Au moment où j’écris ces lignes, fin octobre 1998, la dernière phase de la crise financière mondiale semble marquer une pause.
Ce texte, de taille réduite, ne prétend pas fournir une analyse des causes dernières de cette crise. Selon moi, la situation actuelle n’est que la dernière résurgence d’une crise dans le processus d’accumulation qui s’était déjà manifestée vers 1965 lors des récessions simultanées aux Etats-Unis, en Allemagne et au Japon (1967), annonçant que le boom de l’après-guerre tirait à sa fin. Ce boom, qui n’était que la traduction du redressement économique consécutif à la crise des années 30, a démarré en 1938 et s’est terminé partout dans le monde avec la crise de 1973-75. En conséquence, il doit être à son tour replacé dans le contexte de la “Guerre de Trente Ans” de la période 1914-1945, pendant laquelle la viabilité du capitalisme comme système mondial a pour la première fois été remise en question, et qui a vu celui-ci s’en sortir à travers les guerres inter-impérialistes, la récession, le fascisme, le Stalinisme, les Fronts Populaires, les “Fronts de Libération Nationale” et plus récemment en 1989-1991 à travers le triomphe mondial, éphémère et illusoire, d’un “capitalisme démocratique libéral” retapé pour les circonstances.
Je n’ai pas l’intention de rentrer trop avant dans les débats sur la théorie marxienne des crises et dans les oppositions entre Hilferding, Luxembourg, Boukharine, et Grossman. Pourtant, il ne s’agit aucunement de débats “théologiques” : toute affirmation “empirique” reflète une prise de position, implicite ou explicite, par rapport à une théorie et à différentes propositions de nature programmatique. En prenant connaissance des remarques qui vont suivre, les lecteurs verront vite que je m’inscris dans une variante du courant Luxembourgiste. Je pense que la plupart d’entre eux se réjouiront avec moi de la décomposition, ces 25 dernières années, de l’école de pensée du “capitalisme de monopole”, qui va de Hilferding, Hobson, Lénine et Boukharine, jusqu’à ses derniers partisans dans les années 70, Amin, Emmanuel, Bettelheim et Mandel, en passant par Baran, Sweezy et Magdoff. Le “Marxisme keynésien” hybride de Robinson, Kalecki, Sraffi etc., qui avait atteint son apogée avec la théorie des crises dite de la “poussée salariale” chez des auteurs comme Hirst et Hindness et dans des traités authentiquement théologiques sur le prétendu “problème des transformations”, a perdu également tout son crédit.
A mon avis, on peut être en désaccord sur certains fondamentaux et tirer cependant profit d’un débat sur un nombre restreint d’analyses de l’actualité et des évolutions contemporaines.
Le capitalisme est un système de valorisation. Le capital est avant tout une relation sociale, au sein de laquelle la force de travail est transformée en une marchandise : le travail salarié. Mais en pratique, le capital ne se présente aux capitalistes que comme une capitalisation d’actifs produisant du profit, des intérêts et de la rente foncière. D’un point de vue plus fouillé, le profit, l’intérêt et la rente foncière ne sont qu’une répartition de ce que les marxistes appellent la “plus-value” disponible. Du point de vue plus superficiel de la pratique capitaliste quotidienne, le profit, l’intérêt et la rente foncière se présentent comme des actions, des obligations, et des contrats etc., autant de papiers qui sont des “titres à la richesse” et qui donnent aux entrepreneurs, aux banquiers et aux propriétaires fonciers le droit à une part de la plus-value.
Si l’on s’en tient à la surface des choses, le terme de “valorisation” traduit le fait que des capitalistes individuels “injectent” une quantité M d’argent dans des investissements dont ils attendent, à terme, qu’ils leur rapportent une quantité accrue d’argent M’. Tant qu’une plus-value suffisante est disponible pour soutenir les taux de rendement attendus, en profit, intérêt et rente foncière, la “valorisation” continue. Quand cette plus-value n’est plus disponible, c’est la crise, et ces “titres à la richesse” sont détruits ou dévalués. Dès qu’un nouvel équilibre est rétabli entre le profit, l’intérêt, la rente foncière d’un côté, et la plus value disponible de l’autre ÷ et cela quel que soit le coût matériel encouru par la société ( récession, guerre, misère, maladies, diminution de l’espérance de vie ) ÷ un nouveau cycle peut commencer. Une crise comme celle que nous connaissons actuellement se produit parce que tous les titres au profit, à l’intérêt et à la rente foncière ne peuvent être “valorisés” par la plus-value disponible. Ces titres sont des FICTIONS qui doivent être détruites par la “dévalorisation”. Voilà, en première approximation, ce qu’entraîne une “fusion financière mondiale”.
