Avertissement au lecteur : Ce texte a été écrit en 1981, puis légèrement retouché en vue d’une actualisation. Il est donc à lire comme un “work in progress”. Commentaires et critiques sont donc les bienvenus.
Préface
Depuis bientôt trente ans, les Etats-Unis vivent une période de recul des luttes ouvrières, faisant contraste avec la période 1968-73. Dans la gauche de la devalorisation –gauche et extrême gauche malthusiennes – on parle de net glissement “à droite”. Des millions d’ouvriers ont en effet voté pour la droite dure pendant les années 80. Il est certes difficile de ne pas reconnaître que cette gauche passe par une période de crise et de déclin, ni qu’il y a une forte part de chauvinisme et de racisme dans le soutien que la “Nouvelle Droite” a rencontré dans la classe ouvrière blanche. Mais que, en se montrant sensible au productivisme de la droite, la classe ouvrière ait tourné le dos à la gauche malthusienne est quelque chose que nous ne regrettons pas. Cette gauche américaine, section d’une “gauche” internationale qui, pendant toute la période 1890-1973, a méconnu la nature des transformations du capitalisme en cours, qui les a souvent soutenues, répandant une analyse totalement erronée de la conjoncture internationale fondée sur la théorie de l’impérialisme de Hobson et de Lénine, récolte aujourd’hui les fruits de son malthusianisme. Aujourd’hui que les usines de Detroit comme de Manchester, de Longwy et de Bochum sont fermées, que la gauche léniniste explique donc à “l’aristocratie ouvrière” comment elle “profite” de l’impérialisme ; qu’elle vienne donc revendiquer la “nationalisation sous contrôle ouvrier” des usines en déconfiture !
Désormais, tout mouvement qui se veut révolutionnaire ne peut éviter de parler de la production et de la reproduction sociale, ce qui n’a jamais été fait, sauf à quelques exceptions, depuis le temps de Marx.
Nos perspectives peuvent paraître abstraites à beaucoup, mais elles le sont sûrement moins aujourd’hui qu’en 1973, où elles étaient alors tout aussi justes. Le militant groupusculaire qui nous répondait alors avec un sourire de mépris : “Tout ça, c’est de la théorie. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les choses pratiques qui me permettent de militer auprès des gars de ma boîte”, qu’a-t-il à dire aujourd’hui que les boîtes sont fermées, que les gars sont sur le pavé et se mettent souvent à l’écoute de la droite productiviste, de la bureaucratie syndicale protectionniste, des “autogestionnaires” de la gauche de la dévalorisation ? Rien, il se tait, quand il ne se met pas lui-même à la remorque des courants réactionnaires.
Aujourd’hui, on n’est pratique qu’en posant les problèmes à l’échelle où ils se sont toujours posés, à savoir non pas celle de l’usine, matérialisation de l’entité juridique capitaliste par excellence qu’est l’entreprise, mais de l’ouvrier total (Gesamtarbeiter) et de son revers aliéné qu’est le capital total. Toute autre approche ne peut que déboucher sur le type de pratique promu par ce que nous appelons “la gauche de la dévalorisation”.
Si nous admettons vivre une période de recul, nous ne partageons pas pour autant le pessimisme des social-démocrates, staliniens, maoïstes et trotskistes, tous héritiers de la logique social-démocrate des IIe, IIIe et IVe Internationales. Car nous croyons qu’avec l’extinction de la période 1890-1973, période qui permettait à la gauche de la dévalorisation de jouer un rôle au sein du monde ouvrier, s’ouvre enfin la possibilité de renouer avec le marxisme de façon plus solide que jamais depuis 1890.
Ce texte, on le verra, est à visée avant tout polémique. Ce serait en effet un non-sens de proposer aujourd’hui une analyse de la classe ouvrière américaine reprenant le discours prétentieux des “marxistes” contemporains. Il n’y a pas de marxisme contemporain. Seulement quelques tentatives de renouer avec la problématique de Marx pour l’amener à la hauteur des réalités de la fin du XXe siècle. On oublie trop souvent que Le Capital est un livre inachevé, et surtout que le chapitre du livre II qui traite du capital social total – notion au cœur de notre analyse – reste très embryonnaire. Les concepts clés que sont la valorisation et la dévalorisation, le capital total, la reproduction élargie, le système de crédit et son rôle dans la reproduction du capital total, la plus-value relative, sont étrangers à la quasi-totalité des “marxistes” d’aujourd’hui. Tout aussi rares sont les analyses tentant de mettre la dynamique de la lutte des classes en rapport avec la conjoncture capitaliste, ne serait-ce qu’à l’échelle d’un pays, sans parler de la planète. Depuis les années 60, les “historiens radicaux” de l’école “révisionniste” américaine[1] écrivent des histoires, les unes plus pittoresques que les autres, de la classe ouvrière “vue d’en bas”, portant essentiellement sur la période 1840-1945. Mode de vie des métallurgistes irlandais à Troy, dans l’Etat de New York, vers 1880, luttes syndicales des ouvrières juives du secteur textile à New York en 1902, “contrôle ouvrier” chez divers fabricants de cigares à Chicago en 1890… Et le marché du travail international ? Et la conjoncture mondiale ? Et le passage de l’accumulation fondée sur la plus-value absolue à celle fondée sur la plus-value relative ? Et le rôle de la “gauche” dans ce processus ? Silence. Et le mouvement de dévalorisation dont le New Deal et la formation du CIO sont l’expression ? Lorsque l’on comprend, ahurissement.
C’est pourquoi nous nous trouvons obligés d’inviter le lecteur à une présentation théorique des concepts clés sans lesquels l’analyse qui suit serait incompréhensible, suivie d’une analyse de la conjoncture mondiale pour la période s’ouvrant en 1890 et touchant à sa fin en 1973. Les “historiens radicaux”, qui servent de relais théorique au militantisme d’aujourd’hui, nous reprocheront de voir l’histoire “d’en haut”. Nous ne pouvons que leur donner raison. A l’empirisme pittoresque de l’histoire “de base”, comment en effet ne pas préférer le point de vue “d’en haut”, celui de la classe pour soi ? Dans l’analyse des luttes de classe comme dans celle du capital, ce point de vue l’emporte toujours sur les mille apparences de la classe en soi isolée dans telle usine particulière. Mais, pour esquisser un portrait de la classe pour soi, il faut d’abord comprendre son revers aliéné, à savoir le capital total.
Les partisans (qui s’ignorent) d’une conception ricardienne de la valeur critiqueront sans doute notre description du rôle, de l’évolution et des interactions du crédit, des marchés financiers, du système de prêts internationaux et de l’endettement de l’Etat, la qualifiant de “monétariste”. Par là, ils ne feront que montrer que la problématique marxiste de la reproduction élargie rapportée à la valorisation du capital total leur est tout aussi étrangère qu’aux tenants du “capitalisme de monopole”, qui nient purement et simplement le rôle de la valeur dans le capitalisme moderne. En réalité, on ne peut comprendre le phénomène de la dévalorisation sans comprendre comment le système de crédit s’est transformé depuis l’époque 1890-1914. Transformation qui, loin de trouver son origine dans la sphère de la circulation, n’est que l’expression de la prépondérance de la plus-value relative dans l’accumulation moderne.
Introduction
Tous les gouvernements depuis celui de Reagan, arrivé au pouvoir en 1981, pensent que les problèmes économiques qu’il ont à affronter sont l’inflation, le niveau trop élevé des impôts, l’excès d’intervention de l’Etat et le faible taux d’investissement des capitaux. En réalité, leur vrai problème, c’est que les forces productives se révoltent contre les rapports de production dominants.
La contradiction fondamentale du capitalisme, c’est qu’il développe les forces productives jusqu’au stade où les moyens de production, en tant que travail matérialisé du passé, et la force de travail vivante, ou travail salarié, ne peuvent plus être contenus dans les rapports de valeur. Toute médiation par l’échange entre activités des producteurs individuels et unités de production devient alors impossible.
Les principaux éléments participant à la reproduction sociale élargie se présentent, dans le cadre du capitalisme, comme des constituants de la valeur. Ceux-ci représentent des dépenses de force de travail dont la valeur est déterminée par le temps socialement nécessaire à sa reproduction. Le taux de plus-value, qui s’établit selon la formule S / C + V – où C représente le capital constant, ou moyens de production matériels, V le capital variable, ou travail vivant, et S la plus-value – décide des paramètres de la reproduction sociale dans son ensemble. S est la plus-value qui, une fois soustraite la consommation de la classe capitaliste, va se trouver divisée entre les trois catégories capitalistes que sont le profit, l’intérêt et la rente foncière.
La contradiction fondamentale du capitalisme telle qu’elle s’exprime dans l’apparence des pratiques capitalistes est qu’il développe les forces productives jusqu’au stade où toute innovation technologique visant à accroître le taux de la plus-value, donc le profit d’un capital individuel, crée davantage de titres à la plus-value totale qu’elle n’ajoute de plus-value à l’échelle du capital total.
Tous les efforts faits par les gouvernements depuis trente ans ont tendu à permettre aux titres capitalistes à la plus-value disponible à l’échelle mondiale (sous forme de profit, intérêt et rente foncière) de rester stables, quitte à ce que cela se traduise par une régression dans les formes matérielles de la reproduction sociale. C’est ainsi que les rapports dominants de production sont devenus un frein au développement des forces productives.
Le problème auquel est confronté le gouvernement américain n’est pas nouveau. Pendant tout le XXe siècle, le capitalisme a dû faire face à “ce qui, à une époque antérieure, serait apparu comme une absurdité”, à savoir “l’excès de civilisation, l’excès de moyens de subsistance, l’excès d’industrie, l’excès de commerce”. Ce qui est nouveau dans la situation d’aujourd’hui, c’est que toutes les solutions trouvées pour résoudre ce problème, notamment depuis la dernière crise généralisée de 1929-33, ont vécu. Pour qu’il y ait équilibre entre les titres capitalistes au profit, à l’intérêt et à la rente foncière et le taux de plus-value du moment, il faut nécessairement qu’une part des forces productives soit détruite, comme ça a été le cas dans la longue crise de 1929-45 et dans la version antérieure de cette même crise, entre 1907 et 1920.
La résolution de la crise capitaliste n’a pas toujours supposé une destruction de cette ampleur. Au XIXe siècle, dans le capitalisme “classique” analysé par Marx, la loi tendancielle selon laquelle les titres capitalistes (profit, intérêt, rente foncière) à la plus-value disponible dépassent périodiquement le taux de plus-value S / C + V s’est exprimée à travers des crises déflationnistes, au cours desquelles une part de ces titres (fictifs au regard du coût de reproduction du capital total) s’est trouvée détruite ou dévalorisée. L’équilibre entre les composants de valeur du rapport S / C + V (titres capitalistes profit/interêt/rente foncière [S], divisés par le prix du travail [V] ajouté au prix du capital fixe [C][2]) a été rétabli grâce à la liquidation des stocks, à une période de chômage massif et à de multiples faillites d’entreprises non concurrentielles. Une fois le rapport S / C + V recomposé de façon à permettre aux capitaux individuels de s’ajuster au taux de profit moyen, le processus d’accumulation redémarrait. Pendant toute la période 1814-1914, le capitalisme a beaucoup élargi la reproduction sociale sans avoir recours à la destruction physique des forces productives qui a caractérisé le XXe siècle.
Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Entre 1890 et 1914, le capitalisme s’est pour la première fois heurté, à l’échelle de la planète, à sa limite historique générale. Dans les zones capitalistes d’alors, la déflation ne pouvait plus suffire à recomposer les constituants de la valeur S / C + V de façon à ce qu’ils se réajustent au taux de profit. La force de travail et les moyens de production étaient devenus trop productifs pour être contenus dans les rapports sociaux dominants, et cela quelque soit le niveau de productivité.
En d’autres termes, le constituant V de la valeur[3] du produit social global ne pouvait plus augmenter à un rythme compatible avec la reproduction élargie de la société prise dans son ensemble.
Ce qui s’est achevé dans les années 1890-1914, c’est la phase de l’accumulation fondée sur la production de la plus-value absolue, obtenu par le prolongement de la journée de travail et par l’accumulation primitive tirée de la transformation d’une masse de petits producteurs (paysans et artisans) en salariés. Cette phase, celle de la domination formelle du capital sur le travail, s’est achevée avec la longue crise de 1914-45, cédant la place à une nouvelle phase, fondée sur la plus-valeur relative et sur la poursuite de l’accumulation primitive aux dépens des populations non capitalistes. Dans cette phase de l’accumulation de la plus-value relative, ou phase de la domination réelle du capital sur le travail, le travail tend à se réduire à sa forme proprement capitaliste de travail abstrait[4]. C’est ce mode d’accumulation qui a dominé la période 1945-73.
Ce qui distingue la phase de la domination réelle du capital (qualifiée à tort de “capitalisme de monopole” par le courant non marxiste des “économistes radicaux”) de la phase antérieure, c’est qu’à l’échelle globale, le constituant V du rapport S / C + V n’est pas élargi mais recomposé (par la destruction ou la stagnation de la force de travail, par la baisse du coût de production des éléments de la consommation de la classe ouvrière, par l’accumulation primitive – celle-ci servant, comme au XIXe siècle, à réduire le salaire global – et enfin par la baisse du coût du travail, celui-ci pouvant descendre au-dessous du niveau de reproduction, comme c’est le cas aux Etats-Unis depuis les années 1958-65).
C’est donc dans la phase de la domination réelle que s’exprime, à l’échelle globale et sous des formes historiques concrètes dont nous traiterons plus loin, la contradiction fondamentale du capitalisme : les forces productives ont atteint un niveau de développement où toute innovation technologique produit davantage de titres (fictifs) capitalistes à la plus-value totale qu’elle ne crée de plus-value supplémentaire. Dès lors, le rapport capital-travail ne peut plus se maintenir : il est condamné soit à détruire une part importante de la force de travail, soit à se voir détruit par celle-ci.
Chapitre I: Précis d’analyse marxiste du mode de production capitaliste
Avant d’entrer de plain-pied dans l’analyse de la dynamique des luttes de classe dans le secteur nord-américain, nous considérons qu’il est indispensable de passer en revue, ne fût ce que brièvement, les concepts de l’analyse marxiste qui ont été passés sous silence par la gauche malthusienne depuis l’époque social-démocrate qui va de 1890 à 1914, à savoir la valorisation, la valeur, le capital total, le travail productif et improductif, l’ouvrier total et le salaire global, l’accumulation primitive et la dévalorisation. Ces concepts, qui forment un tout indissociable, sont en général ignorés ou même dénigrés par les tenants de la thèse du “capitalisme de monopole” et de la théorie de l’impérialisme promue par Hobson et Lénine. Pris dans leur ensemble, ils permettent une analyse radicalement différente du capitalisme moderne, et surtout de sa phase actuelle, qui a commencé en 1945.
a. Des livres I et II au livre III du Capital : le “problème” du capital total et de la reproduction élargie
Les quatre livres du Capital sont difficiles à lire, surtout pour un lecteur peu au fait des débats qui ont traversé la philosophie allemande à partir de Kant et de Hegel, de la critique matérialiste de Hegel par Feuerbach et de la critique de Feuerbach par Marx. Il est de plus indispensable de mettre le Capital en rapport avec les Manuscrits de 1844 et les autres écrits de la période 1843-1845 qui aboutissent aux Thèses sur Feuerbach. Enfin, c’est dans les Grundrisse (1857) que Marx explicite les rapports entre sa critique de l’économie politique (et non la pauvre “économie marxiste” de ses épigones) et le développement ultérieur de celle-ci.
