J’ai pu aller à Madison pour la manifestation de masse du 12 mars dans le mouvement de mobilisation contre les coups portés par le gouverneur Scott Walker aux syndicats des salariés du secteur public…
La manifestation était la plus importante de toutes celles qui avaient déjà eu lieu : plus de 100 000 participants. La foule semblait appartenir presque uniquement à la classe ouvrière venue de tout le Wisconsin. Il y avait des familles avec de jeunes enfants. C’était la plus grande mobilisation ouvrière de tout le Midwest depuis des décennies ; d’après certains c’était beaucoup plus important que les mobilisation pacifistes à Madison contre la guerre du Vietnam. On peut se souvenir de la grève d’Hormel à Austin dans le Minnesota en 1985-1986 ou, plus au sud, des « Three strikes » à Decatur (Illinois) entre 1993 et 1996, mais les manifestations de Madison ont relégué ces mouvements dans l’ombre, tant sur le plan national qu’international. Dans la période récente, seules les manifestations nationale des Latinos en mai 2006 peuvent être considérées comme de grandes mobilisations ouvrières, mais elles ne se rattachaient pas à un objet spécifique comme l’attaque, mêlée d’un programme d’austérité et de répression syndicale, qui a lieu dans le Wisconsin. Si nombre d’étudiants de l’université du Wisconsin n’avaient pas été en vacances de printemps, nul doute que la manifestation du 12 aurait été plus imposante. Des bus avaient amené des gens de toutes les parties de l’Etat, et il y avait aussi nombre de gens venus d’ailleurs.
Le Capitole, devant lequel se tenait la manifestation, avait été occupé par des milliers de manifestants de mi-février à la fin février, quant le dernier carré des occupants le quittèrent volontairement. Il avait de nouveau été occupé le 3 mars après que les Républicains de l’Etat eurent voté un nouveau projet fait à la sauvette qui mettait fin aux négociations collectives pour les employés du secteur public. L’occupation avait alors aussi cessé volontairement.
C’était la troisième ou quatrième manifestation de cette dimension depuis que les affrontements avaient débuté mi-février. Pour quelqu’un comme moi qui se souvient de la fin des années 1960, l’atmosphère était calme et relaxe en comparaison. Il n’y avait pas tant de drapeaux américains comme j’avais pu en voir sur les vidéos des précédentes manifestations, mais à un moment la foule chanta L’Amérique est belle, ce qui aurait été inconcevable dans les années 1960 ou 1970 (on peut se souvenir que les IWW utilisaient le drapeau américain dans leurs manifestations pour retirer ce symbole aux capitalistes. Quant à moi, si j’avais eu à porter un drapeau, il eût été rouge). On chantait aussi Solidarity for ever (c’est l’hymne syndical, lancé à l’origine par les IWW).
A en juger par les marques diverses que portaient bien des manifestants, on pouvait penser qu’il y avait un soutien général pour les syndicats et le Parti démocrate, et spécialement pour les « 14 » sénateurs qui s’étaient exilés en Illinois afin que le gouverneur Scott Walker n’ait pas le quorum pour faire passer sa réforme. Les « 14 » étaient revenus et quelques-uns prirent la parole durant la manifestation, leurs discours interrompus par de fréquents « Thank you, Thank you » (selon un témoin local, les « 14 » étaient une variété de démocrates sans originalité qui tentaient de se refaire une popularité auprès de la base syndicale). La grande majorité des slogans n’étaient pas originaux : anti-Walker, anti-frères Koch, quelques références à Hitler interdisant les syndicats en 1933, soutien aux « 14 », références à la place Tahrir. Quelques demandes bien timides demandant qu’Obama soutienne leur lutte. Personne ne critiquait les « 14 » ou la bureaucratie syndicale pour leur bonne volonté à accepter les réductions de salaires et avantages au cas où Walker accepterait d’abandonner ses projets sur les négociations collectives.
Il y avait aussi des revendications pour de nouvelles élections en vue d’éliminer certains sénateurs ou pour l’élection d’un juge démocrate à la cour suprême du Wisconsin. Le fait que des gouverneurs démocrates comme Jerry Brown en Californie ou Andrew Cuomo à New York attaquent également les syndicats du secteur public (quoique pas les négociations collectives) de la même manière que Scott Walker ne semblait pas troubler leurs revendications.
Ici ou là, on pouvait voir des appels à une grève générale distribués par de petits groupes des IWW. Et quelques apparitions des sectes gauchistes comme ISO, Spartacists, etc.