Aujourd’hui, nous pouvons observer ces fictions ( capital fictif ) dans les vastes “actifs non exploités” des banques japonaises, dans les dettes extérieures que la Thaïlande, l’Indonésie, la Russie, la Corée du Sud, le Mexique et le Brésil ne pourront jamais rembourser ; dans les fonds de pensions qui se révèlent subitement insolvables, comme le “Long Term Capital Management” dont la liquidation aura eu des répercussions sur plus d’un milliard de dollars d’actifs ; dans les biens immobiliers de l’Etat encore non liquidés au Japon, en Chine, à Hong Kong, aux Etats-Unis et en Europe ; dans les milliards de dollars en bons du Trésor américain détenus, dans une large mesure, par des étrangers ; dans le service de la dette, celle du gouvernement des Etats-Unis, celle du Tiers-Monde, celle des entreprises, celle des consommateurs à tous les niveaux de la société ; et pour terminer cette liste par ce qui est peut-être le plus important à long terme, dans le capital fixe des usines dont la valeur a fondu suite à l’innovation technologique ou à une surcapacité importante du secteur. Tous ces titres à la richesse doivent être valorisés par une plus-value disponible ou doivent être détruits (et des milliards ont déjà été détruits). Mais la dévalorisation n’est pas une simple procédure comptable, brutale, anarchique et dispendieuse : en s’attaquant au salaire social total, les capitalistes tentent par tous les moyens de reporter sur la classe ouvrière les coûts nécessaires au maintien de ces valeurs menacées. Keynes avait indiqué il y a déjà longtemps que les travailleurs accepteraient plus facilement une érosion de leur revenu par l’inflation et l’impôt que par une retenue effectuée directement sur leur salaire par leur employeur, mais il a fallu attendre les années 60 pour que le système mette pour de bon ses conseils en pratique. Par exemple, quand le gouvernement des Etats-Unis “nationalise” les prêts bancaires douteux au Brésil et au Mexique, comme il l’a fait en 1982, ou encore les dizaines de milliards de dollars de la faillite des caisses d’épargne, comme il l’a fait en 1991, tous les travailleurs sont mis à contribution pour payer ces nouvelles rallonges de la dette nationale, tout comme ils doivent déjà payer les 15% des dépenses gouvernementales qui sont aujourd’hui dédiés de fait au service de la dette. Quand l’équipe de “secours” du FMI demande à l’Indonésie de s’engager dans une vente bradée des biens nationaux, sa seule préoccupation, c’est que celle-ci continue à payer ses dettes, quoiqu’il en coûte aux indonésiens.
Ce que nous avons pu observer depuis juillet, c’est une crise de liquidité classique, du type de celles décrites par Marx dans les Sections IV et V du volume III du Capital (si l’on met de côté, bien évidemment, la question des flux d’or, aujourd’hui dépassée). Une crise de liquidité est une fuite panique vers l’argent liquide ou quasi-liquide. Le directeur de la Banque Fédérale de Réserve des Etats-Unis, Alan Greenspan, a déclaré qu’il n’avait jamais rien vu de semblable à la situation actuelle depuis cinquante ans qu’il étudie l’économie américaine. Il veut dire par là que pour la première fois dans l’histoire de l’après-guerre, la menace principale n’est pas une inflation mais une déflation mondiale. Les récessions de l’après-guerre (et particulièrement celles de 73-75, 80-82 et 89-92, les plus profondes depuis la fin du boom) ont toutes été provoquées par une hausse brutale des taux d’intérêts qui visait à étouffer dans l’þuf toute menace d’inflation galopante. Bien sûr, une explosion inflationniste comme celle qui a menacé le système entre 1978 et 1980 aurait automatiquement été suivie par une explosion déflationniste si elle n’avait été contenue par une politique draconienne de gestion des crédits, laquelle, en définitive, a écrasé le niveau de vie de la classe ouvrière. Chaque “menace inflationniste” cache la “menace déflationniste” plus grave de la dévalorisation. Mais il y a encore six mois, l’attention de la plupart des analystes officiels, toujours en retard d’une bataille, était rivée sur un possible retour de l’inflation ; aujourd’hui, le spectre qui hante ouvertement les banques centrales et les salles du conseil des grandes entreprises, c’est une faillite déflationniste aussi importante que celle de 1929, ou plus importante encore.
Je voudrais attirer l’attention sur un aspect central, quoique que souvent négligé, de la crise, dont nous n’avons eu encore qu’un avant-goût. Il s’agit de la question de la liquidité internationale. Pour ce faire, comme dans notre introduction, nous devrons mettre entre parenthèses certaines questions fondamentales, non parce qu’elles ne seraient pas vraiment fondamentales, mais parce que, à mon avis, elles ne peuvent être abordées ni traitées de manière sérieuse dans le cadre de ce texte. Il s’agit :
1) des limites “profondes” du mode de production capitaliste, ou de la superannuation de la loi de la valeur ;
2) de la question des “modèles fermés” des volumes I et II du Capital (un modèle où les seuls acteurs sont les capitalistes et des travailleurs, toutes choses égales par ailleurs) opposés au “modèle ouvert” du volume III, avec en particulier la question de l’interaction entre le “système fermé” et les couches sociales non-capitalistes – petits producteurs et paysans – (cf. là encore, Rosa Luxembourg) ;
3) du rôle de l’activité autonome de la classe ouvrière dans le développement de la crise ;
4) de la question du travail productif opposé au travail improductif (que j’estime au minimum à 40-50% de la force de travail dans des pays comme ceux de l’OCDE) ;
5) de la façon dont le capital fictif trouve son origine dans la sphère de production elle-même (cela concerne essentiellement le passage des volumes I & II au volume III).
Chaque participant pourrait certainement rajouter encore d’autres points. La question de la liquidité internationale est par ailleurs “à la une” de l’actualité car nous venons juste de franchir une étape supplémentaire dans l’engrenage d’une crise mondiale de liquidité dont nous sommes loin d’avoir vu la fin.
