglo-americain, une destinee très différente de celle de son homologue continentale. Dans ce pays ce sont des ‘radicaux’ encore capables de parler le langage de la religion qui introduisirent la société capitahiste. Sur le continent européen ou le catholicisme ou le protestantisme etait devenu religion d’Etat, la creation d’une société capitaliste de citoyens a toujours exige une trés brutale opposition a la religion. Au contraire, en Angleterre et aux Etats-Unis, les extrémistes religieux étaient a l’avant-garde des luttes sociales, telles que le mouvement anti-esclavagiste et les premiers mouvements ouvriers de la fin du XVIIeme siècle et du debut du XIX eme.

Les colonies d’Amerique et les jeunes Etats-Unis ont été peuplés par des groupes qui avaient surtout leurs origines dans l’aile gauche des mouvements de Réforme anglais et allemands. Ces groupes ont cree la tradition radicale aménicaine “indigene”, dont Buhle discute, et c’est cette tradition qui a été eclipsee par l’hégémonie mondiale du radicalisme de I’Europe continentale avec sa référence exphicite on implicite a l’Etat datant du siècle passé. Comme la tradition européenne périclite, l’américaine redevient plus visible.

Pour ceux qui (comme pour moi il n’y a pas si longtemps) ont “fait leurs classes” avec les meilleurs théoriciens de la deuxième et de la troisième Internationale, Lénine, Luxembourg on Trotsky, la tradition américaine indigene était pratiquement invisible. Je crois qu’elle aurait ete moins invisible pour Marx et Engels qui voyaient bien la signification histonique d’un Jacob Boehme dans la formation de leur tradition. Engels en effet, issu lui-méme dun milieu profondément piétiste, espérait que les Shakers (Trembleurs)[1] américains en arriveraient a une perspective de classe.

Les révolutionnaires en Amerique doivent prendre en compte le fait que pendant deux siècles, avant 1840, I’Amérique du Nird a ete peuplée presque exclusivement de colons protestants de gauche, d’indien et de noirs  (ces derniers représentant probablement 20% de Ia population a l’aube de la guerre de Secession de 1860). L’interaction de ces trois groupes a créé certaines constantes de la culture américaine qui n’ont éte altérees fondamentalement ni par l’industrialisation ni par l’immigration, les deux forces principales qui ont favorisé l’mportation du radicalisme de l’Europe continentale.

La veritable tradition radicale américaine est née là, dans la rencontre entre les Anabaptistes, les Indiens et les Africains aux XVII et XVIIIeme siècle.

L’Amérique est aujourd’hui, et de loin, le pays le plus religieux du monde qu’on nomme “capitaliste avancé”. En 1976 lors d’un sondage de l’institut Gallup sur l’importance du sentiment religieux, plus de 50% des Americains ont exprimé leur croyance en Dieu et un nombre significatif d’entre eux se sont dépeints comme des fidèles ayant éprouve “une deuxième naissance”.

Ce sondage de Gallup tente détablir une correlation entre l’importance des sentiments religieux et les indices de développement social. La plupart des pays s’alignent gentiment dans on domaine qui va de la Suede et du Japon (fort developpement, faibles incidences des sentiments religieux) a l”Inde (faible développement, forte incidence des croyances religieuses). Il est significatif que les Etats-Unis se soient trouvés complètement hors des limites de l’épure, suivis de près par le Canada, avec leur coexistence dun degré de développement elevé avec une grande importance attachée aux sentiments religieux.

Mais le problème de la croyance explicite et de la pratique religieuse sont secondaires: l’impregnation religieuse de la culture américaine s’opère le plus souvent sous une forme sécularisée. Nous atteignons ici,  je pense, le coeur des questions soulevées par Buhle, et de la signification que peut avoir aujourd’hui la culture americaine d’avant 1840, d’avant l’industrialisation, culture créée par la branche ” de gauche ” de la Réforme (les colons américains protestants- anglais et allemands), les Indiens et les noirs, c’est-à-dire la branche radicale de cette culture.