Pour les besoins de ce texte, nous insisterons sur ce qui distingue le modèle abstrait du capital développé dans les livres I et II et le capital “en-et-pour-soi” tel qu’il est traité dans le livre III. Marx n’a cessé de dire que le modèle exposé dans les livres I et II présuppose : 1) l’absence de classes non capitalistes, le capital et le prolétariat étant les seules classes existantes ; 2) l’exclusion de tout autre mode de production que le capitalisme ; 3) la prévalence de la reproduction simple, ce qui suppose une productivité du travail constante ; 4) l’absence de système de crédit.
Autrement dit, dans les livres I et II, l’exposé fait abstraction des concepts clés que nous aborderons, à savoir la reproduction élargie, qui renvoie au problème du capital **a souligner total et de sa médiation par le système de crédit. Tous les développements sur le travail productif et improductif présupposent la reproduction simple et le capital (individuel) en soi ; de la même manière, tous les développements sur la valeur contenus dans les tomes I et II est pour ainsi dire “ricardienne”, et non pas marxiste. Sont véritablement marxistes les développements concernant la reproduction élargie, la reproduction du capital total et l’accomplissement de son cycle (Kreislauf) à travers le système bancaire, tels qu’ils sont élaborés dans le livre III.
Toute la différence entre l’économie politique classique, celle de Ricardo notamment, et la critique de l’économie politique de Marx réside dans le fait que la valeur, qui chez Ricardo est “condensation du temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise individuelle”, devient chez Marx un rapport, une valeur s’autovalorisant (sich-selbst-verwertendes Wert)à travers la reproduction élargie. Le problème fondamental du mode de production capitaliste, quoi qu’en disent les ricardiens et les ouvriéristes qui se disent marxistes, n’est pas à rechercher dans la sphère de la production, que Marx appelle très à propos la “production immédiate” (voir le chapitre inédit du Capital mentionné plus haut), mais dans la reproduction du capital total. Le livre III du Capital est une **a souligner négation, au sens “hégélien” du terme, des livres I et II ; c’est là que, à travers l’idée que la valeur est la “condensation du temps de travail nécessaire à la production” d’une marchandise, Marx découvre, de façon immanente, la reproduction des forces créatrices humaines. La conception ricardienne de la valeur est, stricto sensu, une inversion de celle de Marx.
Marx, en effet, *”flirte” avec le langage de Hegel, comme il le dit dans la préface du livre I.
b. La valorisation
Aux yeux de Marx, le capitalisme est avant tout un processus d’auto-expansion de la valeur, un processus de valorisation. Le capital, c’est en somme de la valeur qui s’autovalorise, unesich-selbst-verwertendes Wert. Qu’est-ce à dire ? Que le capital est un rapport social de production, le rapport-capital (Kapitalverhältnis), et, qui plus est, un rapport qui se rapporte à lui-même, un rapport autoréflexif. Façon de dire en d’autres termes que le capital, rapport social, est la forme renversée (verkehrte) du travailleur total, de la force de travail prise dans son ensemble, dans la phase historique où les rapports entre individus et unités de production doivent être médiatisés par la valeur, laquelle est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa reproduction.
L’autre aspect de la valorisation, indissociable du premier, comme nous le verrons plus loin, c’est la valorisation du capital-argent, autrement dit le mouvement A-M-A’ à la fois des capitaux individuels et du capital total. Le fait que le mouvement A-M-A de la deuxième section du livre I du Capital traitant de l’argent se retrouve au début de la quatrième partie du livre III traitant du capital mercantile sous la forme A-M-A’, “forme générale du mouvement capitaliste” (vol. III, p. 391)[5], ne surprendra pas ceux qui considèrent Le Capital pour ce qu’il est : une phénoménologie. Le mouvement A-M-A présenté dans les tout débuts de l’exposé, avant même que la notion de valeur soit introduite, se retrouve plus tard au cœur de l’exposé, quand il est question de la crise capitaliste : celle-ci exprime l’incapacité du mouvement A-M-A’ – l’autovalorisation du capital total à travers la totalité des marchandises – à s’accomplir. La crise globale du capitalisme est déjà présente, sous une forme inférieure et extérieure, dans la “cellule” du mode de production capitaliste, à savoir l’échange marchand le plus simple et en apparence le plus évident. Mais, historiquement, l’échange marchand et son médium l’argent précèdent de loin la valeur, qui n’existe qu’à partir du moment où la force de travail devient marchandise. Nous verrons donc tout à l’heure comment la crise capitaliste s’explique par le fait que la force de travail est une marchandise.
Dans le mode de production capitaliste, le producteur individuel qui veut exercer ses facultés humaines ne peut le faire abstraitement, isolément ; il ne peut le faire que par la médiation des rapports d’échange, par le biais desquels ses capacités contribuent à valoriser un capital individuel, autrement dit à le développer dans le mouvement A-M-A’ par contact avec le travail vivant. Les facultés humaines de cet individu ne sont donc sociales que “médiatement”, et de ce fait il y a possibilité de crise. Dans la production dominée par les exigences de la valorisation du capital total A-M-A’, l’exercice des facultés humaines est en effet subordonné à leur renversement, à savoir le mouvement en apparence autonome de la valeur. Que ces facultés puissent être réalisées socialement ou non est une question qui reste subordonnée à celui-ci, et leur usage réel est toujours affaire de contingence. Le communisme, par contre, renverse le renversement : dans la mesure où le mouvement en apparence autonome de la valeur, la valorisation, n’est que la forme aliénée de l’autodéveloppement collectif des capacités humaines, le communisme est épanouissement des forces créatrices humaines, en tant que moyen et en tant que but ; il est “production pour la production” de la créativité. La destruction de la valeur permet à l’individu de se réapproprier l’ensemble des forces créatrices humaines ; c’est le moment où ses pouvoirs individuels deviennent immédiatement sociaux.
Voyons d’un peu plus près en quoi la valorisation est liée au renversement des forces créatrices humaines. Le travailleur total (Gesamtarbeiter) se trouve confronté aux forces productives capitalisées, produit du travail mort du passé, et *autonomisées en face de lui-même. Le travailleur individuel atomisé cherche à épanouir ses capacités humaines, à assurer sareproduction ; le capital individuel, en achetant ses capacités, poursuit l’expansion de la valeur, sa valorisation. Travailleur collectif et capital total arrivent donc anarchiquement, aveuglément, à deux résultats simultanés quoique fondamentalement antagonistes : la reproduction sociale d’un côté, l’autovalorisation de la valeur de l’autre. Ce qui se reproduit visiblement, empiriquement, c’est une somme de marchandises et, sauf en période de crise, la “société” prise dans son ensemble (il n’y a en fait de société réelle que dans le communisme) ; ce qui se reproduit réellement, essentiellement, c’est le rapport-capital et son expression indissociable, le processus d’auto-expansion de la valeur, la valorisation.
Pour l’exprimer un peu différemment, considéré du point de vue de la reproduction sociale élargie, le rapport S/C+V est un rapport de la force de travail à elle-même, un rapport entre la production et la consommation du travailleur collectif. Mais, comme dans le cadre du capitalisme il n’existe qu’à travers le rapport-capital, c’est-à-dire dans sa forme renversée qu’est la valorisation, ce rapport autoréflexif prend la forme de la valeur se rapportant à elle-même, autrement dit de la valorisation. Lorsque la reproduction sociale élargie et sa forme renversée qu’est la valorisation s’accomplissent harmonieusement, le capitalisme fonctionne en élargissant les forces productives – bien que, répétons-le, il ne parvienne à ce résultat qu’aveuglément, anarchiquement. Mais lorsque la reproduction sociale atteint un certain stade, les forces productives ne peuvent plus s’épanouir à travers le rapport-capital, et les exigences de la reproduction élargie et celles de la valorisation deviennent antagonistes. Les forces productives se révoltent contre les rapports sociaux dominants. A ce stade, deux solutions : la force productive par excellence qu’est le travailleur collectif doit détruire le rapport-capital pour s’épanouir en tant que force de travail se rapportant à elle-même, ou les forces productives doivent être détruites pour permettre à la valorisation de redémarrer.
Lorsque la reproduction de la force de travail (le rapport S/C+V) se présente sous la forme d’un processus de valorisation, ce qui se trouve renversé, ce sont les forces créatrices humaines prises dans leur ensemble. Mais, dans le mode de production capitaliste, ces forces créatrices n’existent, nous l’avons vu, que “médiatement”, à travers le rapport-capital et les rapports de valeur. Faute d’un capital capable de se valoriser en les achetant, elles sont socialement ignorées. Le capital, rapport autoréflexif apparemment autonome, est le visage renversé du social et de l’humain. Il est en somme l’autonomisation des forces créatrices humaines, qui semblent se mouvoir d’elles-mêmes, et *font face à la force de travail – leur véritable source. Dans ce renversement, “les marchandises (les capitaux individuels) semblent acheter les hommes”, comme le dit Marx.
A ce stade, il nous semble nécessaire de préciser que la reproduction élargie de la force de travail (S/C+V) et sa forme renversée qu’est la valorisation n’existent en aucun cas séparément dans la pratique sociale. Il n’y a pas d’un côté la reproduction, de l’autre la valorisation. La reproduction sociale, lorsqu’elle est inscrite dans le rapport-capital, existe toujours sous une forme spécifiquement capitaliste ; elle ne se réduit pas, notamment, à la somme des “valeurs d’usage”, des moyens de production et des moyens de consommation, etc. Il est impossible d’ôter simplement leur forme valeur aux objets matériels existants. La reproduction sociale, c’est toujours et avant tout la reproduction (renversée dans le rapport-capital) des forces créatrices humaines. Et lorsque, dans le livre II de l’Histoire des doctrines économiques, Marx s’exprime en faveur de la “production pour la production”, c’est, contre toute interprétation productiviste possible, de la production des forces créatrices humaines qu’il s’agit, les moyens de production et de consommation matérielle n’en étant que l’expression extérieure, le support matériel indispensable. Dans toute la préhistoire de l’humanité, avant l’histoire consciente, les hommes se sont effectivement créés eux-mêmes, mais sous une forme aliénée. Le capital, c’est la force de travail en contradiction avec elle-même. Le prolétariat, qui est la forme marchande de la force de travail, qui est la “face cachée” du rapport-capital, se dissout en tant que prolétariat en détruisant la valorisation, forme aliénée de l’épanouissement de ses propres forces.
Tout cela est-il autre chose qu’une pirouette hégélienne ? M. le Militant pratique estimera sans doute que oui, mais nous croyons au contraire que non. Car, sans une analyse du capital dans les termes esquissés ci-dessus, on ne peut rien comprendre au concept marxiste (et non pas ricardien) de la valeur, donc rien comprendre à la distinction entre travail productif et improductif, au problème de la reproduction élargie et au rapport que ces phénomènes entretiennent avec le capital total.
c. La valeur
Pour Marx, la valeur est ce qui contribue au processus de valorisation. Nous avons vu que la valeur est un rapport : le rapport renversé de la force de travail à elle-même. En conséquence, est source de valeur ce qui contribue à la reproduction de la force de travail ; ce qui n’y contribue pas n’est pas source de valeur.
Autrement dit, comme la valeur est un rapport, elle n’est pas une chose, elle n’est pas une “condensation du temps de production socialement nécessaire”, localisée dans une marchandise ou une autre, comme le pensent les ricardiens qui se prétendent marxistes. En tant que rapport *se rapportant à lui-même, en tant que processus de valorisation, la valeur dans son ensemble, mais aussi celle des marchandises individuelles, est déterminée quantitativement par le temps de reproduction nécessaire à l’échelle de l’ensemble des forces productives, et qualitativement par sa contribution à la reproduction élargie des forces productives.
Mais, diront les “marxistes” ricardiens, Marx n’a-t-il pas dit et répété que la valeur est déterminée par le temps de production socialement nécessaire ? Effectivement, Marx le dit et le répète tout au long des livres I et II du Capital : des livres où, page après page, il avertit le lecteur que l’ensemble de l’exposé présuppose, de façon totalement artificielle, l’existence d’une reproduction simple et la non-croissance de la productivité. Pour Marx, il s’agit par là de faire la critique immanente de Ricardo[6], en prenant à la lettre les concepts du théoricien du capital-en-soi que sont le capital et la marchandise individuels. Mais Marx dit bien qu’il s’agit d’une société capitaliste idéale qui n’a jamais existé et n’existera jamais, même si cette construction s’avère nécessaire pour faire comprendre au lecteur ce qu’est le capital à partir de ce qu’il n’est pas. Le capital est en effet condamné à n’exister que négativement, car il est le renversement de quelque chose d’autre : la force de travail. Sa vocation, nous dit Rosa Luxemburg, est d’être universel, mais sa limite est précisément de ne pouvoir le devenir.
Tous les développements sur la valeur des livres II et II, tout comme ceux sur le travail productif et improductif de l’Histoire des doctrines économiques, se situent au niveau du capital-en-soi, de la marchandise et du capital individuels ; ils ne tiennent pas compte de la réalité du capital-en-soi-et-pour-soi, c’est-à-dire du capital dans le cadre de la reproduction élargie ou, plus précisément, du capital dans sa réalité historique (pour une explicitation de la différence entre le point de vue des livres I et II et celui du livre III, voir par exemple le volume II, pp. *97, 394, 421, et le premier paragraphe de la première partie du livre III).
d. Le capital social total
La différence entre les notions marxiste et ricardienne de la valeur apparaît d’emblée lorsque l’on prend en compte le capital total. Celui-ci, qui n’a aucune existence pratique dans le capitalisme réel, est une abstraction désignant le niveau d’équilibre entre les profits des différentes composantes du produit global d’une part, entre le profit des capitaux individuels et la plus-value totale d’autre part. C’est à l’échelle du capital total qu’il y a convergence entre les apparences – les milliers de capitaux individuels “se présentant comme une vaste accumulation de marchandises” (livre I, ch. 1) – et le processus de valorisation et de reproduction sociale matérielle ; c’est à cette échelle que l’on découvre que la totalité n’est pas unesomme, ou, plus précisément, que la plus-value qui se valorise est différente de la somme des profits des entreprises individuelles, qui relèvent de l’apparence superficielle. Marx le dit clairement :
“So long as we looked upon the production of value and the value of the product individually, the bodily form of the commodities produced was wholly immaterial for the analysis, whether it was machines, for instance corn, or looking glasses… What we dealt with was the immediate process of production itself, which presents itself at every point as the process of some individual capital… This merely formal manner of presentation is no longer adequate in the study of the total social capital and of the value of its products…
Simple reproduction, reproduction on the same scale, appears as an abstraction, inasmuch as on the one hand the absence of all accumulation or reproduction on an extended scale is a strange assumption in capitalist conditions…
(Capital, vol. II, pp. *394-395, c’est nous qui soulignons)
Dans une première approche, le capital total se présente comme les différentes manifestations des composantes de la plus-value totale sous sa forme capitaliste : profit, intérêt, rente foncière, s’ajoutant au capital variable/salaire global et au capital constant/capitalisation du capital fixe. Il pourrait être schématiquement représenté ainsi :
Nous ne tiendrons pas compte, dans un premier temps, de l’existence d’une part de populations non capitalistes susceptibles d’entrer dans V sous forme de travail non payé et de contribuer ainsi à réduire par l’accumulation primitive le salaire global, d’autre part de ressources naturelles non remplacées qui peuvent jouer le même rôle dans le capital constant. Nous suivrons par ailleurs la méthode de Marx en faisant abstraction du système de crédit qui, comme Marx le montre dans les parties IV et V du livre III, peut créer des valeurs fictives sans équivalent dans la plus-value totale. Tenons-nous-en pour l’instant au problème tel qu’il est posé par Marx à la fin du livre II, pour souligner que ce qui peut apparaître comme un profit à l’échelle du capital individuel ne l’est pas forcément à l’échelle du capital total. Au regard du capital total, est profit ce qui, par sa contribution matérielle, sa forme spécifique – indifférente au niveau du capital-en-soi – entre dans le processus de production en élargissant la reproduction sociale.