La question de la liquidité internationale a joué un rôle fondamental depuis la fin des années 50, bien qu’elle n’ait jamais été posée ouvertement, si ce n’est dans des cercles de spécialistes et par une poignée de marxistes. De manière intermittente, elle a quand même été portée sur le devant de la scène, pour être ensuite oubliée jusqu’au stade ultérieur de la crise. Je pense cependant qu’il s’agit d’une question centrale, parce que c’est là notamment que l’on peut voir le “capital fictif” surgir jusque dans l’actualité, dictant les modalités d’interventions des différents acteurs.
Se poser aujourd’hui la question de la liquidité internationale, c’est avant tout se poser la question de “l’étalon dollar” sur lequel le monde a reposé depuis l’instauration du système de Bretton Woods en 1944, et de manière plus évidente depuis l’abandon de ce système en 1973 qui fut l’annonce officielle de la plus forte récession depuis 1938. Certes, le système de Bretton Woods était basé sur un étalon “échange-or” dans lequel le dollar était considéré comme “aussi bon que l’or”. Mais les Etats-Unis ont fait pression dès 1967 sur les détenteurs de dollars étrangers afin qu’ils ne les convertissent pas en or, comme ils auraient pu le faire en principe et comme certains le firent effectivement. En août 1971, les Etats-Unis décident alors – et ce n’est qu’une des nombreuses mesures unilatérales caractéristiques du nationalisme économique américain – de “fermer le guichet de convertibilité de l’or en dollar”, imposant une réévaluation forcée du yen et du mark de 30 %. La réforme de décembre 1971 du système de Bretton Woods, que Nixon tenait pour “le meilleur accord monétaire de l’Histoire”, n’a tenu que 14 mois ( jusqu’en mars 1973) et a été immédiatement suivie de la plus profonde récession mondiale depuis la dépression des années 30. (Le réajustement des rapports yen-dollar, actuellement en cours, soulève des inquiétudes semblables.)
En quoi une question en apparence aussi pointue que celle de la liquidité internationale est-elle d’un intérêt central pour les marxistes ? Beaucoup d’autres approches, ricardienne, keynésienne, monétariste ( sans parler de celle des “gold bugs” ou de ces cinglés de populistes qui ont théorisé le “funny money”) peuvent s’accorder sur de nombreux points avec ce qui va suivre. Et des auteurs aussi divergents que Robert Triffin, Jacques Rueff, Hyman Minksy, ou Harry Magdoff, pour ne citer que ceux-là, ont déjà abordé certains aspects de ce qui nous intéresse ici. On peut également rappeler les écrits moins connus de Keynes sur les balances sterling, la question de la monnaie indienne, les réparations de guerre allemandes, et sur les aspects les plus marquants du système de Bretton Woods qu’il a contribué à créer. A cette époque personne n’avait encore osé, comme le firent des universitaires américains après-guerre, le relooker en théoricien béat d’un capitalisme débarrassé des crises grâce aux “stabilisateurs organiques” et à la “gestion de la demande”. Ce qui nous distingue de ces approches, nous, marxistes, c’est la conviction qu’il y a une contradiction fondamentale dans l’accumulation capitaliste ÷ la limite du mode de production capitaliste étant le capital lui-même. Les procédés technocratiques d’élimination de ce “capital fictif”, aussi brillants soient-ils, ne pourront jamais résoudre une telle contradiction, mais seulement la faire remonter à la surface des choses.
Ceci dit, le capital “fictif” a bien une existence réelle, et il tue, comme nous pouvons nous en rendre compte tous les jours. La question qui se pose à nous aujourd’hui, c’est celle de l’interaction entre cette “contradiction fondamentale” sous-jacente d’une part, et les événements en cours et la lutte des classes d’autre part.
Entre 1958 et 1968, alors que la question des rapports de l’or et du dollar était le domaine réservé des seuls spécialistes, la “bulle fictive” – que l’on comptait à l’époque en dizaines de milliards de dollars, et non en milliers de milliards de dollars comme maintenant ÷ a pour la première fois attiré l’attention. Mais combien de militants de 1968 en avaient entendu parler à l’époque, ou pourraient même maintenant en donner une définition significative, sans même expliquer comment cette réalité a pu modeler les événements qui ont suivi ? Ce qui a fait sortir la question de la liquidité internationale du débat académique de spécialistes pour la porter au premier plan, c’est le fait qu’elle se situe au cþur du commerce international, de l’investissement, des flux de capitaux etc. , et finalement au cþur de l’accumulation telle qu’elle apparaît aux capitalistes, qui malheureusement, et jusqu’à la révolution à venir, ont une influence prépondérante sur nos vies. Ce que nous observons aujourd’hui, et qui risque de provoquer une panique générale, s’est en fait produit de nombreuses fois et a déjà presque mené à une telle panique en mars 1968, pendant l’été 1974, et pendant la ruée vers l’or entre 1978 et 1980. Comme Marx l’a écrit dans le chapitre sur le “monnaie mondiale” au début du volume I (je cite de mémoire), “l’argent n’atteint son concept qu’en tant qu’argent mondial”. Depuis le XVesiècle au moins, le capital a toujours impliqué un système de prêts internationaux étroitement lié aux banques et à la dette des Etats. Celle-ci est garantie par le pouvoir d’impôt de l’Etat, ce qui constitue une explication de fond à la nature politique, en dernier ressort, du capital.