On ne peut sous estimer l’héritage “gothique américain” legue aux US par les Puritains de la Nouvelle Angleterre. Ce qui perdure de cet heritage c’est l’idée d’une Amérique “nation rédemptrice” historiquement privilegiée, ‘la cite sur la colline” dont l’histoire est celle de la révélation de Dieu sur terre, conception très voisine de celle des Hébreux de l’ancien Israel avec lesquels les Puritains s’identifiaient profondément. Cet heritage se trouve encore lie a l’idée theologique du “mal absolu” matérialisé dans les forces qui s’opposent a l’épanouissement de plein droit de la Providence.

Au XVIIeme siècle,  lors de la guerre des Péquots et en 1676 lors de la guerre plus totale du roi Philippe,[2] cette volonté d’annihilation du mal s’exerça d’abord contre les Indiens de la Nouvelle Angleterre. Les Puritains sont les fondateurs de la tradition qui conduit tout droit, sous sa forme seculière, a “Rambo’ (même s’ils etaient eux-mémes bien plus intéressants que Rambo). En 1692, au cours du procès des sorcières de Salem, les femmes accusées de sorcellerie ettaient censees avoir appris “la magie noire” dun esciave des Caraibes et peut-être de quelques chamans indiens locaux.

La bonne conscience qui accompagne l’expansionisme américain ainsi que l’association des non-b!ancs (et des femmes blanches liées a eux) avec le “mal absobu”, sont directement issues du puritanisme du XVIIeme siècle. Grace a l’influence des maItres d’ecole de la Nouvelle Angleterre, fers de lance de I’ecole primaire, et au fondamentalisme chrétien, la conjonction de ces attitudes originelles donna le ton a la culture américaine, bien au-delà de la Nouvelle Angleterre et jusqu’au XIXeme siècle, a one époque ou les puritains avaient perdu leur hégémonie. Mais les restes séculiers de leur theologie, justificatrice de l’extermination des Indiens et de l’expansionisme, ont garde de leur force trois siècles plus tard.

Les Puritains n’etaient cependant pas Ies seuls protestants dans l’Amérique des debuts. S’opposaient en effet a eux, en Nouvelle Angleterre mais plus sérieusement encore dans les Etats atlantiques du centre, les descendants d’une autre branche, plus radicale, de la gauche protestante : les Anabaptistes (et assimilés) dont certains creèrent des communautes chretiennes explicitement communistes lors de leur arrivée en Amenque du Nord.

Les Mennonites[3] allemands de ces regions attaquèrent publiquement l’esclavage en 1688, des decennies avant que les Quakers de Pennsylvanie, plus célèbres, n’aient commence a le faire. Dans la colonie de Massachusset Bay[4] méme, le libertin anglais Thomas Morton fut renvoyé en Angleterre enchainé en 1630 pour avoir vendu des armes et de l’alcool a des Indiens du coin, mais surtout parce qu’il était soupçonné d’avoir “forniqué ” avec des Indiennes. En 1740, lors do “Grand Réveil”, mouvement de revival du protestantiisme américain, qui avait des accents anti-puritains et une composante de classe très nette, les noirs furent acceptés pour la premiere fois dans les congregations des Etats de l’atlantique-centre.

A chaque fois les révoltes contre le puritanisme a l’intérieur de la culture protestante se trouvaient Iiees a une compassion pour la condition des Indiens et des noirs. Cest ce caractere multi-racial qui a fait de cette tradition radicale américaine indigène plus qu’une transplantation d’un protestantisme, anglais on allemand, dissident.

Ce caractère multi-racial était en effet le seul aspect purement americain dans une culture américaine a ses debuts, par ailleurs simple imitation de l’Europe. Chercher la “culture” américaine des XVII et XVIIIeme siècle en ne regardant que les correspondances avec Ies equivalents de la culture ralfinée de I’Europe fait que l’on n’aperçoit guère cette originalité. La raison en est, en partie, qu’une telle perspective, déjà marquee par l’héritage de I’intelligentsia profane du continent, n’incline pas a prendre au sérieux une culture religieuse.