C’est donc bien au niveau du capital total que la base matérielle de la reproduction sociale et la valorisation s’équilibrent. Autre façon de dire que, pour Marx, à la différence de Ricardo, la valeur est un rapport *qui se rapporte à lui-même, qu’elle est le renversement capitaliste de la reproduction sociale.
e. Travail productif et improductif
Nous pouvons à présent situer la distinction entre travail productif et improductif dans l’optique de ce qui vient d’être dit. Pour Marx, le travail productif est le travail qui contribue au processus de valorisation (valeur s’autovalorisant) – à l’échelle du capital total, donc. Peut être considéré comme travail productif tout travail produisant une plus-value qui, sous sa forme matérielle spécifique, entre dans le processus de reproduction sociale en l’élargissant, en augmentant sa « productivité ». Considérés du point de vue du capital-en-soi/capital individuel, une prostituée de maison close ou un enseignant de lycée privé sont des travailleurs productifs. Mais, du point de vue du capital total, il en va tout autrement, et c’est là que la forme matérielle spécifique devient décisive, selon qu’elle est capable ou non d’élargir la reproduction.
Le débat sociologique qui tente de déterminer qui, parmi les ouvriers pris individuellement, peut être retenu comme productif est donc purement académique. Le métallurgiste produit de l’acier pour les chars comme pour les tracteurs, il est donc inutile, dans son cas, de poser le problème en termes locaux. C’est au niveau global que s’établit la distinction entre travail productif et improductif, comme entre profit équivalant à la somme des “profits” des capitaux individuels et profit global trouvant son équivalent dans la plus-value totale.
e. Ouvrier total, salaire global, accumulation primitive
L’ouvrier total relève du même niveau d’analyse que le capitaliste total. Ce concept ne correspond pas simplement à la somme des salaires déboursés par les capitalistes individuels, mais aussi aux coûts sociaux de la reproduction de la force de travail : l’enseignement, les transports en commun, la santé, les assurances sociales, les loisirs. Fait partie de l’ouvrier total tout ce qui reproduit la force de travail à des niveaux historiquement déterminés.
Mais, encore une fois, n’oublions jamais que, du point de vue du capital total, le calcul du coût de la reproduction de la force de travail ne prend en compte que la force de travail déjà capitaliste. Pour le capital, toute force de travail arrachée aux couches non capitalistes des sociétés capitalistes, tels les petits producteurs (paysans, artisans), ou aux modes de production antérieurs constitue du travail non payé. C’est ainsi que, pendant tout le XIXe siècle, le capitalisme a bénéficié de l’accumulation primitive des populations agraires et artisanales d’Europe et des Etats-Unis. Et le processus s’est poursuivi, au cours du cycle qui a débuté après 1945, avec l’exode des populations rurales vers les centres industriels : dans le Marché commun à partir de 1958, aux Etats-Unis avec l’immigration hispanique et l’immigration intérieure des Noirs venus des campagnes du Sud, et dans les nouveaux pays industriels du tiers monde à partir des années 60. L’aspect le moins visible du phénomène, c’est le travail non payé qu’il représente dans le cadre du rapport-capital, les salaires accordés étant trop faibles pour reproduire la force de travail proprement capitaliste. On a là une clé pour comprendre non seulement le phénomène du fascisme, mais aussi un concept plus subtil qui s’applique à bon nombre des propositions faites le plus souvent par la “gauche” pour résoudre la crise du capitalisme : la dévalorisation.
f. Valorisation et capital-argent
Tout ce que nous avons dit jusque-là sur la valorisation, la valeur, le capital total, le capital productif et improductif et l’ouvrier total a été présenté en termes de valeur et de prix. Mais nous n’avons rien dit du système de crédit, du rôle de la banque centrale, de l’Etat ou de l’endettement de l’Etat. Bref, nous n’avons rien dit de l’argent. Pourtant, comme nous le verrons plus loin, il n’y a pas de capitalisme sans argent, pas de capitalisme sans banque centrale, pas de capitalisme sans Etat… Dans l’exposé de Marx, l’argent précède conceptuellement et historiquement le capital, et c’est la conquête des sphères de la production par les rapports marchands, exprimés en argent, qui est à l’origine du capitalisme.
La valorisation – terme qui jusqu’à récemment a été misérablement rendu en anglais par celui de realization, aux multiples connotations sous-consommationnistes – c’est à la fois, et de façon indissociable, l’expansion du capital-argent par le mouvement A-M-A’ et celle de la valeur. Les capitaux-argent sont investis dans le processus de production pour être valorisés par le travail vivant, qu’ils vont pour ainsi dire “sucer”. Les capitaux-argent individuels comme le capital-argent total doivent régulièrement passer à travers la masse des marchandises dans le mouvement A-M-A’ pour y être valorisés, faute de quoi ils cessent d’être capital (raison qui explique qu’aux yeux de Marx, c’est dans le capital financier, pour qui le mouvement semble se réduire à A-A’ – l’argent semble créer davantage d’argent sans même passer par la production – que la mystification du capital s’exprime le plus clairement). Ce qui revient à dire que le développement de la valeur et le développement du capital-argent M-C-M’ participent d’un seul et même processus : la distinction théorique que l’on peut (et que l’on doit, pour les besoins de l’exposé) établir entre eux n’a aucune réalité historique, que ce soit dans le capitalisme du passé, du présent ou du futur.
Pourquoi est-il important d’enfoncer ce clou ? Pour les mêmes raisons, au fond, que celles qui nous ont amené à insister sur le mouvement de négation des livres I et II constitué par la fin du livre II et tout le livre III du Capital. Nous disons, et nous le dirons tout au long de ce petit ouvrage, que le capital est un mouvement autoréflexif de la valeur, un processus de valorisation. Et, en même temps, qu’il n’y a pas de valorisation sans argent, donc sans système de crédit, sans banque centrale et sans Etat. II n’y a pas de valorisation sans le mouvement A-M-A’ des capitaux-argent. Marx était bien obligé de tout exprimer en termes de valeur avant de pouvoir parler du crédit et de tout ce qui s’ensuit, ainsi que de I’Etat, le but étant de montrer que tout cela relève de l’apparence une fois dissocié de la valeur. Mais il a tout aussi clairement montré que le capitalisme n’a jamais existé et n’existera jamais sans ces institutions, qui ont d’ailleurs précédé l’hégémonie du capital et en ont permis l’avènement.
Au début de ce texte, nous avons affirmé que le capitalisme était porteur d’une contradiction fondamentale en ceci qu’il développe les forces productives au point que les rapports de valeur, l’échange d’équivalents entre capital et travail vivant, explosent. Et nous avons aussi clairement dit que la contradiction fondamentale du capitalisme est qu’il en arrive au stade où toute augmentation de la plus-value relative sous l’effet de l’innovation technique crée davantage de titres à la plus-value totale qu’elle n’ajoute à cette plus-value. Il s’agit là de deux façons de formuler une seule et même contradiction fondamentale, l’une à partir des abstractions développées dans les livres I et II et les Grundrisse, l’autre à partir du capitalisme réel tel que décrit dans le livre III.
C’est un point sur lequel il faut nous arrêter, pour les raisons suivantes : tout le débat théorique marxiste qui, depuis les années 60, remet radicalement en question certains éléments de l’idéologie “marxiste” officielle, rejetant la théorie de l’impérialisme de Hobson et de Lénine et considérant la théorie du « capitalisme monopoliste » de Lénine, Boukharine, Baran et Sweezy, Bettleheim, Amin… non seulement comme erronée mais aussi comme non marxiste, a surtout tourné autour de la question de la valeur. L’argument avancé par les tenants du “capitalisme de monopole”, à savoir que les prix de tel ou tel secteur ne peuvent être ramenés à un “temps de travail socialement nécessaire” (notion généralement prise dans un sens ricardien étranger a l’œuvre de Marx – voir pour exemple le livre d’Ernest Mandel La Formation de la pensée économique de Karl Marx), n’a rien à voir avec les concepts que nous avons élaborés. Qu’il existe des monopoles, c’est incontestable. Mais prétendre que la reproduction du capital total se fait, à l’échelle globale, par un “surprofit” qui n’aurait rien à voir avec le temps de travail nécessaire à cette reproduction est une absurdité qui n’offre d’autre explication de la détermination objective de ce surprofit que la force – ce qui convient très bien au populisme[7] (voir K. Marx, L’Anti-Dühring), mais qui constitue un rejet total, dans la forme comme dans le fond, de la pensée de Marx. (Nous verrons tout à l’heure pourquoi la gauche officielle a discrédité, en la passant sous silence, la problématique capital total/ reproduction élargie/système de crédit.)
Il était donc indispensable de restituer les catégories fondamentales et la problématique du livre III contre d’une part ceux qui ont tout simplement rejeté la valeur, d’autre part ceux qui, comme Mandel, n’ont traité de la valeur que dans un cadre strictement ricardien et dans l’optique de la reproduction simple des livres I et II. Il fallait se battre à la fois contre la théorie du capitalisme de monopole et contre ceux qui ont cherché à restaurer une version ricardienne et non pas marxiste de la valeur, version qui ne connaît ni la valorisation (valeur s’autovalorisant) ni son « mauvais côté », la reproduction élargie de la force de travail.
Mais il est encore une autre raison : le débat très fécond qui a agité l’ultra-gauche en France, dans les années 68-73, autour de la critique du léninisme et de toutes ses conséquences idéologiques (ce qui n’est au fond qu’une autre dimension de la même problématique) a lui aussi remis en selle la notion de valeur pour insister, à juste titre, sur le fait que le communisme, ce n’est ni “la propriété nationalisée” ni “le contrôle ouvrier de la production”, mais la destruction de la production marchande et de toutes ses catégories (valeur, travail salarié, capital, prolétariat en tant que rapport social), lesquelles forment un tout. Mais malgré toute sa richesse (nous pensons aux textes d’Invariance de 1968-72, de Mouvement communiste, de Négation, du Courant communiste international de la même période), le débat s’est généralement égaré dans de longues dissertations sur la Valeur et I’autodissolution du Prolétariat, sans, à quelques exceptions près, toucher à la problématique capital total/ reproduction élargie/système de crédit telle que nous l’avons énoncée. Autrement dit, il s’est rarement interrogé sur les formes concrètes de la valorisation à l’époque d’aujourd’hui[8]. L’ultragauche française n’était ainsi guère plus avertie que le gauchisme sur la nature spécifique de la crise d’après 1973 ; après avoir dénoncé parfois brillamment les bêtises de ce dernier, elle a donc été emportée par le même mouvement historique.
Nous répétons donc que les deux formulations de la contradiction fondamentale du capitalisme que nous avons articulées, à savoir l’explosion des rapports de valeur sous l’effet du développement des forces productives et l’incapacité d’accumuler la plus-value relative sans engendrer une somme encore plus grande de titres fictifs à la plus-value totale, sont deux niveaux, l’un plus abstrait que l’autre, d’une seule et même problématique, le dernier niveau étant l’expression concrète du rôle de frein au développement des forces productives joué par le capital. Nous chercherons donc à insérer la question du rôle du crédit, de la banque centrale, de l’Etat et du système de prêts internationaux dans une réflexion sur la nature du capitalisme réel au XXe siècle, et notamment après 1945.
g. Taux de profit et système de crédit
On verra plus clairement l’importance qu’a la confusion des niveaux théoriques dans la discussion sur le taux de profit. Pour le “marxisme orthodoxe”, le taux de profit a tendance à baisser parce qu’augmente la composition organique du capital, autrement dit le rapport entre travail mort/capital constant C et travail vivant/capital variable V, le seul capable de produire de la plus-value. De moins en moins de travail vivant est nécessaire pour mettre en marche de plus en plus de travail mort. (Le moment approche où la société pourra dissoudre la valeur [qui est toujours un rapport], c’est-à-dire l’échange d’équivalents entre capital/travail mort et travail vivant. Le temps socialement nécessaire à la reproduction se réduisant énormément par rapport au temps disponible – que le capitalisme est d’ailleurs incapable de réaliser socialement – il ne peut plus servir de critère objectif et de médiation entre producteurs. La valeur est désormais caduque.)
Très bien. Mais le problème est d’arriver à déceler la manifestation de ce phénomène dans le développement réel du capitalisme. Tout ce qui précède devrait permettre de comprendre que cette formulation de la baisse tendancielle du taux de profit s’applique une fois encore à un “capitalisme pur”, sans système de crédit, sans banque centrale, sans reproduction élargie, sans travail improductif, sans classes ni sociétés non capitalistes, où valeur et prix sont en correspondance, etc. (voir Capital, vol. II, p. 421, où Marx explique comment l’existence d’un capital mercantile et de classes non capitalistes obscurcit les rapports entre les deux classes véritablement capitalistes).
Tout cela pour nous distinguer des empiristes et des ricardiens qui croient pouvoir déceler une baisse tendancielle du taux de profit à partir d’une simple addition du profit moyen des entreprises individuelles. Notre propos concernant notamment le capital total, entité qualitativement distincte de la simple addition des capitaux individuels, avait pour but d’invalider la démarche empirique qui consiste à déceler une baisse tendancielle du taux de profit en passant en revue les entreprises d’une année sur l’autre, production d’armements, production d’acier, banques et sociétés d’assurances et moyens de transport étant traités sur le même plan. Il est probablement vrai que les systèmes sophistiqués de comptabilité, comme celui proposé par Peters dans son livre ROI (Return on Investment), sont capables de déceler, y compris secteur par secteur, une baisse du taux de profit constante au cours de la période 1945-73 et au-delà. Mais le problème n’est pas là. La limite “historique” du mode de production capitaliste NE SE SITUE PAS DANS LA PRODUCTION[9].
Les marxistes ne sont pas les seuls à affirmer l’existence d’une baisse tendancielle du taux de profit. Mais celle-ci ne les intéresse pas en tant que telle ; ce qui les intéresse, c’est son expression réelle, l’impossibilité dans laquelle se trouve le capital total, dans des conjonctures historiques précises, d’accomplir son circuit (Kreislauf) de valorisation A-M-A’ tout en élargissant la reproduction sociale. C’est cette impossibilité qui explique les crises périodiques, en même temps que la nature spécifique de la dévalorisation telle qu’elle se manifeste dans la crise actuelle.