L’histoire du système bancaire est à ce titre instructive. Au tout début de l’Europe moderne, les foires commerciales internationales – qui duraient plusieurs semaines ÷ se soldaient par l’annulation des crédits et des débits entre tous les commerçants, l’excédent étant payé en or. De la même manière, à une période du XIXesiècle où l’étalon or classique avait une certaine réalité, les pays qui formaient le cþur du capitalisme – principalement dans l’atlantique Nord – définirent des balances de commerce. L’or comme “argent mondial” – de l’argent qui a “atteint son concept” – était un “totem”, c’est-à-dire la représentation d’un excédent dans le commerce international dont la présence ou l’absence pouvait décider de l’expansion ou de la contraction de l’économie intérieure d’un pays. On retrouve ce concept de “totem” jusque dans le secteur textile de New York au XXe siècle, appliqué aux balles de vêtements qui transitaient entre les magasins. Tant que toutes les personnes concernées s’accordent sur la valeur de ce “totem” et la forme matérielle particulière qu’il doit revêtir, tout peut servir de “marchandise universelle”, d’étalon ou d’équivalent pour toutes les autres marchandises au sein d’un système de commerce. (La question de savoir comment l’or a acquis ce statut dans le capitalisme ne nous intéresse pas ici).
En mettant de côté le débat épineux sur la réalité pratique de l’étalon or au XIXe siècle (cf., là encore, les volumes III, sections IV et V du Capital), le capitalisme du XXe siècle a connu une innovation sous l’hégémonie britannique avant 1914, qui sera ensuite perfectionnée sous l’hégémonie américaine après 1944 : l'”hégémon” du système mondial imposa sa monnaie comme “papier or”. L’or cessa, même en théorie, d’être le “totem” qui servait à dresser les comptes des balances commerciales, et devint une “monnaie de réserve” internationale détenue par les banques centrales des pays dotés d’un excédent commercial. Encore plus fort, les pays disposant d’un excédent commercial réinvestissaient ce “totem” sur les marchés de capitaux, marchés d’actions, obligations d’état, etc. de cet “hégémon” – ils y étaient souvent obligés – rendant ainsi possible un élargissement ultérieur du crédit et une accentuation du déficit commercial de celui-ci. Ce que l’Angleterre n’avait réussi à imposer qu’à ses propres colonies et au monde semi-colonial, par exemple en Argentine – la fameuse question des “balances sterling” – , les Etats-Unis l’ont imposé dans le monde entier par la domination du système de Bretton Woods, et encore, par la suite, après la disparition de ce système. Le résultat net permet à l'”hégémon” de financer l’ensemble de son système de crédit, de son investissement (y compris l’investissement à l’étranger) et de son commerce avec le déficit de sa propre balance de paiements. (Au milieu des années 60, les sociétés américaines achetaient l’industrie européenne avec des dollars surévalués en recyclant les déficits des paiements américains). Jacques Rueff, principal conseiller économique de De Gaulle dans ses velléités périodiques de résistance nationaliste à l’hégémonie américaine, décrivait ainsi la position des Etats-Unis dans le système de Bretton Woods (à nouveau, je cite de mémoire) : “J’achète un costume à mon tailleur, et je lui donne un sou. Il me prête ce sou, que j’utilise pour lui acheter un nouveau costume, et ainsi de suite à l’infini”. Michael Hudson, décrivant la faillite du système de Bretton Woods entre 1971 et 1973, estimait que le monde était passé d’un “système de papier or à un système de papier papier”.
La plupart des économistes – et de trop nombreux marxistes – prennent l’argent pour un simple instrument de représentation de transactions commerciale réelles. Mais les longues sections IV et V du volume III du Capital démontrent bien comment, à travers le système de crédit, une “demande fictive est créée” et mise en circulation qui n’a pas sa contrepartie dans des avoirs réels. A l’époque de Marx, aucune banque centrale n’avait encore introduit l’ingénieux “papier or” que ses partenaires dotés d’un excédent commercial allaient recevoir en remplacement de biens réels. On était encore loin du “papier papier” et de ces milliers de milliards de dollars aujourd’hui détenus par des étrangers et qui représentent au moins cinquante années de déficits de la balance des paiements américaine, bien loin encore des trente ans de déficit de la balance commerciale américaine. Ce “dollar overhang” est aujourd’hui au cþur de la question de la liquidité internationale. Il est l’équivalent moderne, à double tranchant, du “totem” utilisé pour régler les transactions, sauf qu’à la différence de son prédécesseur, l’or, ou même l’humble balle de vêtement du secteur textile new-yorkais, ce totem représente désormais une énorme “patate chaude” fictive qui ne correspond à aucune production réelle ni à aucune marchandise tangible. Ces actifs en dollars, qu’ils soient détenus en actions, en obligations, en bons du trésor américain, ou comme réserves à la Banque du Japon, exigent un taux de rendement, une valorisation, comme tout capital argent. La quantité M d’argent investie dans ces actifs doit, après une certaine période, retourner à leurs détenteurs sous la forme d’une quantité d’argent M’ accrue. La richesse requise pour faire perdurer ce “cercle vertueux” doit être tirée de l’accumulation mondiale au même titre que les autres droits au profit, à l’intérêt ou à la rente foncière. Cette bulle d’air chaud qui plane au dessus du monde économique et menace d’imploser depuis quarante ans, n’a cessé de gonfler en étirant toujours plus sa “zone élastique”, à tel point qu’elle a aujourd’hui dépassé les prévisions les plus pessimistes de la phase première de la crise.