Les discours étaient sans intérêt, du ton habituel à ce genre de manifestations, interrompus par des applaudissements nourris et des chants. Aucun de ces discours (j’admets avoir accordé plus d’attention à la foule qu’aux orateurs) ne parlait du système capitaliste, ou même du fait que le présent mouvement était simplement la continuation des luttes de la classe ouvrières américaine contre les attaques du pouvoir dans les années 1970. Personne n’appelait à rompre avec les Démocrates ou critiquait les syndicats de quelque manière, même pour avoir accepté les réductions de salaires avant toute négociation. A en juger d’après les réactions de la foule, de tels discours apportaient une note d’amertume sur l’atmosphère festive dominante. (selon un de mes interlocuteurs locaux bien informé, 50 % de la foule était très critique des Démocrates et des bureaucrates syndicaux).
Régulièrement fusait le slogan « C’est ça la démocratie » (qui vient de Seattle) et « Le peuple uni ne sera jamais vaincu »(qui pour moi se relie à ce que chantaient les masses au Chili avant le coup d’Etat de Pinochet).
J’étais curieux de savoir pourquoi toutes les manifestations que j’avais vues sur des vidéos montraient une présence dominante des Blancs. Il est vrai que seulement 6 % de la population du Wisconsin est noire, mais Milwaukee, avec 200 000 Noirs, est seulement à une heure de route. Une des raison, apparemment, comme on a pu me le dire ici, est que la plupart des Noirs de Milwaukee sont enfermés dans des conditions proches de l’apartheid dans le nord de la ville, là où il n’y a pratiquement aucun transport public, situation qui avait été aggravée par Scott Walker lui-même alors qu’il était un responsable du comté. De toute façon, la plupart des Noirs de ce district n’ont pas de voiture, ce qui, combiné avec le manque de transports publics, leur rend difficile de trouver un travail – pour autant qu’il y ait des emplois disponibles.
Milwaukee est une des villes des Etats-Unis où la ségrégation est la plus forte. C’est la conséquence de la désindustrialisation du Wisconsin qui remonte aux années 1970 et qui pour l’essentiel décima la classe ouvrière noire. Le Wisconsin offre aussi le taux le plus élevé d’incarcération de Noirs et de Latinos de tout le pays en pourcentage de la population, y compris le comté de Madison.
Les Latinos, dont la présence est plus récente, étaient tout autant absents de la manifestation. On me l’expliqua par le fait que ces immigrants récents devaient travailler dur et adopter politiquement un profil bas.
Au fil d’une conversation, je questionnai un métallurgiste retraité de Milwaukee sur l’absence des Noirs et des Latinos. Sa première réaction fut de dire qu’il ne s’en était pas aperçu (fait révélateur en lui-même), puis il me dit que les fermetures d’usines avaient précipité un grand nombre de travailleurs noirs et leurs enfants dans la marginalité. On ne peut pas tirer de conclusions d’une telle conversation, mais je pense que dans cet Etat, qui compte une dominante de population blanche, ce défaut d’observation de l’absence des minorités devait être largement partagé parmi les présents. Pour moi qui venait de New York, c’était la première chose qui m’avait frappé.
Cette réflexion m’en amena une autre, celle du soutien de la police au mouvement, auquel se joignait aussi des gardiens de prison membres du syndicat American Federation of State, County and Municipal Employees. La police (comme les pompiers) avait soutenu Walker lors de son élection en novembre 2010, mais avait rejoint le mouvement sur la question des négociations collectives. Quelques personnes avec qui j’ai discuté de cette question m’ont dit que cela ne posait pas de problèmes pour le mouvement tel qu’il se déroulait actuellement. Mais je ne pouvais imaginer des relations aussi cordiales entre la police, les matons et un mouvement comme celui-ci que ce fût à Chicago, à New York à ou Los Angeles.
Mon sentiment dominant, basé seulement sur un après-midi passé à cette manifestation et d’après des conversations avec des gens du coin bien informés, était que ce mouvement reste dans une phase préliminaire et que s’il ne s’étend pas ailleurs, il sera défait. Il est difficile de le comparer aux mouvement des années 1960 parce que précisément il débute avec la population ouvrière blanche qui était absente de la plupart des manifestation de cette période d’alors. Pour gagner quelque chose de substantiel, un tel mouvement doit toucher les Noirs et les Latinos sur une large base de classe et tout autant toute cette catégorie de précaires victime de la désindustrialisation. Un tel mouvement doit briser avec le parti démocrate et dépasser les syndicats en développant de nouvelles formes de lutte basées sur la classe. A présent tout donne l’impression que si les Démocrates pouvait récupérer la majorité dans cet Etat et renverser Walker, tout le monde serait démobilisé. Mais étant donné la crise mondiale, il n’y a pas de retour en arrière. Le mouvement doit affronter la vérité sur la gravité de la crise et comprendre qu’une victoire quelconque ne sera que temporaire, tant que la capitalisme ne sera pas renversé.
Pourtant c’est la plus grande mobilisation ouvrière aux Etats-Unis depuis longtemps et pour cette seule raison, au-delà de gagner ou perdre, son existence et la direction qu’elle a déjà prise sont les choses les plus importantes qu’elle a révélées.