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Ce texte remplit un objectif limité mais indispensable: présenter un compte rendu événementiel de la plus importante grève intervenue aux États-Unis depuis celle d’UPS en 1997. Le fait que cette grève se soit terminée par une défaite pèsera lourdement sur les négociations engagées pour le renouvellement des contrats d’entreprises (1) au cours des prochains mois, et elle souligne encore une fois la nécessité d’une approche de classe sur la question de la couverture santé universelle aux États-Unis. (L.R.)

(1) Aux États-Unis seul le personnel syndiqué d’une entreprise est « protégé » par les accords (les contrats ou accords d’entreprise) régulièrement renégociés entre les syndicats et le patron. Les non-syndiqués n’ont que leurs yeux pour pleurer (N.d.T.)

La cérémonie de remise des oscars à Hollywood a attiré toute l’attention des médias, mais, le 29 février 2004, 86% des employés des supermarchés de Californie du Sud ont voté la fin d’une grève de cinq mois. Ils ont accepté un contrat qui se traduit par une victoire importante, sinon totale, pour le patronat, victoire qui couronne une offensive ayant des implications nationales. L’une des plus importantes grèves de ces dernières années aux États-Unis s’est ainsi terminée par une défaite.

En octobre 2003, 97% des membres de l’UFCW (United Food and Commercial Workers, Syndicat des travailleurs du commerce et de l’alimentation) du  Sud et du Centre de la Californie ont voté pour mettre en grève tous les supermarchés Von, possédés par Safeway, chaîne de magasins d’importance nationale. La principale revendication concernait la couverture maladie des employés, couverture jusqu’ici entièrement payés par la société. Von désirait que les travailleurs en paient 50% dans le cadre du nouveau contrat d’entreprise qui devait être renégocié. La chaîne Von voulait aussi introduire un système salarial à deux vitesses. En l’espace de quelques heures, deux autres chaînes ayant des contrats en cours de négociation, Albertson et Ralphs, ont lock-outé leurs employés. Début d’octobre 2003, 70 000 membres de l’UFCW étaient en grève dans la région.

Les travailleurs ont démarré leur lutte avec un grand enthousiasme d’autant plus qu’ils ont bénéficié d’un soutien assez massif et surprenant dans l’opinion publique, alors que les supermarchés en grève étaient désertés par la clientèle, y compris durant la période des vacances de Noël, habituellement très active. À  peu près à la même époque, les conducteurs d’autobus et du métro de Los Angeles se sont mis en grève, également pour leur couverture santé. La concomitance de ces deux mouvements a créé un climat social très favorable pour les luttes, tel que l’on n’en avait pas vu depuis des dizaines d’années (la grève des conducteurs fit l’objet d’une procédure d’ « arbitrage » et ils reprirent le travail peu de temps après ; au moment ces lignes sont écrites, aucun de leurs problèmes n’a été résolu.) (Les lecteurs non américains doivent savoir que, dans la mesure où il n’existe aucun système national de santé aux États-Unis, la couverture santé fournie par l’entreprise est souvent l’un  des avantages sociaux les plus recherchés par les travailleurs. Le salaire moyen d’un employé de Californie du Sud,  membre de l’UFCW, est inférieur à 12 dollars de l’heure, et les patrons ne garantissent que 24 heures de travail par semaine à la plupart de leurs salariés. Nombre d’entre eux ne gardent donc ce type de boulot que pour les prestations sociales qu’il procure.) Sur la Côte Ouest, l’International Longshore and Warehousemen’s Union (Syndicat des dockers et des magasiniers) a organisé une grève de solidarité de 24 heures à Los Angeles (qui a abouti à la fermeture totale du port pendant une journée) et peu après un mouvement identique  aux chantiers navals voisins de San Pedro. Il a également versé 200 000 dollars  à la caisse de grève des  employés des supermarchés Ralphs.