Si les “profits” n’ont jamais été aussi élevés, empiriquement parlant, qu’en 1929 et 1973, c’est qu’ils contenaient, et contiennent encore aujourd’hui, un élément fictif essentiel, qui ne peut être ramené à une somme de plus-value produite localement par un capital particulier, ni même à la plus-value globale. Pour les entreprises et les banques américaines en particulier, le profit global empirique n’a rien a voir avec la plus-value produite sous les auspices de ces entités. Le problème, à ce niveau d’analyse, est précisément que les titres représentés sous forme de profit, intérêt et rente foncière dépassent la plus-value globale. L’essentiel, pour le marxisme, est d’expliquer ce phénomène sans recourir au monétarisme.
Le système de crédit et la banque centrale sont là pour permettre la circulation des valeurs fictives et leur intégration dans le mouvement de valorisation du capital total A-M-A’. Mais ce qui distingue l’analyse marxiste des valeurs fictives de tout monétarisme, c’est qu’elle considère que ces valeurs ont leur origine dans la production et représentent au départ une part du capital fixe dévalorisée par le progrès technologique.
Dans les crises décennales du XIXe siècle (1808, 1817, 1827, 1837, 1846-47, 1857, 1866, 1873, etc.), la baisse du taux de profit devenait empiriquement manifeste au moment où la crise éclatait. Mais celle-ci détruisait en fait la plupart des valeurs fictives qui, au cours du cycle et jusqu’au sommet du boom, n’avaient cessé d’augmenter. Toute analyse de la “baisse du taux de profit” faisant abstraction de cette circulation des valeurs fictives, de leur réglementation par l’intervention de la banque centrale, du commerce entre sociétés capitalistes et couches et sociétés non capitalistes, du système de prêts internationaux qui permet ce commerce, du travail improductif exerçant une ponction sur le profit total, est condamnée à l’échec. Les crises déflationnistes périodiques n’avaient d’autre but que de détruire les valeurs fictives, qui n’ont pas d’équivalent dans la plus-value totale.
En apparence, le capitalisme ne se résume pas à une interaction entre capital constant C et travail vivant V : il prend aussi la forme d’une “vaste accumulation de marchandises”, produites par des entreprises individuelles subordonnées au mouvement de valorisation du capital total. C’est l’impossibilité d’une poursuite de cette valorisation A-M-A’, donc d’une croissance des capitaux-argent, qui exprime la baisse du taux de profit, laquelle se traduit par une recomposition du rapport *S/C+V sous l’effet d’un réajustement du rapport valeur/prix à l’échelle du capital total. Encore une fois, à travers deux niveaux distincts d’abstraction, nous parlons des apparences d’un seul et même processus.
Dans l’univers du capitalisme pur décrit dans les livres I et II, il n’y avait pas de crise capitaliste parce qu’il n’y avait pas de reproduction élargie, donc pas de croissance des forces productives (sans reproduction élargie, comment la composition organique du capital pourrait-elle croître, en effet ?). Avec la reproduction élargie et la problématique du capital total apparaît l’éventualité des crises. Passons donc à l’élargissement de la reproduction sociale telle que décrite dans les livres I et II, soit toujours sans système de crédit, sans banque centrale, sans classes et sans sociétés non capitalistes, sans travailleurs improductifs. Que se passerait-il dans une telle hypothèse ?
Chaque innovation technique qui vise à augmenter la plus-value relative pour un capital particulier contribuant à la reproduction élargie dévalorise par la force des choses une part du capital fixe, donc lui donne un caractère fictif en termes de coûts de reproduction du moment.
Supposons que, dans une branche d’industrie donnée, l’on compte dix entreprises qui, au départ, se trouvent sur un pied d’égalité. Au cours de la première année du cycle, le capitaliste de l’une de ces entreprises met en oeuvre une nouvelle technologie qui réduit les coûts de production de 15 %. D’un seul coup, il dévalorise de 15 % le capital fixe de toute sa branche en termes de coûts de reproduction courants. Quelle que soit la valeur historique (coût original) du capital fixe des neuf autres entreprises, quel que soit le taux d’amortissement, la valeur reproductive du capital fixe de la branche s’en trouve en effet réduite. Ou bien ces neuf autres entreprises font la même innovation, ou bien elles continuent à produire avec un capital dévalorisé et essaient de combler cette perte de valeur soit par une augmentation de la plus-value absolue, en prolongeant la journée de travail, en accélérant les cadences, etc., soit en utilisant le capital dévalorisé au-delà de son temps d’amortissement, sans réinvestir. Quelle que soit la manière de réagir des capitaux dévalorisés, la comptabilisation de ce capital constant contient désormais un élément fictif : une représentation capitaliste de la valeur, exprimée en prix, qui n’a plus d’équivalent dans la valeur réelle, c’est-à-dire en coûts de reproduction.
Mais le capitaliste individuel ne sait rien du capital constant, il ne connaît que la capitalisation du profit qu’il attend de son capital. C’est cette capitalisation[10], et la valeur en prix de marché qu’il a attribuée au capital fixe dévalorisé, qui représente une valeur fictive. L’innovation ayant amoindri les coûts de production du secteur, les neuf capitaux dévalorisés enregistreront un taux de profit inférieur au taux moyen, qui ne pourra maintenir leur capitalisation[11]. C’est ainsi que la dévalorisation opère dans la pratique capitaliste quotidienne. La “valeur” du capital fixe de telle ou telle entreprise n’est pas déterminée quotidiennement par le “temps de travail socialement nécessaire à sa reproduction” : sa valeur, pour le capitaliste, est déterminée par la capitalisation du profit disponible. C’est ainsi que le capital fixe d’une entreprise comme le Penn Central américain[12] pour prendre un cas extrême, a “valu” telle ou telle somme jusqu’au jour de l’écroulement et de la faillite. Il en va de même pour l’ensemble du capital fixe à la veille d’une dévalorisation/déflation.
Rapprochons-nous donc un peu de la pratique capitaliste réelle, en continuant à faire abstraction des banques mais en prenant cette fois en compte la reproduction élargie. Imaginons qu’au bout de cinq ans, l’élément fictif s’est généralisé à tout le capital fixe, en raison de la réduction générale des coûts de reproduction induite par l’innovation technique. La part fictive “f” des valeurs d’origine pourrait être de 25 %, ce qui suppose une réduction annuelle du temps nécessaire de reproduction, en termes courants, de 15 % et un amortissement de 10 % par an. Les valeurs capitalisées entretenues par les entreprises individuelles refléteraient toujours le taux de profit moyen attendu et contiendraient dans leur ensemble ce 25 % de valeurs d’origine n’ayant aucune contrepartie, en coûts de reproduction courants, dans le capital fixe pris dans son ensemble. (Dans le capitalisme pur tel que décrit dans les livres I et II, on pourrait imaginer un système intelligent de comptabilité qui évite ce problème de valeurs fictives en valorisant – en amortissant – chaque année tous les capitaux en fonction de leur coût de reproduction réel. En l’absence de banques, il n’y aurait alors pas de capital fictif : la valeur totale équivaudrait au prix total. Dans une société capitaliste de ce genre, et dans ce cas seulement, on observerait une baisse tendancielle nette du taux de profit d’année en année. Parce que le capitalisme pur des livres I et II n’existe pas et n’existera jamais, il s’agit là d’une parfaite abstraction, qui nous permet pourtant de voir pourquoi la généralisation du taux de profit passe inéluctablement par l’anarchie des capitalisations, par la circulation des valeurs fictives qu’elles engendrent, par l’existence d’un système de crédit et d’une banque centrale et par les crises. Les crises capitalistes sont une forme de planification sociale post festum, qui découle directement de l’organisation anarchique – hétéronome – de la production sociale.)
Revenons au capitalisme imaginaire des livres I et II : avec un capital fixe dépassant sa valeur reproductive (de 25 % au bout de cinq ans dans le cas ci-dessus mentionné), on aurait aussi une baisse réelle des salaires, le capital variable reflétant plus immédiatement la réduction générale des coûts de reproduction sociale. Mais la question essentielle, c’est que, pour atteindre le taux de profit attendu des capitalisations, pour protéger les capitaux contre une dévalorisation, le prix total du produit global devrait nécessairement intégrer l’élément fictif du capital fixe, supérieur à sa valeur reproductive du moment. Ce qui provoquerait une “crise de sous-consommation”, les prolétaires (dans ce modèle, il n’y a toujours que des prolétaires et des capitalistes) n’ayant pas les moyens d’acheter l’ensemble de ce qu’ils produisent. D’où – pour que le mouvement A-M-A’ de la valorisation du capital total puisse s’accomplir à travers la masse des marchandises – une vaste déflation destinée à éliminer les 25 % de la part fictive du capital fixe.
Sommes-nous en train de faire ce que Marx appelait de “l’économie vulgaire” ? Soutenons-nous que le profit des capitaux surévalués de 25 % provient de la vente des marchandises “au dessus de leur valeur” ? Absolument pas. Nous affirmons au contraire que, contrairement à l’apparence de cette “vaste accumulation de marchandises”, le “profit” des entreprises calculé sur la base d’une capitalisation de capital fixe contenant 25 % d’élément fictif N’EST PAS UN PROFIT au regard du capital total, n’a pas d’équivalent dans la plus-value. Juste avant la déflation, le profit total du produit total contient une part fictive considérable qui doit être mise en circulation dans le mouvement de valorisation A-M-A’. C’est précisément parce que le capital total n’arrive pas à achever son circuit (Kreislauf), n’arrive pas à faire circuler la part fictive à travers la masse des marchandises, qu’il doit y avoir dévalorisation et déflation.
Ce mécanisme de circulation de valeur fictive engendré par la dévalorisation des capitaux due à l’innovation technologique et à l’augmentation de la productivité est une des raisons, et non la moindre, qui expliquent la tendance fondamentalement déflationniste du capitalisme, lequel tend constamment à réduire les frais de production en termes courants, alors qu’au sommet du boom il y a toujours une inflation de l’ensemble des prix – et nous n’avons encore rien dit du système de crédit, qui permet un élargissement des valeurs fictives bien au-delà de celles issues de la production (concernant la création d’une demande fictive, voir le tome III du Capital, p. 304).
Mais qu’est-ce que nous enseigne la fable sous-consommationniste que nous venons de raconter ? En prenant en compte la reproduction élargie tout en continuant à exclure le système de crédit, elle nous permet d’une part de mieux voir ce qui distingue les livres I et II du livre III du Capital, d’autre part de comprendre comment déflation et inflation peuvent coexister au cours d’un cycle capitaliste. Enfin, en isolant sur le plan de l’abstraction ce qui est sa dynamique essentielle, elle nous montre ce que le capitalisme n’est pas pour nous permettre, une fois plongés dans le monde des apparences du livre III, de comprendre ce qu’il est.
Si le capitalisme était tel que décrit dans les livres I et II, s’il ne connaissait que les classes capitalistes (bourgeoisie et prolétariat) et ignorait le système de crédit, les sous-consommationnistes auraient raison : c’est l’incapacité des prolétaires à acheter l’ensemble de ce qu’ils produisent qui constituerait la limite historique du capitalisme.
Mais il existe des couches et des sociétés non capitalistes, et il existe un système de crédit. La crise capitaliste ordinaire, comme la crise finale, n’est due ni à la sous-consommation ni à la surproduction, mais à l’incompatibilité du processus de valorisation A-M-A’ et de la reproduction du capital avec le processus de reproduction matérielle élargie. La crise finale éclate à l’échelle globale lorsque les forces productives ont atteint le stade où toute innovation technique transforme en fictivité, et donc en titres fictifs à la plus-value totale, davantage de capital constant qu’elle n’ajoute de plus-value nouvelle. Nous avons schématiquement montré comment ce mécanisme fonctionne dans le capitalisme pur des livres I et II ; reste à montrer comment il est médiatisé dans le capitalisme réel, celui du livre III.
Pour les crises capitalistes analysées par Marx, celles de l’Angleterre du XIXe siècle, la courroie de transmission la plus directe entre la sphère de la production et celle du système de crédit était le décompte des lettres de change (bills of exchange) à travers le système bancaire, réglementé par la Banque d’Angleterre. C’est à partir de cette masse de papiers qui à l’origine représentait effectivement des transactions économiques réelles (vol. III, pp. 481) que la masse de crédit en expansion se transforme au cours du cycle en une part fictive dépassant celle engendrée dans la sphère de la production elle-même. Même chose pour les transactions internationales, où l’or servait de “réserve réelle”, à quelques détails près relevant du rôle international spécifique de la Banque d’Angleterre. Et il ne fait aucun doute aux yeux de Marx qu’au cours du cycle, cette part fictive ne cesse pour un temps de croître de façon disproportionnée au regard de l’élargissement de la plus-value en termes de C/S+V (voir Capital, vol. III, pp. 304, 441, 467, 471, 478) et que cette circulation crée une demande fictive qui influe sur les prix et sur les profits (concernant la distorsion des profits par la circulation du capital fictif, voir vol. III, pp. 483-84).
Donc la capitalisation des capitaux fixes individuels sur la base du taux de profit anticipé, par le biais du mécanisme de décompte des lettres de change et la création autonome de crédit à partir de cette “base réelle”, tend à généraliser cet élément de fictivité à tout le système. Parce qu’”une demande fictive est créée” (vol. III, p. 304), le prix total est désormais supérieur à la valeur totale, jusqu’à la prochaine déflation. Si Marx insiste sur l’équilibre des valeurs et des prix dans les livres I et II, c’est précisément pour montrer comment la reproduction élargie, en augmentant la productivité, donc en dévalorisant le capital constant représenté par des capitalisations de plus en plus fictives, produit une divergence entre valeur et prix au cours du cycle. Le prix total égale la valeur totale dans la reproduction simple des livres I et II, ainsi qu’au début et à la fin du cycle réel, lorsque la crise a détruit les valeurs fictives. Mais au sommet du boom, il est clair que le crédit joue le rôle de courroie de transmission permettant au prix total de dépasser, provisoirement, la valeur totale.
h. Équilibrage du taux de profit et rôle de la banque centrale
La banque centrale est le lieu privilégié de la reproduction du capital total. Marx s’en rend clairement compte (Capital, vol. III, pp. 466-68), mais le caractère inachevé du livre III, ajouté à l’évolution du système de crédit qui s’imposera dans la phase de domination réelle du capital, où l’élément fictif du capital total prend des proportions inconnnues dans la phase de domination formelle, rend nécessaire une formulation plus explicite.
La banque centrale a pour rôle de réglementer le système de crédit. C’est elle qui assure le circuit du capital total (non en tant que tel, bien sûr, mais en fonctionnant par approximations) et c’est elle qui permet la mise en circulation de la fictivité. Dans la première phase d’un cycle classique, ce rôle est d’ailleurs peu perceptible après l’élimination des valeurs fictives par la crise déflationniste : ce n’est qu’au moment où le taux de profit disponible pour des investissements de caractère fictif atteint ou dépasse le niveau de profit disponible dans la production que cette réglementation entre en jeu. Mais dans la phase (“keynésienne”) de domination réelle du capital, où la fictivité est présente en permanence, ce rôle est plus ou moins constant (on pourrait ainsi dire que Keynes est l’architecte qui a donné à cette réglementation sa juste forme.) C’est sur les marchés financiers que les bases “réelles” de l’élargissement du crédit (lettres de change, or) perdent tout rapport avec le taux de plus-value capable de garantir leur valorisation. Dans l’époque de la domination réelle notamment, la banque centrale a pour rôle d’empêcher la dévalorisation de cette masse de titres à la plus-value. Schacht et Keynes, le premier dans la pratique, le second sur le plan à la fois théorique et pratique, ont été les premiers à élaborer cette réglementation de la valorisation/dévalorisation pour la phase de domination réelle[13].