On ignore ce faisant que les psaumes et les hymnes mennonites apparus quand les noirs entrèrent dans les congregations et les chorales de I’atlantique-centre, pendant le “Grand Réveil’ des années 1740, ont été les premiers fruits d’une tres longue et très riche tradition musicale afro-américaine, incontestablement la contribution la plus exceptionnelle de l’Amérique a la culture mondiale. On ne se rend pas compte que les esclaves “convertis” ont apporte au protestantisme américain une dimension religieuse réellement africaine qui inclinait autant le christianisme a leurs propres buts et traditions, que l’inverse. On ignore les danses afro-américaines telles que ring-shout absorbées dans le tent revivalism[5] du “Second Grand Réveil” postorieur a 1800. On ne voit pas la richesse des traditions du “spiritual” noir – traditions que des Européens comme les compositeurs Dvorak et Delius ont du signaler aux compositeurs americains eurocentrés, comme étant la vraie culture musicale américaine, source des musiques afro-améncaines profanes du dernier tiers du XIXeme siècle.

Dans un contexte plus contemporain, an let point de vue ne prend pas assez au sérieux le contexte religieux d’ou sont issus les deux plus importants leaders noirs de l’histoire américaine récente qui ont ébranlé la société dans ses fondements Martin Luther King junior et Malcolm X.

Aux yeux d’un moderniste eurocentré le role des Indiens dans la mise en forme de la culture américaine est encore plus obscur , et dune certaine manière plus complexe que celui des noirs américains. Il n’a pas été moins important car il a préparé le terrain sur lequel ont évolué les relations entre blancs et noirs. Mais une étude sérieuse de ce sujet nous entrainerait trop loin.

De 1840 a 1870, a lépoque ou la classe ouvrière européenne était en train d’édifier ses premieres organisations industrielles de ma;se, syndicats et partis socialistes, la classe ouvrière américaine était mobilisée politiquement par les Démocrates et les Républicains au cours dune crise oil le problème des noirs et non la question des classes occupait le devant de la scene.

L’année l87’7 voit en quelques mois les troupes nordistes se retirer du Sud, les guerres indiennes se terminer dans l’Ouest et les grèves insurectionnelles se déclencher a St Louis et a Pittsburgh. On atteint un sommet dans la convergence des problèmes de la classe ouvrière, des noirs et des Indiens. ( Le New York Times relatant les évènements de 1877 utilise d’ailleurs le mot “rouge” pour qualifier indifféremment les Sioux qui avaient défait le général Custer sur la “frontière” et les agitateurs radicaux du mouvement ouvrier).

Après 1877 les guerres indiennes se terminent véritablement tandis qu’on abandonne a l’oligarchie blanche du Sud, restaurée dans sa puissance, la plupart des Afro-américains, maintenus soumis au système Jim Crow. On voit alors surgir un antagonisme de classe contre classe dans le Nord industrialisé et avec lui les beaux jours de la tradition radicale “immigrée”. Pendant toute une période cette evolution repoussa a l’arrière-plan les questions de race venues de l’epoque préindustrielle, l’héritage ‘indigène’ et donc la tradition radicale ‘indigene’.

Les grands soulèvements de la classe ouvrière, en 1877, 1886, 1892-1894 et 1919 sont bien dans la tradition insurrectionnelle vers laquelle se tournent les révolutionnaires d’aujourdhui pour y chercher linspiration (tradition que les IWW traduisent le mieux). Mais méme dans Ia défaite de cette tradition, même si elle s’est laissée enfermer dans les années 1930 a l’intérieur du New Dcal du parti démocrate et de la CIO, la vieille tradition indigène et sa problematique sont restés présentes. Voyons comment.

A partir des années 1870 le capitalisme mondial a eté secoué par une crise agraire qui a fait régulièrement baisser les prix agricoles pendant près de vingt-cinq ans. Cette “grande deflation” avait pour cause une revolution dans la productivité de l’agriculture. En consequence, a cause du faible cout de la nourriture, le salaire reel des ouvriers a augmenté meme quand nominalement, il a baissé.

Le même processus a commence a se faire sentir une vingtaine d’années plus tard pour les produits manufactures. Dans les années 1880 on remarque, surtout aux Etats-unis et en Allemagne le démarrage dune production de masse stimulée en partie par la possibilité ouverte de nourrir davantage de travailleurs des villes avec des salaires diminués. Avec les années 1920 le capitalisme atteint le point ou il va pouvoir offrir a la classe ouvrière les biens de consommation durables, produits en masse, comme il avait pu le faire précédemment pour la nourriture. Les couts de production de ces biens baissaient et les ouvriers pouvaient se les offrir méme si leurs revenus demeuraient stables voire déclinaient, relativement on absolument. C’est cette augmentation du revenu maténel des ouvriers occidentaux, resultant de l’accroissement de la productivité a 1’Ouest qui est la base réelle du réformisme du mouvement ouvrier occidental classique.