Loin de moi l’idée que la crise du système mondial pourrait être résolue par une nouvelle conférence de “Bretton Woods” qui réformerait la finance internationale, bien qu’une telle conférence pourrait certainement en atténuer les effets – comme on l’a vu pendant ces quarante dernières années – avec des mesures de rafistolage ad hoc qui sont en définitive payées par les travailleurs. Mais l’Histoire montre que de telles conférences ne se produisent qu’une fois que les parties en conflit ont réglé leurs contentieux dans une catastrophe économique, dans des guerres commerciales ou militaires etc., la situation qui en découle pouvant alors être formalisée dans des traités internationaux. Et je doute que les Etats-Unis abandonnent, sans y être forcés, les avantages que leur position d’hégémonie leur confère.
En revanche, je pense que si nous voulons comprendre ce qui distingue cette crise de liquidité de celles qui l’ont précédée, nous devons commencer par analyser la liquidité internationale dans ses formes actuelles.
Le “papier” or puis le “papier papier” ayant remplacé l’or comme “totem” pour le règlement des comptes internationaux, une certaine contradiction s’était instaurée entre l’utilisation intérieure de la monnaie d’une nation et son utilisation internationale. De quelque point de vue que l’on se place, ces deux dimensions n’avaient pas été réglées d’avance pour fonctionner en harmonie.
A partir de 1958, et surtout autour de 1968, les détenteurs étrangers de dollars ont vu la valeur de leurs actifs rongée par l’inflation américaine, tandis que la politique de crédit des Etats-Unis devait subordonner de plus en plus la croissance économique intérieure à la menace de voir ces détenteurs étrangers faire chuter massivement le dollar. En 1978-1980, ce risque était palpable. En octobre 1979, la Banque Fédérale américaine dut augmenter d’un seul coup son taux d’escompte de 2% pour le prévenir, provoquant ainsi une contraction du crédit qui a mené à la grave récession des années 1980-82. Au début du siècle, l’économie britannique avait pareillement été assommée par un taux d’intérêt élevé qui servait les intérêts financiers de la City et privait l’industrie des investissements nécessaires. L’argent, en tant qu'”argent mondial”, en tant qu’argent “atteignant son concept”, n’est pas qu’un simple instrument; ce “totem” fictif implique une gestion qui, à certains moments, ravage la production réelle. Et cela apparaît au grand jour, encore plus qu’ailleurs, dans les problèmes que l'”hégémon” rencontre dans la gestion de la finance internationale.
Comme je l’ai indiqué plus haut, aucune des analyses ci-dessus n’est spécifiquement marxiste ; on peut en trouver des variantes aussi bien dans certains commentaires bourgeois de qualité que dans les théories marginales du “funny money” (sans parler des théories fascistes). Comme je le disais en introduction, je souhaite, dans cet échange de vues, réduire au minimum la place de ce type de “théologie” dont nous voyons là les limites. Je vais donc exposer brièvement ma position, et j’espère que chacun fera également preuve de la même concision dans sa réponse. Dans le cas contraire, nous nous lancerions dans de grandes dissertations sur la composition organique du capital, la signification de la chute du taux de profit, les problèmes rattachés à la notion de transition introduite par Rosa Luxembourg entre les volumes I et II du Capital d’une part et le volume III d’autre part (la question de la reproduction élargie), le prix et la valeur, l’opposition entre Grossman et Luxembourg, etc. Et nous risquons ainsi de voir nos discussions sombrer rapidement dans l’ennui des équations différentielles et autres discussions des pages du schéma de reproduction de la fin du volume II du Capital. La “critique de l”économie politique”, tout comme “l’économie”, peut facilement tourner à la “science funeste” (la “merde économique” avec laquelle Marx espérait en finir · en 1857 !) si elle n’est pas étroitement liée à un engagement sensible dans les questions posées par l’époque, et à une stratégie d’intervention. A l’inverse, à trop privilégier ce dernier aspect, le commentaire dégénère en un journalisme impressionniste sans fondement théorique sérieux. J’insiste une fois de plus : je ne souhaite en aucun cas traiter ces questions de manière simplificatrice, je voudrais simplement qu’elles soient discutées sans entraîner une remise à plat des “fondamentaux”. Je souhaite que l’on débatte, si possible, des “zones grises” de chevauchement plutôt que de la solidité des fondations.
Nous y voila donc. Le “système fermé” des volumes I et II se compose exclusivement des capitalistes et des travailleurs salariés. Rappelons que Marx suppose dans son exposé que
1) il y a reproduction simple ;
2) il n’existe aucune population non-capitaliste (petits producteurs, paysans), ni aucun autres modes de production ;
3) toutes les marchandises s’échangent à leur valeur réelle ;
4) il n’y a pas de système bancaire.
Le “système ouvert” du volume III ( abordé à la fin du volume II avec un exposé sur la reproduction élargie) commence à introduire chacune de ces réalités. S’il n’y avait dans le monde que des capitalistes et des travailleurs salariés, s’il n’y avait pas de système de crédit, on pourrait alors observer, au niveau même de la pratique capitaliste quotidienne, une sorte de relation algébrique entre la composition organique du capital et la “chute du taux de profit”.