On vu comment, à partir du modèle du capitalisme pur des livres I et II, se dessine la tendance simultanément déflationniste et inflationniste du cycle capitaliste dans son ensemble. En ajoutant à ce modèle le système de crédit, dans la lignée du livre III, nous avons vu comment dans la pratique les valeurs fictives dévalorisées entrent dans un système de circulation généralisée. La valeur fictive qui circule correspond à la capitalisation du capital fixe dévalorisé par l’innovation technologique. Les marchés financiers élargissant le crédit indépendamment de la plus-value réellement disponible, cet élément fictif s’accroît au cours du cycle. L’inflation engendrée par la demande fictive ainsi créée fait contrepoids à la tendance déflationniste fondamentale induite par l’accroissement de la productivité dans la production des marchandises. La dévalorisation est donc déflationniste par essence, mais inflationniste en apparence. Entre le moment où le taux du profit tiré des investissements fictifs (spéculation, immobilier, etc.) dépasse le taux de profit directement disponible dans la production et celui où la déflation rejoint la dévalorisation qui était la tendance fondamentale à l’oeuvre, il revient à la banque centrale de préserver les valeurs fictives par la réglementation du taux d’intérêt général. Dans la mesure où l’on réussit à augmenter suffisamment la plus-value disponible pour soutenir les valeurs en circulation, on empêche la dévalorisation par la déflation. Et surtout, on le verra plus loin en abordant la question de la dévalorisation, les formes de gestion qui prévalent dans la phase de la domination réelle permettent de dévaloriser la force de travail par des transferts de toute sorte de V à S, afin d’éviter une dévalorisation des capitaux.
C’est dans ce mouvement général d’autonomisation de la sphère de la circulation que le mouvement A-M-A de l’échange marchand simple s’avère être forme la plus simple, la “cellule” d’un mouvement général A-M-A’ à l’échelle globale. L’opposition entre la valeur d’échange et la valeur d’usage se manifeste partout : la rupture du processus de valorisation A-M-A’ fait que la masse des marchandises/valeurs d’usage et l’argent se font face (gegenüberstehen), cessant d’être deux éléments d’un processus d’expansion harmonieux. L’échange simple apparaît ainsi comme la cellule d’un mode de production où valorisation et reproduction sociale sont fondamentalement antagonistes : la masse des titres à la plus-value totale capitalisés est menacée par une crise de liquidité, autrement dit par l’impossibilité pour la masse des marchandises de se convertir en argent à travers les mécanismes normaux de l’échange.
Cette crise de liquidité exprime parfaitement le double mouvement d’inflation et de déflation que nous avons décrit dans la sphère de la production. Lorsque le profit, l’intérêt et la rente foncière commencent à dépasser dangereusement la somme de plus-value disponible pour une répartition sous ses formes capitalistes, la banque centrale est obligée de freiner la création de crédit pour assurer la poursuite de la valorisation. Le taux d’intérêt de la banque centrale réglemente ainsi le taux de profit général de toute capitalisation circulante. Mais la rareté du crédit menace l’existence des capitaux les plus faibles, imposant en dernière instance une liquidation des stocks à n’importe quel prix pour éviter une rupture de la chaîne des paiements dans la pyramide du crédit. A l’échelle globale, la poursuite de la valorisation exige une conversion en argent de la masse des marchandises dans un contexte de rareté généralisée de l’argent. Une liquidation générale des stocks menace d’entraîner une masse de titres capitalistes fictifs dans une déflation générale[14]. Si cette déflation survient, le taux de profit et le taux de plus-value sont rééquilibrés, ce qui permet à la production d’offrir de nouveau un taux de profit suffisant pour attirer l’investissement, lequel, au moment du pic de l’inflation, s’orientait de plus en plus vers le secteur spéculatif.
Mais pour comprendre le rôle de réglementation du taux de profit des capitalisations en circulation et de debt management de la part fictive capitalisée que joue la banque centrale, il faut mettre en rapport le système de prêts internationaux avec l’endettement de l’Etat et surtout avec la monnaie mondiale qu’est l’or.
i. Système de prêts internationaux
Ces développements nous permettent à présent d’aller plus loin dans l’analyse de la circulation des valeurs fictives : après être passés de la circulation du capital fixe à l’intervention de la banque centrale puis au système de crédit, nous abordons le cadre réel où elle s’exerce depuis que le capitalisme existe : le système de prêts internationaux.
Celui-ci permet d’étendre la reproduction du capital total au monde entier. A travers les prêts internationaux en effet, le processus de la valorisation A-M-A’ peut être soutenu par des valeurs non payées, arrachées aux secteurs non capitalistes. Voilà encore un élément par lequel la conception marxiste se distingue de la conception ricardienne de la valeur.
Les ricardiens, on l’a vu, ignorent la problématique de la reproduction du capital total. Le modèle ricardien de l’échange fait abstraction de l’existence du crédit, considérant que tout échange est un échange de valeurs (déterminées en temps de travail nécessaire à la production), comme si le paiement était immédiat et l’argent un simple moyen de paiement. L’analyse marxiste, elle, prenant en compte la problématique de la reproduction du capital total, voit dans l’échange par l’intermédiaire de l’argent la *cellule de la valorisation du capital-argent à travers le mouvement A-M-A’. Et comme la reproduction du capital par l’intermédiaire du système de crédit et de la banque centrale passe nécessairement, vu l’hétéronomie et donc l’anarchie du système, par une création de valeurs fictives dépassant la plus-value totale, ce n’est pas au niveau des actes d’échange isolés A-M et M-A qu’il faut chercher le problème, mais au niveau de la valorisation du capital total et du mouvement général A-M-A’ à travers l’ensemble des marchandises.
On comprendra facilement comment tout peut passer par l’échange de valeurs en même temps qu’il y a transfert de richesse non payée vers le pays jouissant du taux productivité le plus élevé.
Prenons l’exemple d’un pays du tiers monde producteur de cuivre (en supposant qu’il s’agit d’une phase initiale du cycle, sans la forte demande de la phase du pic où la question de la rente foncière pour les mines les plus productives vient compliquer les choses). Le pays en question veut s’industrialiser en payant ses importations d’installations industrielles avec le produit de ses exportations de cuivre. Le prix du cuivre est déterminé sur le marché mondial par le temps de travail socialement nécessaire à la reproduction de la force de travail dans les mines de cuivre, lequel est subordonné au coût de la reproduction de la force de travail en general. Si, aux Etats-Unis, une tonne de cuivre représente cent heures de travail alors qu’en Zambie elle en représente mille, en supposant que ces deux chiffres correspondent au taux de productivité général des deux pays, l’échange de valeurs sous forme de marchandises entre les Etats-Unis et la Zambie – dans le strict respect des lois de l’échange – va représenter pour les premiers une importation de travail non payé considérable, soit les 900 heures de travail des ouvriers zambiens non comprises dans le taux de productivité global. Le fait que les travailleurs zambiens soient, selon toute probabilité, d’ex-petits producteurs entrés récemment dans le système salarial est une raison supplémentaire de voir dans cet échange d’équivalents (au niveau global) une accumulation primitive, au même titre que la vente de produits industriels aux secteurs paysans dans l’Angleterre du XIXe siècle constituait une accumulation primitive par l’échange. De tout côté il y a échange d’équivalents, mais, le temps de reproduction étant largement supérieur dans le secteur ou la société non capitaliste ou seulement formellement capitaliste, la force de travail ne se reproduit pas. L’incorporation de cette force de travail non payée par le commerce international a toujours fortement encouragé la circulation de valeurs fictives.
Passons maintenant du niveau des échanges individuels à celui du capital total, sachant que les échanges de marchandises entre secteurs développés et sous-développés passent nécessairement par le crédit. Un pays en voie de développement, au taux de productivité bien inférieur à celui des pays industrialisés, emprunte de l’argent pour ses travaux d’infrastructure. Ces tractations ne se font pas en pesos mexicains, en reals brésiliens ou en roupies indiens : ils se font en dollars, en livres sterling, en marks, en francs… Le fait d’importer des équipements d’infrastructure crée un important déficit dans la balance des paiements, que l’on couvre en empruntant un peu plus. Ce qui solde les emprunts antérieurs, contractés non pas dans la monnaie du pays emprunteur mais, bien sûr, dans celle du pays prêteur. Ainsi les pays en voie de développement sont-ils obligés de gagner, à des taux de productivité du travail très inférieurs au taux international moyen, des dollars ou des livres pour couvrir leur endettement. La nécessité d’équilibrer leur monnaie avec les cours des échanges internationaux oblige régulièrement ces pays à en passer par des dévalorisations pénibles, qui réduisent encore le revenu qu’ils tirent de leurs exportations. Faisons abstraction des frais, parfois importants, de transport et d’assurance, tous bien sûr payés en monnaies étrangères, et tenons-nous-en à des échanges de valeur déterminés par le taux de productivité international, en prenant en compte la non-convertibilité des monnaies faibles engendrée par les déficits : on voit comment, par un pur échange de temps de travail nécessaire, s’effectue une accumulation primitive. Bref, l’argent n’est pas, comme le pensent les ricardiens, un moyen passif de paiement ; du fait de la circulation internationale de valeurs fictives, l’argent joue un rôle actif dans la distorsion des rapports d’échange. Ce qui, encore une fois, fait la différence entre le capitalisme pur, sans crédit ni classes non capitalistes, tel que décrit dans les livres I et II, et le capitalisme réel. (Ce processus apparaîtra plus clairement encore lorsque nous traiterons des balances dollar – le fameux dollar overhang –, ces dollars détenus à l’étranger qui se chiffrent maintenant (2002) à plus de dix mille milliards.) Au total, on ne peut considérer le commerce international comme un ensemble d’échanges “secs” réglés sur-le-champ en tant qu’échanges d’équivalents ; parce qu’il s’articule avec le système de prêts internationaux, ce commerce se traduit inévitablement par une mise en circulation de valeurs fictives d’une part, par une exportation de travail non payé d’autre part.
Le système de prêts internationaux, sous la forme impérialiste qui s’est imposée entre 1870 et 1914, permet la mise en circulation des valeurs fictives et leur valorisation à travers la vente de marchandises contenant un élément de travail non payé. (Laissons de côté, pour l’instant, le problème des échanges dans un système où l’or est démonétisé, comme entre l’Angleterre et ses colonies entre 1890 et 1914, ou entre les Etats-Unis et le reste du monde après 1944.)
j. La monnaie mondiale et le rôle de chambre de compensation joué par le principal marché financier international
“Ce n’est que dans le marché mondial que l’argent *(la monnaie?) fonctionne pleinement comme la marchandise dont la forme naturelle est finalement la forme de réalisation sociale et immédiate du travail humain in abstracto. Son mode d’existence devient *adéquat à son concept.” (Capital, vol. I, ch. 3, section c). *(chercher citation)
Depuis que le capitalisme proprement dit existe, c’est-à-dire surtout depuis 1815 et la fin du mercantilisme, l’or, par lequel l’argent *(la monnaie?) devient immédiatement *adéquat à son concept, a toujours joué un rôle de premier plan. L’or n’est rien d’autre que la matérialisation du concept de marchandise argent *(monnaie), la marchandise dont la valeur sert d’étalon à toutes les autres. Mais, comme le souligne Marx, l’or ne joue pleinement son rôle qu’en tant que monnaie mondiale. Qu’est-ce à dire ? Que l’or est la marchandise argent *(monnaie) qui représente la plus-value capitalisée circulant à l’échelle globale.
Mais, comme dans le système de prêts internationaux, il n’y a pas que l’échange “sec” réglé sur-le-champ : il y a l’argent, et il y a le crédit, donc une certaine somme de valeurs fictivesdépassant la valeur du produit global et de la plus-value totale.
Le principal marché financier international joue un rôle de chambre de compensation en ceci qu’il contribue lui aussi à faire circuler cette part fictive du capital total qui n’a pas d’équivalent dans l’or échangé globalement pour couvrir les déficits.
Dans la pratique, le capitalisme ne s’est jamais passé d’un marché financier international jouant ce rôle de chambre de compensation pour les échanges internationaux. En théorie, ce rôle n’est pas différent de celui que jouaient les foires commerciales dans l’Europe du XVIe siècle, où, une fois les transactions achevées, il y avait règlement des comptes, liquidation des surplus individuels et paiement en or par les déficitaires. Mais, dans la pratique, car nous sommes dans un monde marxiste et non pas ricardien, le règlement de comptes internationaux ne se fait pas immédiatement en or ni en argent : il se fait par l’intermédiaire du crédit. A l’intérieur d’un cycle, les surplus et les déficits se règlent transitoirement sous forme de crédit, grâce au système de prêts internationaux. Sans ce rôle du crédit, on ne saurait expliquer la situation que décrit Marx dans le livre III *(p. 491), où, à la veille d’une crise, tous les pays *“ont une balance des paiements déficitaire”, expression d’“une surproduction promue par le crédit et par l’inflation générale des prix qui l’accompagne” (p. 492).
Ce qui est en jeu, c’est, une fois encore, la valorisation du capital total, ainsi que la circulation des valeurs fictives à travers le système de prêts internationaux. Au cours du cycle, la création de valeurs fictives par les mécanismes décrits plus haut fait qu’il y a autonomisation de la sphère de la circulation par rapport à l’ensemble des marchandises, comme par rapport à la marchandise *concept qu’est l’or. La ruée vers l’or à la veille de l’écroulement s’explique par le fait qu’un véritable échange de marchandises réelles s’impose à nouveau, exigeant la transformation de toutes les formes fictives en marchandises, et notamment en “la forme de réalisation sociale et immédiate du travail humain in abstracto”. Que la classe capitaliste le veuille ou non, la production marchande doit toujours, tôt ou tard, se soumettre à la “discipline de l’or”, qui n’est autre que celle de la valeur.
La substitution du paiement immédiat en or par le crédit se fait en monnaie de réserve, autrement dit dans la monnaie du marché financier international le plus important. Entre 1815 et 1914, c’est généralement la livre britannique qui a joué ce rôle ; depuis la crise de passage de la domination formelle à la domination réelle du capital, c’est le dollar américain. Bien que qu’entre 1890 et 1914, le monde capitaliste ait adopté un étalon-or (qui n’a en réalité fonctionné qu’entre les grandes puissances capitalistes), les paiements internationaux se faisaient surtout, concernant l’Angleterre et ses colonies et les puissances capitalistes semi-indépendantes d’Amérique latine, par le maintien de balances sterling, autrement dit par la détention de livres sterling par les banques centrales des pays ayant avec l’Angleterre une balance des paiements positive. Ces balances sterling étant le produit de ventes de marchandises réelles à l’Angleterre, cela revenait de fait pour ce pays à se faire accorder des prets par les pays excédentaires. En plus, comme nous le verrons dans la prochaine section, ces balances sterling étaient souvent recyclées sur le marché financier de Londres sous forme, entre autres, d’achats de bons du Trésor anglais. Par ce système, les pays excédentaires finançaient la balance des paiements de l’Angleterre, quasiment toujours déficitaire. Pour le monde exclu du premier cercle des puissances capitalistes, dont les transactions se faisaient généralement en or, “l’étalon-or” était en réalité un étalon de change-or. (Pour une théorisation de ce système, voir Keynes, *Problems of the Indian Currency, 1909).