Les trois réseaux locaux de supermarchés (Von, Ralphs et Albertson) font désormais partie de chaînes nationales car, au cours des trente dernières années, le secteur des magasins d’alimentation a connu une concentration majeure. Les supermarchés prétendaient qu’ils avaient besoin de revenir sur des acquis sociaux accordés précédemment  pour faire face à la concurrence de Wal-mart, géant du commerce de détail, qui prévoit d’ouvrir quarante nouveaux points de vente en Californie du Sud durant les prochaines années (Wal-mart est tristement célèbre pour ses bas salaires et le fait qu’il n’offre aucune couverture sociale.) Tout le monde savait que le résultat de la grève offrirait un modèle à la fois pour de nombreux autres syndicats et pour les travailleurs de la région, mais aussi à l’échelle nationale. (De plus en plus de conflits du travail éclatent justement à propos de la couverture santé des salariés.) Néanmoins, malgré le soutien massif des travailleurs, les syndicats ont suivi les stratégies étriquées, légalistes, qui ont abouti à tant de défaites au cours des vingt-cinq dernières années. Le 31 octobre 2003, ils ont retiré les piquets de grève devant les magasins Ralphs pour faire un geste de « bonne volonté », et se concentrer sur les magasins Von ; les patrons ont immédiatement réagi en annonçant qu’ils partageraient les profits et les pertes occasionnées par la grève. Le syndicat est allé jusqu’à inciter les clients à faire leurs courses chez Ralphs, magasins dans lesquels leurs propres membres avaient été lockoutés. Même si les chaînes de distribution ont toutes une dimension nationale, et que le total de leurs ventes annuelles atteint  30 milliards de dollars, les syndicats ont évité toute stratégie nationale. Ils se sont contentés d’envoyer quelques « piquets d’information » dans des succursales en Californie du Nord et ailleurs. L’automne dernier, l’UFCW a en effet gagné une grève semblable chez Kroger (chaîne qui possédait les magasins Ralphs) en Virginie-Occidentale, en Ohio et au Kentucky. Le 24 novembre 2003, l’UFCW a étendu la grève aux dix centres de distribution de Californie du Sud qui alimentent les supermarchés, et l’International Brotherhood of Teamsters (Syndicat des camionneurs) a accepté que 7 000 de leurs membres qui effectuaient des livraisons à ces dépôts ne franchissent pas les piquets de grève. Mais l’UFCW n’a rien fait pour arrêter les milliers de camions pilotés par des jaunes qui ont livré dans les entrepôts, et le 19 décembre 2003 le syndicat a essayé de retirer les piquets de grève. Le 22 décembre, au centre de distribution de Von à El Monte, les membres de l’UFCW ont refusé de mettre fin à leurs piquets de grève et les ont  donc maintenus encore pendant plusieurs semaines. A la mi-janvier, l’UFCW a remis des piquets dans certains entrepôts de Ralphs, mais il faut dire que les versements de la caisse de grève étaient passés de 240  à 100 dollars par semaine.

À  la mi-décembre, John Sweeney et Rich Trumpka, les deux principaux dirigeants de la « nouvelle » AFL-CIO sont venus à Los Angeles pour rencontrer les présidents de 50 sections locales de l’UFCW, mobilisant ainsi tout le prestige du mouvement syndical organisé au service de la grève. On peut se demander, en dehors des habituelles dénonciations (par l’extrême gauche)  de la « trahison » des bureaucrates, pourquoi ces dirigeants ont pris un tel risque après la longue série de défaites qui ont marqué les années précédentes. (Depuis que John Sweeney est entré en fonction en 1995, le pourcentage d’adhérents des syndicats est tombé de 14 à 9% de la main d’œuvre totale). Étant donné leur esprit étriqué, la timidité de leurs stratégies et leurs tactiques, il est probable que les bureaucrates ont sous-estimé la volonté et la capacité des trois chaînes de distribution de perdre des millions de dollars afin de pouvoir briser le pouvoir des syndicats.