Mais un tel monde n’existe pas et n’a jamais existé, d’où la nécessité de ce débat.
Ce qui distingue une analyse marxiste de la “liquidité internationale” de toutes les autres approches du même “mammouth”, c’est l’affirmation que le “totem” fictif – la bulle “d’air chaud” formée par ces milliers de milliards de dollars qui circulent aujourd’hui et constituent le “dollar overhang” détenu par des étrangers – provient du “système fermé” composé des capitalistes et des travailleurs salariés.
La pratique capitaliste, je le répète, ne connais rien des catégories de notre analyse. Elle ne connaît que la “capitalisation” d’actifs qui produisent un “cash-flow” en profit, intérêt ou rente foncière (la “capitalisation” se calcule en rapportant le cash-flow généré par un titre en profit, intérêt et rente foncière, au taux général de profit : par exemple, une obligation produisant 5$ d’intérêt annuel dans un environnement où le taux de profit disponible est de 5% se voit attribuée une “valeur” de 100 dollars). Un taudis ou une usine décrépie “valent” de la même manière une certaine “capitalisation” de leur cash-flow. Pour reprendre le vocabulaire que nous utilisons ici, une telle “capitalisation” est “fictive”, parce que la “valeur nette” d’un actif peut très bien n’avoir que peu de rapport avec le coût social réel de sa reproduction. En réalité, le “prix” capitalisé d’un avoir ne coïncide avec la valeur sociale de sa reproduction qu’au terme d’une récession économique. Ces derniers mois (plus précisément depuis la dévaluation de la baht thaïlandaise en juillet 1997), l’observation des soubresauts des valeurs fictives nous a donné un avant-goût d’un tel processus. Posée d’une autre manière, la question des “fictions” que nous avons abordée plus haut se réduit donc à la celle de l’alignement des capitalisations sur la plus-value réellement disponible.
A l’intérieur des “systèmes purs” des volumes I et II – où seuls existent les capitalistes et les travailleurs salariés – la bulle fictive originelle fait son apparition dans les capitalisations de ces avoirs fixes constamment dévalués par l’augmentation d’une productivité du travail aiguisée par la compétition. A cause de la nature anarchique du système, ces actifs ne sont pas régulièrement dévalués afin de rendre compte du gain de productivité qui traduit le coût réel de leur reproduction. Au contraire, ils appellent une valorisation au taux de profit prévalant à ce moment-là, calculé sur la base de la capitalisation d’un cash-flow qui ne tient aucun compte de la valeur réelle impliquée dans la reproduction des bases matérielles.
Cet incrément fictif à la capitalisation se met ensuite à circuler bien au-delà du monde “fermé” des seuls capitalistes et travailleurs salariés, grâce au crédit qui étire la “zone élastique” du processus total de production. C’est par le crédit que les avoirs fixes surévalués, générés dans la sphère de la production elle-même, se mettent à circuler et deviennent impossibles à distinguer d’autres capitalisations du même genre, intérêt, rentes, etc. , et de tous les autres instruments par lesquels est capté le cash-flow total, et donc une part de la plus-value. Le système des prêts internationaux, garanti en dernier ressort par les dettes et le pouvoir d’impôt de l’Etat, permet à la bulle fictive issue de la sphère de la production de circuler au niveau mondial, aussi longtemps qu’elle peut être “valorisée” par une plus-value générée ailleurs dans le système. Ce n’est plus possible aujourd’hui, et nous subissons les conséquences infiniment périlleuses de quarante années de crédit sans limite et de racket sur les salaires visant à maintenir à flot les valeurs fictives. A notre époque comme au temps de Marx, alors que “Monsieur le Capital et Mme la Terre dansaient leur ronde macabre”, la valorisation des actions, obligations, contrats, “produits dérivés” et autres produits financiers doit à tout prix continuer, quand bien même toutes les Indonésie, les Thaïlande, Les Corée, Les Mexique et autres Russie devraient être dévastés par cette toute dernière mouture de la domination de la mort sur le vivant.
Beaucoup de points ci-dessus demanderaient une attention particulière, ce que l’espace imparti ici ne permet pas :
1) la situation spécifique de la liquidité au Japon, particulièrement dans le système bancaire ;
2) la signification possible d’un “retour à Keynes” que soulève le centre-gauche actuellement dominant en Europe, à savoir la possibilité d’une reflation ;
3) la question de l’euro et de la liquidité mondiale ;
4) la crise asiatique ;
5) le récent ralentissement en Chine, et l’éventuelle dévaluation de la monnaie chinoise (qui tient encore actuellement grâce à la force du yen) ;
6) la résistance sociale aux mesures d’austérité dans différentes parties du monde ;
7) les perspectives d’un nouveau “Bretton Woods” et le rôle éventuel de la gauche bien-pensante dans son avènement;
8) la rivalité entre les trois zones principales de commerce, qui s’exprime par la crise monétaire ( par exemple, la récente réévaluation du yen ) ;
9) les retenues effectuées sur les revenus de la classe ouvrière à travers les pressions sur le marché de la propriété foncière (la rente) à un moment où le capital fictif a dépassé l’investissement productif ;
10) la question de la liquidité internationale en dollars, à une époque où nous quittons l’ère de l’inflation pour entrer dans l’ère de la déflation.