Les revolutionnaires dans la tradition de Lénine et de Trotsky expliquent que la poussée de la classe ouvriere américaine (et occidentale en general) a été endiguee par le reformisme grace aux “super profits’ engendrés par an capitalisme de monopole dans sa phase impérialiste. Trotsky y ajoutait la trahison des dirigeants réformistes issus d’une ostensible aristocratie ouvrière.

Ces explications sont trés discutables, même quand il s’agit du debut du XXeme siècle ou elles ont pris naissance. Mais la désindustrialisation importante de regions telles que la “rust bowl”[6] aux Etats-Unis on le nord de l’Angleterre, a laquelle s’ajoute l’immigration a grande echelle vers les Etats-Unis et lEurope en provenance des Caraibes, de I’Amerique Latine, et des anciennes colonies d’Afrique et dAsie, a rendu floue la distinction entre zones de capitalisme avancé et zones du Tiers Monde, et absurde l’idée d’un ouvrier occidental “bénéficiant” des investissements capitalistes d’outremer.

Les courants révoutionnaires, les lecteurs de Against the Current y inclus, qui ont, sans critique, trace une ligne continue a partir du leg de Lénine et Trotsky, ont du meme coup hérité un aveuglement sur les causes réelles du réformisme. Ils ont partage avec les staliniens et les tiers mondistes cette fausse comprehension quand ils ont cherché a apprehender la conjoncture mondiale des années 1970, et se sont retrouvés infirmes quand le capitalisme, contre toutes les idées traditionnellement reçues, a deplacé le fer de lance de la production de masse de Detroit et de la Ruhr, vers Seoul et Sao Paulo.

Ce processus de déplacement a connu une premiere phase centrée sur les USA et I’Allemagne, entre 1880 et 1920 (il a fait a l’Angleterre ce que les NICs d’aujourd’hui sont en train de faire aux US et a lEurope, a plus petite échelle ) au cours de laquelle la tradition américaine indigène a été convenablement refondue pour s’adapter a la structure urbaine influençant le destin du mouvement ouvrier classique.

Au tournant du siècle le capitalisme américain était a l’avant-garde dans la creation d’une culture urbaine s’appuyant sur la consommation de masse; cette culture aux accents hédonistes a commence a entamer sérieusement l’heritage puritain toujours present dans la culture américaine et représentée vers 1900 par la morale “victorienne”, les ligues anti -alcooliques, la remontée du fondamentalisme dans la Bible Belt et le boosterism des petites ville

Cette consommation de masse dans les villes et la culture hédoniste qu’elle a rapidenient produite, ont ete rendues possibles par la revolution de la productivité d’abord dans I’agriculture puis dans I’industrie. Elles demeuraient un rêve lointain pour les pays dEurope ou les mouvements socialistes militants faisaient leur percée, mouvements qui avaient eux-méme souvent plus d’un relent puritain.

Au coeur de l’attrait mondial exercé par cette culture se trouvaient la musique et la danse américaines, essentiellement noires; d’abord le cake-walk dans les années 1880, puis le ragtime et, avec “l’autre revolution de 1917”, le jazz et sa percée mondiale. La fusion au XVIIeme siècle des millénaristes radicaux de la Réforme avec les Indiens et plus tard avec les Africains, a fini par produire avec le temps l’armature cachée d’une espèce de liberté authentique, pour bridée quelle ait été par la reification, l’atomisation et la passivité, une liberté que l’Europe continentale n’a pu atteindre a une échelle importante qu’apres la deuxième guerre mondiale.

Cet “Afro-Anabaptisme” a été et est toujours la veritable tradition révolutionnaire américaine sur laquelle le jacobinisme, l social-democratie et le bolchevisme ont sombre. On en trouve la preuve en Europe mème lorsqu’ils s’écroulent au moment oü les sociétés européennes atteignent a cette consommation de masse urbaine, que les Etats-Unis connaissent depuis Iongtemps. L’heritage des tendances étatiques représenté aujourd’hui par les restes amputés de cette tradition, les partis socialistes et communistes européens, ne sont plus d’aucune utilite pas méme pour faire avancer ce vieux type de réformisme et d’endiguement de la classe ouvrière.