C’est ce système de l’étalon echange-or qui a été généralisé au monde entier par les Etats-Unis et le système de Bretton Woods élaboré en 1944.
Il est facile de voir comment le rôle de chambre de compensation joué par le principal marché financier international, assez puissant pour faire circuler une part du capital total non immédiatement convertible en marchandises réelles ou en or, fait de ce marché et du système dont il est le pivot le lieu privilégié de la reproduction du capital total. Comme le dit Marx, *“the phenomenon that crises do not come to the surface, do not break out, in the retail business first, which deals with direct consumption, but in the spheres of wholesale trade, and of banking, which places the money-capital of society at the disposal of the former” (Capital, vol. III, p. 304).
k. L’endettement de l’Etat
Partis du modèle du capitalisme pur des livres I et II, nous sommes montés dans l’échelle des fictions pour arriver enfin à la dernière d’entre elles, celle qui garantit toutes les autres : l’endettement de l’Etat. L’endettement de l’Etat est “purement fictif” (Capital, vol. III, p. 465). C’est son existence qui donne au capital la dimension d’un rapport social et politique. Comme il n’existe pas de capitalisme sans crédit, pas de crédit sans banque centrale, pas de banque centrale sans Etat et sans endettement de l’Etat, celui-ci est le l’axe autour duquel s’organise tout le système.
On comprendra mieux le rôle pivot joué par cet endettement si on le replace dans une perspective historique. L’ensemble des interactions que nous venons d’analyser – le système de crédit, le système de prêts internationaux, l’or jouant le rôle de monnaie mondiale, la banque centrale et l’endettement de l’Etat – a précédé l’existence du capitalisme proprement dit. Toute l’accumulation primitive réalisée à l’époque du mercantilisme, soit entre 1550 et 1750-1815, avait comme clé de voûte la mise sur pied de ces institutions dans le cadre d’un système international d’usure, fonctionnant avec un taux d’intérêt généralement exorbitant. Le capitalisme proprement dit existe depuis que le taux de profit dont dispose le capital marchand est subordonné au taux de profit général déterminé par les rapports de valeur dans la sphère de la production. Ce n’est en effet que lorsque l’échange marchand s’impose dans l’ensemble de cette sphère que le mouvement A-M-A’ du capital marchand devient processus de valorisation, donc qu’il y a capitalisme.
Dans la phase mercantile, entre 1550 et 1750 notamment, c’est par l’intermédiaire de l’Etat, et avant tout des impôts, que l’accumulation primitive s’est faite et que les rapports marchands se sont élargis. Le pouvoir de lever l’impôt est ce qui garantit les dettes de l’Etat, et ce sont les revenus de ces impôts qui sont “capitalisés” dans la vente des bons du Trésor (bien que ceux-ci ne soient du capital que de manière purement fictive). C’est ce pouvoir qui permet à l’Etat d’émettre des bons du Trésor et de la monnaie papier, qui ne sont que l’expression concrète de son endettement.
Au cours du XIXe siècle, dans la phase de l’accumulation primitive et de la plus-value absolue, donc de la domination formelle du capital sur le travail, l’Etat avait surtout pour fonction de créer les conditions de l’accumulation. Sa présence dans l’économie proprement dite” – sa part dans la production et la consommation – dépassait rarement 3 à 5 % du produit global. C’était surtout en matière de travaux publics d’infrastructure, qui supposent une acquisition de terres, que l’Etat faisait fonction de “comité exécutif” de l’ensemble de la classe capitaliste. Même en matière de réglementation des marchés financiers, l’Etat n’intervenait qu’en période de crise, par le biais de la banque centrale, et cela surtout en Angleterre et en France. Aussi tard qu’en 1873, Bagehot ne se sentait-il pas obligé de rappeler à ses lecteurs, dans Lombard Street, que la Banque d’Angleterre était là comme prêteur en dernier ressort en cas de crise financière, et cela dans le marché financier le plus développé du monde ? Aux Etats-Unis, il a fallu toute la période s’étendant de 1836, date de la dissolution de la Second Bank of the United States, à 1913 pour doter les marchés financiers d’une banque centrale – entre ces deux dates, le département du Trésor n’a fait qu’intervenir périodiquement dans les crises, situation dont la fragilité est apparue clairement avec les crises de 1893 et de 1907. La banque centrale allemande, la Reichsbank, n’a été fondée qu’en 1870.
Le caractère inachevé du Capital, l’absence d’analyse systématique du rôle que jouent le système de crédit et la banque centrale dans la reproduction du capital, renvoie tout autant à l’incapacité dans laquelle Marx s’est trouvé de terminer son œuvre qu’au fait que, sous leur forme achevée, ces rapports étaient à peine esquissés de son vivant. Ce qui n’a pas empêché Marx de traiter de ces phénomènes, à la fin du livre II et surtout dans les Parties IV et V du livre III, dans les limites des formes qu’ils avaient prises dans la période qui lui servait de “laboratoire” : 1850-1867.
Dans la phase de la domination formelle, on ne pouvait encore établir de lien direct et systématique entre l’endettement de l’Etat et la mise en circulation de valeurs fictives par les marchés financiers, cette circulation ne se faisant qu’épisodiquement, jusqu’à ce que la crise déflationniste ne vienne régulièrement les détruire. N’oublions pas que l’Angleterre n’a elle-même connu de marché financier national intégré que vers 1838, lorsque la manipulation du taux d’escompte par la Banque d’Angleterre a permis une forme de réglementation du crédit à l’échelle nationale. (Le taux d’escompte londonien s’est imposé internationalement vers 1890.) Lorsque l’endettement de l’Etat devenait préoccupant, comme à la suite d’une guerre (l’Angleterre de 1815, les Etats-Unis d’après 1865), c’était en général directement par l’inflation monétaire qu’il était liquidé : on faisait marcher la planche à billets, ce qui permettait de rembourser les créanciers en faisant payer la dette à l’ensemble de la société. Bref, à quelques exceptions importantes près (comme après la guerre de Sécession aux Etats-Unis), dans la phase de domination formelle, la circulation de l’argent était assez strictement contrôlée en fonction de la masse des marchandises et de la marchandise équivalent qu’est l’or.
Il en va tout autrement dans la phase de domination réelle. Pourtant, la différence ne réside pas dans le fait que debt management permanent de l’Etat keynésien se substitue alors à la liquidation périodique de la dette de l’Etat par l’inflation. L’Etat keynésien liquide lui aussi une partie de sa dette par l’inflation monétaire. La différence clé, c’est que l’endettement de l’Etat, et les titres fictifs représentant cet endettement, constituent désormais la base des réserves du système bancaire pris dans son ensemble, et que c’est par la réglementation quotidienne de ces réserves que la Banque centrale intervient dans les marchés financiers “privés”. Simultanément, la part de l’Etat dans la consommation augmente, passant de 3-5 % à 40-50 % du produit global dans les pays capitalistes avancés. La mise en circulation des titres fictifs de l’Etat à travers les marchés financiers, à laquelle l’endettement permanent de l’Etat est inséparablement lié, constitue aujourd’hui la clef de voûte de la circulation de la part fictive du capital total.
Au XIXe siècle, les marchés financiers privés ont assuré la circulation du capital total et de sa part fictive. Dans la phase de la domination réelle, amorcée en 1890 pour devenir définitive en 1945, la circulation des titres fictifs souscrits par l’Etat dans le circuit marchés financiers / banque centrale / Trésor est ajustée quotidiennement. L’émission de bons du Trésor et autres titres fictifs de l’Etat n’étant couverte qu’en partie par l’impôt, le déficit, qui prend la forme d’un endettement permanent de l’Etat, devient l’élément fictif central qui régit le fonctionnement quotidien des marchés financiers. Le garant de cette fiction étant le pouvoir de l’Etat de lever l’impôt, sans lequel les bons du Trésor n’auraient pas plus de valeur que les bons émis par Penn Central en 1970.
Pourtant, ce n’est pas l’Etat qui “commande” l’économie. L’Etat n’est que l’ultime fiction qui cimente *”le monde renversé où M. le Capital et Madame la Terre dansent leur ronde macabre” (Capital, vol. III, p. 830). L’Etat capitaliste est le garant de ce renversement des pouvoirs humains aliénés, mais il ne suit que passivement le mouvement autonome de la valeur. L’Etat a été élaboré sous sa forme moderne entre 1933 et 1945 pour présider à une dévalorisation permanente. Son existence se justifie par la nécessité de contrôler en permanence la masse énorme des capitaux dévalorisés, donc fictifs.
La part fictive du capital fixe créée par la dévalorisation finit par être mise en circulation à l’échelle globale à travers les marchés financiers internationaux, et garantie par l’Etat par le biais de la dette. L’endettement croissant de l’Etat capitaliste depuis 1933-45, sous sa forme schachtienne et plus tard keynésienne, est l’expression directe du fait qu’une part croissante du capital fixe total devient fictive. Nous verrons tout à l’heure, en abordant la question de la plus-value absolue et relative, comment cette transformation de l’Etat capitaliste est l’expression nécessaire d’un évolution globale des composantes de la plus-value totale vers une prépondérance de la plus-value relative.
L’interaction marché financier international / banque centrale / endettement de l’Etat / capital fixe dévalorisé était déjà en place dans l’Angleterre de la période 1890-1914. Mais celle-ci était incapable de l’étendre au monde entier. Vers 1900, le capitalisme anglais était en effet déjà dépassé par l’Allemagne et les Etats-Unis en termes de base productive réelle. Il a donc fallu attendre la longue crise de 1914-45 pour que se construise enfin un système international capable de *regulate le capital total dans la phase de l’accumulation fondée sur la plus-value relative.
L’Angleterre, on l’a vu, avait déjà fait de l’usage de l’étalon de change-or une pratique quotidienne dans ses rapports avec les colonies, l’Inde notamment, et avec les pays semi-coloniaux d’Amérique latine où l’investissement anglais finançait l’accumulation primitive et les travaux d’infrastructure, comme en Argentine ou au Mexique. Les pays dont la balance commerciale avec l’Angleterre était en permanence excédentaire ne recevaient en échange, on l’a vu, que des balances sterling qu’ils devaient recycler sur le marché financier de Londres, le plus souvent en achetant les bons du Trésor anglais. C’est ainsi que l’Angleterre est arrivée à imposer, entre 1890 et 1914, dans la sphère restreinte de la zone sterling, quelque chose qui ressemblait à ce que les Etats-Unis ont érigé en système mondial en 1944. Elle est parvenue à faire financer son activité économique par les déficits de sa propre balance des paiements.
Pour la zone sterling, la circulation des valeurs fictives – celles qui ont leur origine dans le capital fixe dévalorisé du capitalisme anglais, augmentées de celles produites sur les marchés financiers, puis exportées à travers le système des prêts internationaux – a été garantie par le recyclage des déficits anglais sur les marchés financiers de Londres et par l’achat de bons du Trésor anglais par les créanciers de l’Angleterre.
Nous verrons dans un autre chapitre comment s’est faite concrètement cette transformation. Mais résumons, dans la mesure du possible, ce qui fait son importance pour comprendre le phénomène de la dévalorisation. La suspension généralisée de l’étalon-or à l’éclatement de la Première Guerre mondiale a marqué le début de la crise qui allait faire perdre son hégémonie capitaliste à l’Angleterre au profit des Etats-Unis. Les tentatives de restaurer l’étalon-or en 1925-31 n’ont pas survécu à la crise de 1929-31. En 1930-31, l’or détenu par la Banque d’Angleterre ne correspondait qu’à une fraction des balances sterling détenues à l’étranger (la même situation s’est reproduite en 1968-71 avec les dollars américains détenus à l’étranger). La balance des paiements anglaise continuant à enregistrer des déficits, un nombre croissant de banques centrales étrangères ont exigé le remboursement en or de leurs livres et, en octobre 1931, la Banque d’Angleterre s’est vue obligée de suspendre une fois pour toutes l’étalon-or.
La différence entre la phase de domination formelle, entrée en agonie en 1929-33, et celle de domination réelle apparaît clairement au regard des conséquences qu’ont eues ces suspensions de convertibilité : une grande crise déflationniste mondiale dans la première phase, qui n’a été résorbée qu’en 1933-45 ; un élargissement de cette circulation fictive par une augmentation de l’endettement de l’Etat américain (l’étalon-dollar s’étant effectivement imposé en 1973) dans la deuxième phase. Soit deux manières différentes de procéder à la dévalorisation, selon que l’on est dans la phase de la plus-value absolue et dans celle de la plus-value relative.
l. Plus-value absolue et plus-value relative
Tout ce que nous avons dit du système de crédit, de la banque centrale, du système de prêts internationaux, de l’endettement de l’Etat et de leur rôle dans la circulation de la part fictive du capital total, dont nous avons suivi l’enchaînement en partant du capital fixe dévalorisé, n’aurait rien de spécifique s’il n’était associé à une analyse du passage, à l’échelle globale, au stade de l’accumulation fondée sur la plus-value relative. La naissance de l’Etat schachto-keynésien en 1933-45, et toute l’évolution des interactions crédit/banque centrale/ endettement de l’Etat qui l’ont accompagnée, ne seraient que des transformations “institutionnelles” si elles ne trouvaient leur fondement dans une nouvelle phase d’accumulation, marquée par un changement fondamental dans les composantes de la plus-value.
Dans la phase 1815-1914, la force motrice de l’accumulation capitaliste était la plus-value absolue, obtenue par un prolongement de la journée de travail au-delà du temps nécessaire à la reproduction de la force de travail. Cette phase d’accumulation extensive correspond à la domination formelle du capital sur le travail : la force de travail arrachée à la petite production devient salariée, sans toutefois atteindre, dans son ensemble, une forme proprement capitaliste. Bien souvent, il s’agit simplement d’une transformation des formes matérielles du travail précapitaliste en travail salarié.
Dans cette première phase, donc, le salaire global du travailleur total était constamment soumis à la pression de cette accumulation primitive de la force de travail arrachée aux secteurs non capitalistes. (Cette accumulation primitive est l’expression, dans les rapports entre les classes capitalistes et les petits producteurs d’une société dominée par les rapports marchands, du même processus que celui décrit plus haut dans les rapports entre pays à l’échelle globale. Dans tous les cas il s’agit de travail non payé.) Au XIXe siècle, c’est le mécanisme de l’endettement des petits producteurs contraints d’acheter des moyens de production (outils, etc.) et de nouveaux produits de consommation industriels qui a “travaillé” en faveur del’accumulation primitive (à cette époque, comme aujourd’hui avec les travailleurs immigrés en Europe du Nord, aux Etats-Unis ou en Arabie Saoudite, l’accumulation primitive est une façon, et la principale, de réduire le salaire global.) Cette force de travail ne se reproduit évidemment pas dans son ensemble, comme Engels le montre clairement dans le cas de l’Angleterre[15]. A partir de 1850 environ, la classe ouvrière anglaise voit son niveau de vie augmenter, ce qui s’explique d’une part par la fin de l’accumulation primitive en Angleterre, d’autre part par la croissance de la productivité agricole à l’échelle mondiale, qui permet de faire baisser le coût des produits alimentaires, donc d’améliorer le pouvoir d’achat ouvrier.