Voici donc les questions qui me viennent à l’esprit, mais chacun pourra en poser d’autres. Selon moi, aucune d’elles n’est purement académique. Bien au contraire, elles sont un premier pas indispensable dans le développement de perspectives tactiques et stratégiques pour intervenir dans les années à venir. Néanmoins, je vais conclure en exposant certaines orientations où la perspective résumée plus haut prendra un intérêt pratique pour un mouvement visant à abolir le capitalisme.
Jusqu’à maintenant, c’est l'”économie”, ce que Marx a appelé la critique de l’économie politique, qui nous a occupé. Mais ce qui se passe dans l'”économie” est étroitement lié à l’action ou à l’inaction de la classe ouvrière pendant la crise. Je doute que quiconque puisse nier que le fait que la classe ouvrière américaine ait accepté avec une certaine indolence une chute de 20% de son niveau de vie, une augmentation de 10 à 20% de sa semaine de travail et beaucoup d’autres attaques sur le salaire social total depuis 1973, a été un élément essentiel de la “restauration de la profitabilité” du capital, dans le boom de la bourse, et dans l’importante redistribution de la richesse vers le haut depuis maintenant trente ans. Cependant, bien que la classe ouvrière des Etats-Unis représente un cas extrême parmi celles des pays “développés”, on doit bien reconnaître qu’aucune classe ouvrière n’a eu beaucoup plus de succès dans sa lutte contre l’austérité. Jusqu’à ce jour, la plupart des actions ont été défensives : à travers celles-ci, les travailleurs ont essayé de maintenir le capital dans les règles en vigueur à l’époque du boom économique de l’après-guerre, au lieu de poser la classe ouvrière en tant que base d’un type d’ordre entièrement différent. Les grèves de décembre 1995 en France, les luttes des deux dernières années en Corée sont, à mon avis, des cas exemplaires de ces luttes défensives. En tant que telles, elles ne peuvent réaliser grand chose sur le long terme, sinon forcer les capitalistes à se regrouper pour une nouvelle attaque. Pour devenir une “classe pour soi”, plutôt qu’une “classe en soi” (une classe pour le capital), la classe ouvrière doit montrer la voie d’une autre société, qu’elle doit tout d’abord incarner dans son propre mouvement, ce qui implique la formulation d’un programme de transition pour sortir du capitalisme. Cette transition ne sera pas instantanée, mais pourra, fort heureusement, être brève. Il est bien sûr impossible de prévoir les mille manières contingentes par lesquelles cela va se produire, mais quelles que soient ces contingences, il faut d’ors et déjà se confronter à certains problèmes. Il ne nous incombe évidemment pas de faire tourner le capitalisme mieux que les capitalistes. Notre tâche est d’abolir le capitalisme, ce qui signifie en premier lieu abolir le travail salarié. En entamant ce débat sur la liquidité internationale, j’espère faire porter tous nos efforts sur une appréciation plus précise de la conjoncture, tout en essayant de comprendre plus concrètement, d’un point de vue stratégique, comment la classe ouvrière peut devenir la classe dirigeante. Ce qui suppose, entre autres, un programme.
Il y a trente ans, le programme de la classe ouvrière semblait clair. Il fallait lutter contre la “bureaucratie”, dans ses variantes démocrates libérales keynésiennes, social-démocrates, staliniennes ou tiers-mondistes. La classe ouvrière allait s’emparer des moyens de production, imposer la démocratie des soviets, et la “libre-association des producteurs” allait remplacer le marché et l’Etat dans la régulation de la production et de la reproduction. Les avant-gardes (pour l’essentiel, des variantes du trotskisme ou des courants qui en sont issus) et l’ultra-gauche (qui trouve son origine dans des variantes du conseillisme) pouvaient certes s’opposer sur le rôle dévolu au “parti” dans la “prise du pouvoir par les soviets” (sans parler des différences d’interprétation quant au rôle joué par celui-ci dans la décomposition des anciens soviets), mais ils étaient quasiment tous d’accord sur le “but” : la gestion directe des moyens de production et de reproduction par les producteurs, ce qu’on pourrait peut-être résumer par la formule “nationalisation sous contrôle ouvrier”. Dans l’atmosphère lyrique de 1968, des puristes de l’orthodoxie pouvaient rajouter, par dessus le marché, l'”abolition du travail salarié” et de la production marchande (qui aurait prétendu être “pour” le travail salarié ?). Mais c’était donner à ces questions un caractère central pour le moins discutable dans la compréhension de ce qu’est le communisme. Pour renverser la bureaucratie, la solution c’était la “démocratie”, les soviets plus précisément. Cette “utopie syndicaliste”, dans ce qu’elle a eu de pire, n’a guère dépassé le projet d’une classe ouvrière gérant démocratiquement cette même société que les capitalistes géraient bureaucratiquement.