Si la musique américaine d’origine noire fait fureur dans l’Europe occidentale et orientale – ce qui est le cas – l’une au moins des raisons majeures en est la généralisation des conditions qui l’ont fait naitre en Amérique (pour l’Europe de lEst c’est seulement le désir de ces conditions). Les traditions d’austérité des partis du continent européens qui ont leurs racines dans la seconde et la troisième Internationale, n’ont rien qui leur permette de combattre ce courant dans la jeune classe ouvrière d’aujourd’hui.

Ce que je veux dire c’est que la gauche internationale qui emerge tout juste de plus d’un siècle d’hégémonie allemande puis russe, a été contaminée par un point de vue global enraciné dans la problematique des Etats despotiques d’Europe continentale et de leurs oppositions.

Une telle image du monde constituait une acceptation non-critique de tout l’héritage de l’Aufklaerung accumulé par les fonctionnaires d’Etat et l’intelligentsia. (Si j’utilise le terme allemand pour parler des Lumières c’est parce quelles ont constitué au debut du XIXeme siècle pour l’Etat prussien,le programme de réformes par le haut qui a amené cette couche sociale a la tradition de la revolution bourgeoise, processus théonsé par la philosophie de Hegel). Ainsi ont été masquées les sources do marxisme issues des extrémistes de la Réforme, en particulier dans un pays comme les USA ou l’aile gauche du protestantisme est directement a l’origine de la tradition radicale.

On imagine aisément un partisan de cette position de l’Aufklaerung admettant que l’extrémisme de la Réforme était bien Ia source de la tradition radicale américaine indigène, mais ajoutant tout naturellement qu’une telle tradition – contrairement a son aspect ostensiblement “marxiste”, était “petite bourgeoise”.

Ce terme est peut-étre utile pour qualifier le caractére préindustriel, voire antiindustriel, des Mennonites, des Schwenkfelders, et des Hutterites des communautés communistes de l’est de la Pennsylvanie, ou celui des radicaux du “Grand Réveil” de 1740 qui ont jeté les ferments de la Revolution américaine, des Shakers, des mouvements anti-maçonniques des années 1820 dans le nord de l’Etat de New York, des Abolitionnistes, on de quelques courants radicaux agrariens d’après la guerre de Secession. Pris en eux-mêmes peut-étre que ces disciples de Jakob Boehme, Immanuel Swedenborg et William Blake – ces véritables théoriciens de la tradition améncaine indigène – pourraient être rejetés avec cette epithète, la plus meprisante des épithètes marxistes.

Mais ce qui est exceptionnel s’agissant de l’Amérique, ce noyau fondamental de ce que  j’appelle lAfro-Anabaptisme, c’est justement, comme je l’ai esquissé rapidement ci-dessus, cette “intersection” des réformateurs extrémistes européens vaincus et réfugiés avec les lndiens puis les Africains qu’ils ont rencontrés. Avec cette intersection – le projet historique cache d’une ‘nouvelle Jerusalem” multiraciale qui déjà a la fin du XVIIeme siècle se signalait comme allant au-delà de l’Occident – la tradition utopique souterraine de l’Amérique quittait le terrain du radicalisme petit bourgeois.

S’il est vrai que la tradition radicale européenne repose sur la fusion de l’intelligentsia avec la classe ouvrière et la paysannerie, la tradition radicale américaine dont l’origine est antérieure a l’Aufklaerung étatiste, repose sur la fusion des Réformés radicaux avec les Indiens et les Africains. Si nos hypothetiques défenseurs du courant de l’Aufklaerung dans le marxisme contemporain veulent qualifier de petit bourgeois la tradition radicale indigene, ils doivent au moins se rendre compte qu’ils parlent du haut de la position des fontionnaires d’Etat “éclairés’, et non du point de vue d’une humanité émancipée.