Pour l’ensemble de l’aire capitaliste, la phase de l’accumulation fondée sur la plus-value absolue correspond à la transformation d’une main-d’œuvre paysanne et artisanale en main-d’œuvre salariée dans des conditions capitalistes. Dans les régions alors dominées par les rapports marchands, le pourcentage d’ouvriers dans la population *active atteint son maximum entre 1900 et 1914 (ex. : 50 % en Allemagne), de même que le salaire global de cette population ouvrière (le V total), considéré en pourcentage du produit global (mais pas en termes matériels absolus, évidemment).
La plus-value relative – obtenue par intensification du procès de production – tend à se généraliser dans la période 1890-1945, mais ne devient hégémonique qu’en 1945-73. A la différence de l’accumulation fondée sur la plus-value absolue, il ne s’agit plus d’arracher une force de travail à la petite production pour la faire travailler au-delà de son temps de reproduction, mais de la recomposer en la réduisant à sa forme de travail capitaliste : le travail social abstrait et interchangeable. C’est la domination réelle du capital sur le travail. Cette transformation s’accomplit de diverses manières, mais essentiellement par l’innovation technique, qui permet de réduire le salaire global (rationalisation), et par la parcellisation des tâches (taylorisme, travail à la chaîne). Toutefois, l’augmentation de la productivité engendrée par ces transformations dans le procès de production, tout en réduisant la valeur du salaire global, permet aussi d’augmenter son *contenu matériel, puisqu’il devient possible de produire des biens de consommation de masse pour la classe ouvrière – la marchandise par excellence de la phase de la domination réelle, tant sur le plan de la production que de la consommation, c’est l’automobile. Mais ce qui compte, c’est la recomposition du salaire global, et pas son augmentation.
Au niveau global, la phase de l’accumulation fondée sur la plus-value relative présente des différences très nettes avec la phase antérieure fondée sur la plus-value absolue. La nécessité de recomposer la classe ouvrière productive, et non plus de l’élargir comme en 1815-1914, est l’expression du fait que le capital dans ensemble est devenu un frein à la croissance globale des forces productives en termes de valeur. Mais cela n’apparaît qu’au regard de tout ce qui a été dit précédemment. Rappelons-le : n’a de valeur que ce qui entre matériellement dans le processus de reproduction sociale en l’élargissant tout en contribuant à la valorisation (valeur s’autovalorisant).
Ni la forte croissance en volume de la production depuis 1914, ni les innombrables innovations techniques ne changent quoi que ce soit au problème, bien au contraire. Du point de vue du travailleur total, que s’est-il passé? Depuis 1914, la zone capitaliste n’a cessé de s’élargir en intégrant la majeure partie de l’humanité dans les rapports marchands (alors qu’en 1914 celle-ci n’était, dans sa majorité, que formellement soumise à ces rapports). Mais la part de la classe ouvrière industrielle dans cette population capitaliste a beaucoup diminué. Il y a eu d’une part prolifération du travail improductif, avec un secteur tertiaire atteignant entre 30 et 50 % de la population active dans les pays de l’OCDE, d’autre part destruction de la petite production dans la grande majorité des pays du tiers monde, mais sans la transformation des paysans en ouvriers qui caractérise la phase de la plus-value absolue. Au XIXe siècle, le capitalisme a globalement transformé une masse de paysans en ouvriers industriels ; au XXe siècle, il transforme le travail productif en travail improductif dans les zones “avancées” et transforme la main-d’œuvre paysanne en lumpenprolétariat urbain ou suburbain dans les zones “arriérées” (comme les bidonvilles de 3 millions d’habitants de Mexico et d’autres agglomérations d’Amérique latine). Les exceptions importantes à cette tendance que l’on relève dans certains pays nouvellement industrialisés du tiers monde, et sur lesquelles nous reviendrons, n’invalident pas pour autant cette analyse.
Le fait que l’accumulation se réalise ainsi aux deux pôles (pays avancés, pays du tiers monde) d’une force de travail mise dans l’incapacité de se réaliser dans la production est l’expression parfaite du fait qu’au XXe siècle, innovation technique et *caducité de la valeur en tant que rapport capable de développer les forces productives vont de pair. On oublie trop souvent que la principale “force productive”, c’est la classe ouvrière, qui est en outre la seule force de travail créatrice de valeur. Le fait que la productivité continue à croître alors même que la force de travail se voit progressivement exclue de la production est simplement l’expression du fait que le capital est incapable de réaliser socialement le temps disponible obtenu par augmentation de la productivité. Pour se perpétuer, les rapports de valeur sont contraints de voir la part de la population à laquelle ils s’imposent se restreindre sans cesse[16]. Cette tendance à la diminution de la part de classe ouvrière productive dans l’ensemble de la population capitaliste active depuis 1945, après passage à la plus-value relative à travers la crise de 1914-1945, exprime le fait que la valeur n’est plus compatible avec la reproduction sociale élargie de la force de travail, que le temps social de reproduction a tellement diminué par rapport au temps disponible qu’elle ne peut plus *servir d’intermédiaire (vermitteln, mediate) à la reproduction de l’espèce. Pour se maintenir, la valeur doit au contraire condamner la majorité de celle-ci à la stagnation dans les sphères non productives et le chômage, et en détruire physiquement une partie de temps en temps (1914-18, 1939-45).
Remarque sur la transformation de l’Etat capitaliste dans la phase de la plus-value relative
Avant d’en arriver au concept clé de dévalorisation, essentiel pour traiter de la classe ouvrière américaine, nous sommes obligés de faire un détour pour voir en quoi les transformations qu’a connues l’Etat capitaliste entre 1914 et 1945, et notamment à partir de 1933, sont étroitement liées à l’entrée dans la phase de plus-value relative. Il s’agit avant tout d’une nouvelle façon de procéder à la dévalorisation.
On a vu comment s’articulaient le capitalisme pur tel que décrit dans les livres I et II, le passage à la reproduction élargie, la reproduction du capital total et le crédit. On a vu comment, suite aux progrès techniques engendrés par la concurrence, une part du capital fixe dévalorisé passe dans la circulation à travers les mécanismes de la capitalisation et du crédit. On a vu comment le système de crédit, la banque centrale, le système de prêts internationaux et l’endettement de l’Etat permettent contribuent en général à mettre en circulation le capital fictif, et cela de cycle en cycle. On a montré que la crise capitaliste est l’expression de l’incompatibilité momentanée de la valorisation et de la reproduction élargie, jusqu’au moment où la destruction de la pyramide des valeurs fictives créées au cours du cycle par la déflation permet la relance de la production à un taux de profit acceptable pour la classe capitaliste. On a vu comment le passage de la plus-value absolue à la plus-value relative à l’échelle mondiale est l’indice du fait que le capitalisme a atteint sa limite en tant que mode de production, et que toute reproduction ultérieure de la force de travail doit passer non plus par son élargissement mais par sa recomposition. Il s’agit maintenant de montrer comment et pourquoi la transformation keynésienne de l’Etat capitaliste entre 1933 et 1945 était l’expression nécessaire du passage de la domination formelle/plus-value absolue à la domination réelle/plus-value relative.
L’Etat schachto-keynésien de 1933-45, suivi après 1945 de l’Etat keynésien sous sa forme achevée, apparaît au moment où la composition organique du capital est globalement assez élevée pour que toute innovation technologique visant à obtenir une plus-value relative tende à dévaloriser – transférer en fictivité – davantage de capital fixe qu’elle ne produit de plus-value apte à être transformée en profit, intérêt et rente foncière.
Cet Etat a pour fonction d’organiser la dévalorisation permanente de la force de travail à l’échelle globale, pour empêcher la dévalorisation du capital. De systématiser le processus de valorisation A-M-A’ une fois celui-ci devenu antagonique à la reproduction élargie de l’espèce.
On a vu que beaucoup des éléments de cet Etat, notamment ses expressions institutionnelles dans la sphère de la circulation, étaient déjà en place entre 1890 et 1914. L’articulation marché financier/banque centrale/étalon de change-or/recyclage permanent des déficits dans la balance des paiements était déjà là dans la période d’hégémonie du capitalisme anglais. Mais le génie de la transformation schachto-keynésienne de l’Etat capitaliste qui s’est opérée entre 1933 et 1945 a été d’associer ces institutions à l’accumulation de la plus-value relative à l’échelle mondiale. C’est là tout le secret du boom de l’époque 1945-73.
On verra plus loin comment, historiquement parlant, cette transformation s’est effectuée. Mais examinons d’abord quelques-uns de ses traits les plus saillants. Entre 1890 et 1914, la production industrielle à grande échelle avait, en Allemagne et aux Etats-Unis, tellement augmenté qu’elle ne pouvait plus trouver sa place dans le système mondial dominé alors par l’Angleterre. Les barrières douanières de la nation, les marchés financiers nationaux, les grandes zones coloniales et leurs restrictions empêchant la pénétration économique étrangère, le système de balances sterling, étaient autant de barrières à la poursuite de l’accumulation. D’où la Première Guerre mondiale, qui n’a pourtant rien résolu, même si elle a affaibli tous les concurrents du capitalisme américain. La question de la plus-value relative se pose surtout pour la courte phase de reconstruction permise par la stabilisation de l’Europe : de 1924 à 1929, la grande industrie allemande et américaine n’a cessé de croître, mais avec une différence capitale par rapport à la période d’avant-guerre : dans un pays comme dans l’autre, l’innovation technique visait surtout à la rationalisation, au déplacement du travail vivant et à la réduction du salaire global. C’est ainsi qu’entre 1924 et 1928, l’Allemagne voit le volume de sa production dépasser celui de 1913, sans offre de travail correspondante pour la classe ouvrière : le chômage atteint des taux (8 à 10 %) inconnus avant 1914, alors que ce sont des années de boom. Même chose aux Etats-Unis. Le système de prêts internationaux organisé pour les réparations et la reconstruction (plans Dawes et Young, notamment) fait que les prêts massifs de l’Amérique à l’Allemagne sont recyclés en France et en Angleterre sous forme de réparations, puis retournent aux Etats-Unis pour rembourser les 12 milliards de dollars de dettes contractées par l’Angleterre et la France pendant la guerre. Ce triangle s’écroule en octobre 1929, suite à l’effondrement de la Bourse et des marchés financiers new-yorkais, et, dans la période 1929-38, chaque puissance capitaliste se replie sur elle-même. Les forces productives se heurtent à des rapports et à des structures internationales qui ne peuvent pas les contenir. Il faut une deuxième guerre, l’absorption intégrale de la sphère européenne par les Etats-Unis, le démantèlement des zones coloniales et l’unification des marchés financiers internationaux sous la tutelle d’une puissance plus apte à les réglementer que l’Angleterre. En d’autres termes, il faut la Deuxième Guerre mondiale, l’accord financier anglo-américain de 1946, le système Bretton Woods, le plan Marshall, la décolonisation de 1945-62, la création du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.
Mais n’anticipons pas trop sur l’analyse historique qui suit et contentons-nous de souligner que le démantèlement intégral de l’organisation capitaliste de 1914 et son dépassement par celle de 1945 étaient nécessaires pour émanciper les forces productives développées, en Allemagne et aux Etats-Unis notamment, mais cette fois par la recomposition du travailleur total. Le système financier intégral de Bretton Woods, nous le verrons tout à l’heure, était le système apte à contenir cette recomposition. A travers les phases du boom d’après-guerre (1945-58 et 1958-69) et l’industrialisation accélérée de certains pays du tiers monde après 1965, ce système a réussi à faire circuler les valeurs fictives d’un capital fixe américain de plus en plus caduc. Ce n’est qu’à travers ces mécanismes que l’on peut comprendre la coexistence d’innovations techniques importantes et, à l’échelle planétaire, d’une exclusion croissante de la sphère de la production de la population capitaliste.
m. La dévalorisation
1) La dévalorisation dans la phase de la domination formelle: la déflation
Avant 1945 et l’internationalisation du capital total, autrement dit avant que le système de Bretton Woods systématise la circulation des valeurs fictives à l’échelle globale, la dévalorisation se faisait généralement par une déflation nette. L’élément fictif mis en circulation dans le capital total – lui-même produit, à l’origine, d’une dévalorisation du capital fixe – ne pouvant boucler la boucle du processus de valorisation à travers la masse des marchandises, la crise déflationniste se déclenchait. L’élément fictif était alors détruit, et les représentations capitalistes du produit total se recomposaient de façon à ce que le prix total soit remis en adéquation avec la valeur totale et que la production reparte à un taux de profit acceptable.
2) La dévalorisation dans la phase de la domination réelle : la non-reproduction sous couvert d’émancipation
Dans la phase de la domination réelle du capital, par contre, la dévalorisation, tout en ayant exactement la même fonction, à savoir recomposer le capital total, s’effectue autrement. Dans tous les pays capitalistes avancés, l’interaction entre endettement de l’Etat et circulation des valeurs fictives dont nous avons longuement traité permet à la dévalorisation de se généraliser à l’ensemble de l’économie par l’inflation. Keynes avait déjà fait remarquer que la classe ouvrière accepterait plus facilement une érosion de son pouvoir d’achat par l’inflation qu’une réduction nette de salaire. L’inflation est donc une manière de redistribuer les différentes composantes du produit total entre les classes. Que ce processus dévalorise une partie importante du capital fixe en même temps que le salaire global (pour ne rien dire de la liquidation des biens des couches intermédiaires) prouve bien que, pour la classe capitaliste dans son ensemble, ce qui compte avant tout, c’est que le circuit du capital total et donc du processus de valorisation soit maintenu. Avec l’inflation dans l’Allemagne de 1923, que s’est-il passé ? La grande industrie a pu liquider son endettement extérieur en déboursant des sommes ridicules. La classe ouvrière a en général pu obtenir les augmentations de salaire nécessaires pour compenser l’inflation, tout en acceptant une réduction de son niveau de vie. Mais les classes moyennes, détentrices de bons du Trésor émis pendant la guerre, ont été ruinées. Le système financier a pu être réorganisé sous les auspices de Schacht, le président de la Reichsbank, mais le risque d’un endettement intérieur du pays avait été écarté dès 1924 grâce à un assainissement général. Ce qui montre bien que c’est la part respective de S + C et de V en termes de valeur, traduite en coûts de reproduction courants, qui importe à la classe capitaliste comme au prolétariat. Peu importent les modalités financières de la recomposition, du moment que celle-ci permet la relance une fois les valeurs fictives éliminées. C’est le rétablissement des conditions de l’accumulation, et donc la valorisation, qui importe avant tout au capital.
Mais la dévalorisation dans la phase de la domination réelle ne se réduit pas à la recomposition de la valeur par l’inflation, loin de là. Surtout dans ses versions de “gauche”, d’abord esquissées en 1890-1914 par la social-démocratie, puis élaborées sous une forme plus mûre par les ex-gauchistes du fascisme italien, par le nazisme et par les Fronts populaires socialo-communistes des années 30, et implantées dans le monde entier par les Etats-Unis en 1945.