La question de la “liquidité internationale” et les sujets qui s’y rattachent devinrent d’un intérêt croissant après 68 à une époque où les vieilles “forteresses ouvrières” (Détroit, Manchester, Renault-Billancourt, Alsace, Ruhr, Turin-FIAT·, lieux de tant de soulèvements ouvriers pendant les années 60) subissaient les assauts simultanés de la robotisation, de la restructuration en petites unités high-tech, de l’externalisation et de la délocalisation de la production de masse dans les zones à bas salaires du tiers-monde, qui allaient anéantir le noyau historique des moyens de production dont les travailleurs américains et européens étaient supposés s’emparer pour les placer sous le contrôle des soviets. De nos jours, particulièrement dans le monde “développé”, il y a tant de travailleurs qui accomplissent un travail improductif dans les sphères du “capital fictif” (les banques, les assurances, la bureaucratie d’Etat et des sociétés privées, la publicité), et une si grosse part de la production qui se situe dans des secteurs de destruction sociale (production d’armement, renforcement de la loi; construction de bureaux, prisons) qu’un grand nombre “d’emplois” devraient tout simplement être abolis, et non placés sous contrôle ouvrier. Trop de prolétaires ont déjà été expulsés de l’ancien processus de production, ou n’y accéderont jamais. L’attaque contre le salaire global a produit à l’échelle mondiale un mouvement jusqu’au-boutiste de rationalisation que les travailleurs se sont révélés, jusqu’à ce jour, pratiquement impuissants à combattre. Marx dit dans le volume III du Capital que “le mode de production capitaliste ne trouve pas sa limite dans la production, ou alors une limite très élastique”. Aujourd’hui moins que jamais, le problème de la luttes des classes ne peut se limiter à la question de la production. C’est bien plutôt en se posant du point du vue du “capital social total” (comme le montre le volume III du Capital), de la reproduction et de la valorisation du capital dans son ensemble, que l’on s’aperçoit de l’extrême vulnérabilité du système et que l’on peut espérer voir renaître une “imagination programmatique” allant au-delà de la “nationalisation sous contrôle ouvrier”.
Cette orientation qui caractérise le volume III du Capital mène directement, entre autres, à la question de la liquidité internationale car c’est précisément là que l’argent “atteint son concept” et que le capital est reproduit et valorisé.
Pour conclure, évoquons un cas concret : celui des grèves massives de janvier 1997 en Corée du Sud, et de l’effondrement de l’économie coréenne qui s’ensuivit. Toutes ces luttes avaient pour mot d’ordre : “sauvez nos emplois”. Ce cri de guerre qui nous est familier, nous l’avons entendu ces vingt dernières années dans le monde entier, dans les luttes petites ou grandes, et plus récemment dans les grèves défaites des dockers de Liverpool, dans le soulèvement, finalement enlisé, des dockers australiens, dans les milliers de combats (perdus pour la plupart) menés contre les fermetures d’usines, le “dégraissage”, l’externalisation, les délocalisations. En octobre 1997, la Chine a annoncé 100 millions de licenciements pour 2002·
Imaginez maintenant que dans un pays comme la Corée ou dans n’importe quel autre pays industriel important, des travailleurs dépassent l’alternative “occupation d’usine” – “grève générale” et s’imposent comme l’unique pouvoir en proclamant : “Au diable tous ces boulots, beaucoup d’entre eux sont inutiles socialement et certains sont carrément nuisibles. Nous répudions les dettes étrangères de la Corée et appelons les travailleurs des autres pays à faire de même. Nous répudions l’étalon dollar international et invitons les travailleurs du monde en entier à se joindre à nous pour l’abolir. Nous le remplacerons par un “Bretton Woods” de la classe ouvrière mondiale qui devra établir un programme global de transition pour sortir aussi rapidement que possible du capitalisme. Le monde a aujourd’hui une capacité productive qui lui permet d’abolir partout le travail salarié, et d’abolir ainsi la loi de la valeur capitaliste comme régulateur de la production et de la reproduction. Cela ne peut s’accomplir qu’à l’échelle mondiale, et non à l’échelle d’un seul pays ou d’un petit groupe de pays. Nous appelons à abolir tous les emplois socialement inutiles ou nuisibles (qui n’existent que pour reproduire le capital) et à libérer cette force de travail afin de l’affecter à un travail socialement utile. Ainsi, l’amélioration ultérieure de la productivité du travail que nous estimons socialement nécessaire pourra-t-elle libérer l’humanité du besoin de la “relation de valeur” dans la régulation des échanges. Nous proposons de reconstruire le monde de fond en comble pour que le but de la vie sociale soit désormais l’activité créatrice et non l’accumulation du capital”.
Et pour paraphraser ce que qu’une certaine personne proclamait il y a 150 ans, “laissez leur inscrire sur leur banderole non pas “sauvez nos emplois” mais plutôt “abolissons nos emplois, et le système de travail salarié avec”.
Même si ce scénario peut sembler bien utopique, ce sont les “nécessités” d’aujourd’hui qui l’imposent à la classe ouvrière, si elle veut dépasser la position de la “classe en soi” qui demande aux capitalistes de “respecter les vieilles règles”, et devenir une “classe pour soi” en se posant comme la nouvelle classe dirigeante d’un nouveau type de société. Si cela devait aujourd’hui se produire dans un pays, ce serait selon toute vraisemblance la “Commune de Paris” de notre temps. Elle serait peut-être défaite de manière sanglante, mais comme la Commune de Paris, elle enverrait une onde de choc à travers l’histoire, et ferait disparaître la croyance idéologique quasi-omniprésente aujourd’hui selon laquelle “il n’y a pas d’alternative au capitalisme démocratique libéral et au marché”, tout comme la crise de liquidité a fait disparaître cette année le triomphalisme néo-libéral. Si la classe ouvrière mondiale n’arrive pas à éliminer la bulle d'”air chaud” fictif en circulation, elle devra payer le lourd tribut de sa mise en faillite sous la botte du capital.
traduit de l’anglais par Vincent Guillet et François Lonchampt