On pourrait paraphraser Lénine qui disait ( vers la fin de sa vie) que “l’idéalisme dialectique est plus proche du maténalisme reel que le matérialisme vulgaire” en disant que la tradition millénariste de la Réforme révolutionnaire est plus proche du marxisme vrai que ne l’était le marxisme de la seconde et de la troisième Internationales.

Les lecteurs aux prises avec les problemes pratiques de la crise actuelle et la voie apparemment sans issue ou conduit une tradition issue essentiellement de Lénine ,de Luxembourg ou de Trotsky, dans un monde oh la robotique et la désindustrialisation sont en train de décimer la classe ouvrière occidentale sur laquelle reposaient les vieilles traditions, peut se demander a quoi peut bien servir la résurrrection des vieux courants indigénes du radicalisme. Dans léconomie mondiale, supra-nationale d’aujourd’hui ces vieux courants ne sont-ils pas aussi morts que la seconde et la troisième Internationale?

Je dirai que c’est juste le contraire. Si le marxisme de la seconde et de la troisième Internationale avec ses meilleurs représentants, est bien en effet l’ideologie “de I’achèvement de la revolution bourgeoise” ou la question agraire et le role de la paysannerie sont des ingredients moins remarques mais indispensables a l’intérieur de mouvements qui sont ostensiblement ceux de la classe ouvrière ; si ces mouvements étaient en fait davantage concemés par l’abolition du pre-capitalisme que du capitalisme lui-même (projet qui a parfaitment réussi de l’Allemagne jusqu’en Chine); s’ils ont finalement incorporé le discours du fonctionnaire des Etats “éclairés” et transformé le marxisme dune théorie de la “communauté maténelle humaine” (manuscrits de 1844) en une strategie destinée a I’industrialisation des pays arrièrés; on est en droit de dire qu’ils viennent du monde de l’hégémonie du travail qui s’est impose d’abord en Angleterre puis ailleurs a partir do XVIIeme siècle.

Mais le marxisme au plus profond de ses origines et de ses aspirations ne cherche pas a “humaniser” le monde du travail; ni même assurer le contrôle de la production (et de la reproduction) par la classe ouvrière, preoccupations qui ont été au centre des courants marxistes les plus sains do XXèsiècIe. Le marxisme cherche a aller au-deja de I’opposition capitaliste entre travail et loisir, vers une nouvelle forme d’activité qui réunisse en elle les occupations actuellement réparties entre ces deux spheres di stinctes.

La tradition amércaine lndiano-Afro-Réformée radicale nous vient d’un passé antérieur a l’hégémonie du travail, un passé caractérisé par une forme plus haute d’activité totale” qui, sous son meilleur jour, est appparue quelquefois dans des sociétés précapitalistes (par exemple dans les grands festivals de la Renaissance); cette tradition est en vérité plus proche du communisme que ne le sont les recettes de la deuxième et de troisième Internationale destinées a industrialiser les pays sousdéveloppes.

II n’y a pas si longremps, lea critiques du marxisme soulignaient que le niveau de vie des ouvriers occidentaux était a lui seul une refutation de la these marxiste sur la ‘paupérisation croissante’ du proletariat. L’apparition de “rust bowls” dans le Middle West et l’existence de kyrielles de SDF qui font les poubelles dans lea toutes lea villes des Etats Unis ont mis fin a cette rengaine, et pour beaucoup de gens ce n’est la qu’un debut.

Mais cette confirmation irrefutable de la théorie marxiste des crises, ne soulage guère de leur malaise les révolutionnaires socialistes qui sentent que leurs meilleures traditions ne peuvent guère les guider dana le present et dana l’avenir, que ni l’heritage révolutionnaire de lAllemagne on de la Russie, ni les souvenirs plus accessibles de l’histoire du mouvement ouvrier américain tels que Flint ’37 ne sont d’un grand secours dans un monde ou la division internationale du travail et les strategies fondées sur des technologies sophistiquees sont en train de chasser le travail vivant du procés de production.

Les usines que les ouvriers ont occupé a Flint étaient parmi lea plus neuves et les plus productives du monde; ce nest plus leur cas aujourd’hui, pas plus que d’un bon nombre de centres de production aux U.S. Marx dans les Grundrisse (1857) était aussi un visionnaire en prévoyant une phase du capitalisme on la science serait directement affectée au proces de production et deviendrait en elle-méme une source importante de valeur. Une telle phase du capitalisme ne se contenterait pas de coexister avec l’expulsion a grande echelle du travail vivant dans la production de masse – ce serait “l’autre face” de cette expulsion.