Les bureaucrates ont réussi à garder le contrôle sur un personnel relativement jeune et peu expérimenté. Ils n’ont organisé aucune réunion de masse pour débattre de la stratégie de la grève ; la base avait l’impression de n’avoir aucun mot à dire sur la conduite du mouvement. Les magasins Ralphs sont restés ouverts grâce à des jaunes envoyés par Personnel Support Systems. (Cette société propose des « salariés de remplacement » — des nervis, en fait — dans ce genre de situation.) Mais l’UFCW semblait déterminée à suivre les stratégies localistes et légalistes qui avaient déjà abouti à la défaite de très nombreuses grèves au cours des années précédentes ; il n’a même pas été capable de mettre en place les mesures classiques de lutte contre les jaunes, mesures qui ont été à l’origine de la création des syndicats. Les patrons ont déclaré que, si cela se révélait nécessaire, ils étaient prêts se battre contre l’UFCW durant une année,  et ils ont atteint leur objectif sans même que les travailleurs ne changent leur stratégie de grève.
59 000 membres de l’UFCW ont voté en faveur d’un contrat de trois ans au cours du week-end du 28-29 février 2004. Quel que soit le critère  d’appréciation adopté, cet accord représente une victoire importante pour les patrons. Certes, les supermarchés ont  perdu 2,5 milliards de dollars de recettes pendant la grève, mais ils ont instauré un grave précédent pour de nombreux contrats qui doivent être renouvelés dans tout le pays, et pas seulement dans le secteur de la grande distribution. Wall Street a salué l’accord, et les actions de Safeway n’ont pas bougé durant la grève.

Le nouveau contrat prévoit un système à deux vitesses. Les employés actuels ne recevront aucune augmentation de salaire pendant les deux premières années, mais ils toucheront une prime pour l’avoir approuvé. La troisième année, ils commenceront à verser chaque mois une cotisation pour une assurance santé les couvrant eux et leur famille. Les nouveaux embauchés, quant à eux, toucheront des salaires plus bas que les salaires actuels et ils ne « bénéficieront » que d’une couverture santé réduite. Ce contrat à deux vitesses incitera donc les directeurs à mettre à la porte les salariés les plus anciens dans l’entreprise. Et enfin ce contrat permet aux supermarchés de licencier jusqu’à 630 membres de l’UFCW pour « mauvaise conduite » dans les piquets de grève (cette mesure vise à punir les grévistes et menace tous les salariés syndiqués ; elle pourrait aussi arranger le syndicat en le débarrassant d’éléments trop militants à son goût), ces licenciements devant être entérinés dans les 36 heures suivant la ratification du contrat.
De même qu’il n’y a pas eu de réunions de masse durant la grève, de même le vote de ratification du contrat d’entreprise a été imposé à la hâte en distribuant aux salariés un texte de seize pages imprimées en tout petits caractères. L’UFCW et l’AFL-CIO ont crié victoire parce qu’ils ont sauvé le plan santé pour les salariés actuels pendant deux ans, mais tout le monde sait que cette grève, fortement soutenue par la base syndicale et par l’ « opinion », s’est terminée par une grave défaite, qui ouvre la voie à d’autres défaites importantes.

Il est possible que la direction de l’UFCW de Californie du Sud, spéculant sur l’élan initial, ait pensé qu’elle pourrait gagner la bataille. Elle ne s’est sans doute pas rendu compte, dès le départ, que les supermarchés avaient une stratégie nationale et que les employeurs de ce secteur d’activité se serraient les coudes. Le 16 février 2004, Rick Icaza, président du Local 770 de l’UFCW, et « dirigeant » important de la grève, a déclaré au Los Angeles Times : « Je croyais que nous n’avions plus besoin des grèves désormais. (…) Je pensais que cette période était révolue. ». Il semble très probable que l’UFCW, tant au niveau local que local, n’ait pas voulu gêner le Parti démocrate en cette année électorale.

La stratégie syndicale s’est caractérisée par une vision à courte vue, dans laquelle toutes les décisions devaient être prises d’en haut. Mais la cause décisive de la défaite réside dans le fait que la base de l’UFCW n’a à aucun moment remis en cause cette stratégie. Quel était en effet l’enjeu essentiel de ce conflit pour le patronat américain? Liquider le modèle « social-démocrate » dans le secteur privé, modèle qui garantit une couverture santé à une minorité d’ouvriers américains « protégés » parce qu’ils appartiennent à des syndicats ayant conclu des contrats avec leurs employeurs. Le grand patronat considère que ce type d’avantages sociaux lui coûte désormais trop cher. Une telle offensive n’aurait pu être contrée que par une offensive de classe qui fasse de la couverture santé universelle une question politique, et non un problème réservé à des groupes isolés de travailleurs engagés dans des luttes locales qui se terminent par des défaites.

Mais on ne peut  bien sûr attendre une telle stratégie de l’UFCW ou de l’AFL-CIO, sans même parler du Parti démocrate.

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