Cest dans ce monde-la que nous vivons. La seule réponse adequate de la classe ouvrière américaine et de ses allies est dans une lutte résolument internationaliste pour une reconstruction de l’économie mondiale fondée sur et dirigee par la classe ouvrière. Ce qui signifie une stratégie révolutionnaire de la classe ouvrière qui dépasse les problèmes qui sous-tendent même les meilleures de nos traditions révolutionnaires: le développement des forces productives a l’échelle nationale. Pareille strategie peut être vaincue. Mais toute autre approche est inefficace pour combattre la restructuration capitaliste en cours avec toute la désindustrialisation et l’écrasement du niveau de vie qu’elle entraine et dont les dix on quinze années passées ne nous donnent qu’un avant-gout.

Par delà la phase de capitalisme, évoquée dans les Grundrisse, en train de se déployer a léchelle mondiale, il y a une société émancipée de l’hégemonie du travail qui la dominée depuis que le capitalisme est devenu le mode hégémonique de production; cette emancipation ne sera pas ce Lotusland cybernétique imagine par quelques “visionnaires” des années 1960 (qui ont simplemcnt extrapolé une vision dégradé du loisir capitaliste avec sa passivité, pour en faire la tendance a venir) mais une nouvelle forme d’activité dans laquelle le côté creatif orienté du travail contemporain et le côté gratuit (c.à.d. esthetique) du loisir contemporain se fondent dans quelque chose de nouveau.

Quelques sociétés aborigênes dAustralie, par exemple, utilisent le même mot pour “travail” et pour “jeu”; le mot “art” n’existe pas car tout est imprégné de cette dimension esthétique que nous avons confinée darts le ghetto de l’art.

Si l’analyse qui precede, sur la fusion des Réformés radicaux, des Indiens et des Afncains, est exacte, alors les radicaux Américains ont un heritage d’une richesse exceptionnelle pour rénover leur propre mouvement et faire face au long de la triste periode qui nous attend. Cet heritage vaut non seulement pour les US mais pour cette forme de “pays angélique”, pour reprendre l’expression de Blake, que le monde a essaye et essaie encore de voir dans le projet historique inachevé de ce pays.
Notes

[1] Une des multiples sectes protestante, issue des Quakers anglais, émigree en Amérique en 1774, vivant en petites communautes “communistes” et pauvres.

[2] Les Péquots sont une des tribus indiennes do la Nouvelle-Angleterre. Quant au “Roi Philip” c’est en fait un sachem de la tribu des Wampanoag qui a mene contre les Anglais en 1674-1675 une des guerres les plus sanglantes que l’Amérique du Nord ait connue (L’Encyclopedia Britannica dixit), la plus coüteuse en vies humaines compte tenu de la population en cause. Philip fut tue en 1676.

[3] Secte dérivee des Anabaptistes, aile gauche de la Réforme de Zwingli, anti-esclavagiste, pacifiste et non-violente. Un de leur sousgroupes est celui des Amish, célèbre pour continuer a vivre dans las Etats-Unis du XXème siècle une vie communautaire dans les conditions du XVIIème siècle: sans electricité ni téléphone ni voiture a essence.

[4] Première grande colonie de peuplement aux Etats-Unis, inaugurée a Salem en 1628 par des puritains.

[5] Au fur et a mesure que la “frontière” so deplaçait , diverses eglises organisaient des reunions de plein air qui duraient trois ou quatre jours durant lesquels se succédaient les préches, los hymnes, baptemes, cérémonies religienses diverses plus ou moins hysteriques.

[6] “Rust bowl” est calque sur “dust bowl : en 1932-1937, en raison d’une surexploitation do sols fragiles, plusieurs annees de séchercsse ont transformé des terres fertiles de Oklahoma et du Colorado en desert do poussiere, avec les consequences humaines qu’on imagine. Cf Ia complainte de Woody Guthry “I am a dust bowl refugee”. La ‘rust bowl serait par analogie le desert de rouille cree par la fermeture des usines.

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