En quoi consiste la dévalorisation de gauche ? Malgré la diversité de ses formes, la réponse est simple : à faire passer la non-reproduction de la force de travail pour une forme d’émancipation et, par là-même, à lui donner ses lettres de noblesse idéologiques.
Dans la phase de la domination formelle du capital, la dévalorisation était aussi claire que la crise déflationniste : la force de travail était massivement expulsée de la sphère de la production pour permettre une recomposition de la valeur du produit total, dont un des éléments essentiels était la réduction du salaire global.
Dans la phase de la domination réelle, la dévalorisation s’est transformée. De même que la recomposition consiste à réduire le travail à sa forme proprement capitaliste de travail abstrait, la domination réelle correspond, dans la sphère de la production comme dans celle de la consommation, à la matérialisation du rapport-capital. Il ne s’agit plus simplement d’exclure le travail en attendant la prochaine reprise du cycle, bien que cette exclusion soit une tendance importante à l’échelle globale. Il s’agit de recomposer le travail comme communauté matérielle[17]. A l’époque de la crise de 1929-45, cela a pris la forme de la glorification du travail et des travailleurs : c’est ce qu’ont fait le fascisme et le stalinisme, mais aussi les fronts populaires. Fascisme, stalinisme et front populaire/New Deal ont été, dans leurs secteurs respectifs, trois expressions de la dévalorisation générale d’une force de travail ne pouvant plus se reproduire – recomposition indispensable à la relance de l’économie après 1945.
Sans entrer dans le détail de la dévalorisation et de ses expressions idéologiques dans l’entre-deux-guerres, ni de la contribution essentielle de la social-démocratie allemande des années 1890-1914 en ce domaine, rappelons simplement que “l’Etat populaire” lassallien, celui que Marx dénonce en 1875 dans la Critique du programme de Gotha, n’est pas sans rapport direct avec “l’Etat populaire” qui s’est imposé en Allemagne en 1933. On a souvent admis une certaine continuité entre Lassalle et Noske-Scheidemann, moins souvent entre Lassalle et les frères Strasser. Mais il ne faut pas oublier pas que Hitler, trois ans avant la publication de la General Theory, avait relancé l’économie allemande sur des bases keynésiennes ; que leGrosswirtschaftsraum allemand érigé en 1943 était, dans toutes ses dimensions (unification douanière et monétaire – en 1942, certains se proposaient déjà d’appeler “euro” la monnaie correspondante –, réglementation du recours à la main-d’œuvre immigrée), une anticipation du Marché commun élaboré en 1957-58 ; que beaucoup des réformes structurelles du Front populaire en France ont été affinées par Vichy et reprises sans difficulté par la IVe République.
Les années 1890-1945 furent l’époque social-démocrate par excellence, si l’on veut bien considérer le fascisme, le stalinisme et le keynésianisme comme des extensions de la social-démocratie. Elles ont correspondu à un mouvement général de dévalorisation, que la “gauche” a préparé mieux que quiconque, tout en lui fournissant son indispensable justification idéologique : “l’Etat populaire”, inscrit au programme de la social-démocratie allemande de 1875.
Dans la crise qui a éclaté en 1968-1973 et qui dure encore, la dévalorisation a pris des formes plus diverses, sans pour autant renoncer à puiser dans l’arsenal de l’époque social-démocrate et dans l’idéologie de la non-reproduction. On aurait en effet du mal à trouver dans cette période un phénomène ne portant pas la marque de l’idéologie de la dévalorisation. Après un demi-siècle d’enterrement de la problématique de la production et de la reproduction sociale sous l’effet de la domination réelle du capital, comment en effet s’étonner que toutes les expressions d’une révolte relevant de l’incapacité de la société à se reproduire aient sombré dans le malthusianisme ? Que le mouvement écologiste, le féminisme, l’idée d’autogestion, le mouvement homosexuel, le mouvement antinucléaire, le nationalisme ou la “contre-culture” mettent le doigt sur des problèmes réels liés à la non-reproduction dans un moment de crise du capital, cela ne fait aucun doute. Mais que les idéologues et les porte-parole de ces mouvements aient tous, à un moment ou à un autre, contribué à la glorification de cette non-reproduction, c’est tout aussi certain. Ivan Illitch et le démantèlement de l’école, E.F. Schumacher et “l’économie bouddhique” (largement reprise par le gouverneur Jerry Brown de l’Etat de Californie dans la période 1974-77), le Club de Rome et la croissance zéro (réalisée dans l’ère capitaliste vers 1977) ne sont que les expressions (jusqu’à présent) les plus extrêmes d’une reproduction sociale bloquée. Le “notre corps, nous-mêmes” des féministes en lutte pour la liberté de l’avortement n’est-il pas une façon d’accepter l’extrême réduction du moi au corps au lieu de l’inscrire dans la reproduction élargie de l’espèce (et nous ne parlons de reproduction biologique qu’à l’intérieur de la reproduction générale de la force de travail) ? Partout c’est le repli sur le “biologique”, qui traduit l’intériorisation de l’austérité et de l’incapacité de la société à s’autoreproduire. On en trouve une expression extrême chez Foucault, pour qui la “civilisation” ne peut être que répression – comme si les formes de domination mises en œuvre par le capital (asiles, prisons, enseignement) pour assurer cette répression ne s’accompagnaient pas d’une reproduction élargie de l’espèce, et d’une multiplication des capacités humaines. Le même thème est repris par l’école de Francfort, qui nous parle sur le mode lyrique de “domination de la nature” – comme si les hommes qui transforment la nature n’étaient pas eux-mêmes une “nature élargie”, l’extension humaine de l’évolution “naturelle”. De son côté, la Banque mondiale souffle dans la trompette d’Ivan Illitch en conseillant aux pays du tiers monde d’adopter une “technologie appropriée”, soit, en clair, un développement fondé sur l’exploitation intensive de la main-d’œuvre. L’autogestion est présentée comme une méthode permettant de relever les entreprises en faillite. Les militants gauchistes luttent contre les bureaucraties syndicales au nom de la “démocratie” pendant que les fermetures d’usines mettent 15 % des ouvriers sur le pavé. Les Noirs américains luttent contre le racisme des syndicats avec, souvent, le soutien du gouvernement (cf. le “Philadelphia Plan” pour le secteur du bâtiment) et du capital privé (fondation Ford), qui ne vise qu’à la réduction du salaire global. Dans ces conditions, tout “progrès ne peut être qu’un progrès dans la dévalorisation.
Conclusion: La valorisation du capital total A-M-A’ est incompatible avec la reproduction élargie, et c’est là la limite historique du capitalisme
Cette peinture approximative de la réalité de la reproduction élargie nous permet de mieux comprendre comment le système de crédit contribue à la valorisation A-M-A’ (voir Capital, vol. III, p. 345) du capital total et à la généralisation du taux de profit. Nous avons montré que le capital fictif trouve son origine dans le progrès technique même ; nous sommes ensuite passés par la reproduction élargie du capitalisme pur des livres I et II pour arriver au capitalisme “réel” de la fin du livre Il et du livre III ; nous avons vu le rôle que jouent le système de crédit, la banque centrale et l’Etat dans la reproduction du capital total. Mais nous n’avons pour autant épuisé la question car, tout en intégrant peu à peu bien des éléments du capitalisme du livre III, nous n’avons pas pris en compte l’existence d’autres classes que les deux classes capitalistes. Or, si la présence de classes non capitalistes au sein du capitalisme ne change rien aux mécanismes de la dévalorisation, elle peut toutefois les ralentir.
A travers le système international de prêts, le capital total peut se valoriser en s’appropriant des valeurs non payées sous forme de biens et de force de travail arrachés aux secteurs non capitalistes de la planète. Il en va de même pour les prêts aux petits producteurs, paysans et artisans situés plus près du centre.
Par l’incorporation de cette force de travail non capitaliste, dont les coûts de reproduction sont gratuits pour le capital (mais, bien sûr, pas pour la société d’origine), le capital total peut réduire le coût du travailleur total.
Par l’intermédiaire des dépenses de l’Etat financées par l’impôt – pour l’achat d’armements par exemple – le capital total peut transférer une somme de valeurs de V à S, donc aux profits d’entreprise, ce qui peut faire baisser le niveau de vie ouvrier au-dessous du niveau de reproduction à l’intérieur même du système “pur” (où il n’y a que des capitalistes et des prolétaires).
Par ces biais (et il y en a d’autres), la reproduction du capital total par la valorisation A-M-A’ peut se poursuivre alors même que la reproduction sociale stagne ou régresse. C’est ce qui s’est passé en Allemagne entre 1933 et 1938, et ce qui se passe aux Etats-Unis depuis 1965. En cela réside l’essentiel de la dévalorisation moderne, et ce qui la différencie des crises déflationnistes du XIXe siècle.
On ne saurait trop insister sur le fait que la contradiction fondamentale du capitalisme n’est PAS dans la production, mais dans la reproduction du capital total. Etant donné le caractère hétéronome du capitalisme – sous sa forme empirique, il n’est qu’une “vaste accumulation de marchandises” – cette reproduction pose en effet problème. Parce que le capitalisme n’existe et n’existera jamais à l’état pur des livres I et II, le capital n’étant jamais simplement C, V et S (valeur / prix / reproduction simple) mais un rapport social entre producteurs et entre classes, il ne peut y avoir de capitalisme sans système de crédit, sans banque centrale et sans Etat. Le capital est donc toujours un rapport social et politique. Son caractère hétéronome n’est, bien sûr, qu’une apparence, tout comme le système de crédit et l’Etat, mais c’est précisément le caractère du capitalisme que d’être un système qui ne peut pas se passer des apparences. Le problème du capitalisme est de se vouloir universel, de vouloir imposer partout l’échange d’équivalents, la valeur, et – parce que le capital est par définition le travailleur total renversé par le biais de la valorisation – de voir cette vocation à l’universalité constamment frustrée par ce renversement en une “vaste accumulation de marchandises” dispersée. La valeur impose l’échange d’équivalents entre producteurs associés à travers la médiation du marché, mais, dès que cet échange d’équivalents doit s’établir dans le cadre de la reproduction élargie et du monde réel du livre III, la façon même dont les apparences hétéronomes (glossaire) s’équilibrent – cf. le rôle du système de crédit dans la reproduction du capital total – tend à introduire un élément fictif qui rend ces échanges d’équivalents impossibles. En dépit des formes diverses que prend la circulation de l’élément fictif, tôt ou tard c’est par l’échange de non-équivalents – la non-reproduction à l’intérieur du système ou l’accumulation primitive à l’extérieur du système – que cette circulation s’effectue. Vient alors forcément un moment où la plus-value s’avère insuffisante pour assurer la reproduction du capital total par la valorisation A-M-A’ et où la loi des équivalents se réimpose.
L’impossibilité dans laquelle se trouve le capital, du fait de son caractère forcément hétéronome, d’instaurer le règne global de la valeur, de l’échange d’équivalents, provient donc directement de sa réalité la plus profonde : l’aliénation des travailleurs. Réduits par le travail salarié à l’état d’individus hétéronomes, obligés d’exercer leurs capacités humaines par l’intermédiaire de l’échange, les travailleurs, en qui se concentre la totalité des pouvoirs humains, voient, à travers la valeur, ces pouvoirs se dresser devant eux comme une force aliénée et étrangère : le capital total. La valorisation du capital total est la forme renversée du développement des pouvoirs collectifs de l’espèce quand ils subissent l’aliénation, et c’est pour cela qu’il est juste de voir dans l’endettement de l’Etat, la banque centrale et le système de crédit des fictions dont l’existence se justifie par le fait même que, transformée en marchandise, la force de travail est en contradiction avec elle-même et que, les pouvoirs de son espèce s’exerçant sous une forme aliénée, le travailleur individuel ne peut entrer en relation avec elle et exercer ses propres pouvoirs qu’en les renversant dans la même aliénation. Aujourd’hui, le capital, c’est la communauté ; il n’existe que parce que la communauté humaine n’existe pas.
Au cours du XXe siècle, cette problématique du capital total et de la reproduction sociale s’est heurtée à la théorie du “capitalisme monopoliste” prônée par le “marxisme officiel”, théorie qui fait tout simplement l’impasse sur la question de la dynamique du système. La phase qualifiée de “monopoliste” (ou “monopoliste d’Etat”, dans la version des PC européens) n’est en réalité rien d’autre que la phase de la plus-value relative. Mais Lénine, Boukharine, Baran et Sweezy, Bettleheim et leurs acolytes ne connaissent ni le capital total, ni la reproduction élargie[18], ni la plus-value relative. Leur lecture de la valeur chez Marx étant strictement ricardienne, ils expliquent le fait que le prix des marchandises individuelles ne corresponde plus à leur “valeur” en “temps de travail nécessaire” par l’existence d’un “prix monopoliste”, ce qui les amène à dire que, vers 1890, le capitalisme est passé au stade “monopoliste”. Là où il y a circulation de valeurs fictives dans la reproduction du capital total, les tenants du capitalisme de monopole parlent de “surprofits”. Cette idéologie fondamentalement duhringienne substitue à la problématique marxiste de la valeur celle, populiste-volontariste, de la force. Alors que le marxisme propose, comme critère objectif pour juger de la réalité des éléments composant le capital total, la valeur reproductive de la masse des marchandises dans la valorisation du capital total A-M-A’, les tenants du “capitalisme monopole” ignorent tout simplement la reproduction élargie. Ce qui explique que, tôt ou tard, ils deviennent malthusiens. A leurs yeux, le capitalisme n’est pas un système de valorisation, mais un système de pouvoir.
Reste à voir maintenant pourquoi et comment la phase de la plus-value relative a été présentée par la gauche de la dévalorisation comme celle du “capitalisme monopoliste”, et ce que la mise au placard de la problématique du capital total et de la reproduction élargie a eu comme conséquences.
La substitution de la théorie du “capitalisme de monopole” à l’analyse de l’accumulation fondée sur la plus-value relative, c’est le renversement idéologique par excellence du XXe siècle. C’est la clé de voûte de l’idéologie comme de l’existence de la gauche de la dévalorisation. Et c’est par elle que s’est opéré le passage de la pensée de Marx, fondée sur l’analyse des rapports de production, à la théorie populiste du pouvoir, intrinsèquement malthusienne, à laquelle on a affaire aujourd’hui.
De notre point de vue, tout “marxiste” qui ne parle pas explicitement de la reproduction sociale est malthusien. Le malthusianisme de la gauche officielle, dont les prémices remontent à plus de 125 ans, est le résultat d’une évolution interne au marxisme, de même portée que celle qui a transformé l’économie politique classique en “économie” néoclassique. En reconnaissant avoir un “fond commun” avec le keynésianisme (fond commun explicite chez des personnes comme Kalecki et Joan Robinson), le “marxisme” moderne, représenté par les théoriciens du “capitalisme de monopole” que sont Baran, Sweezy et leurs héritiers, a effectivement introduit la théorie néoclassique au sein du “marxisme”. Il s’agit là d’un renversement idéologique à la hauteur de celui qui a confondu l’économie politique classique de Smith et Ricardo avec la critique de l’économie politique formulée par Marx.
Répétons-le: l’économie politique (pour ne rien dire de la pauvre “économie” néoclassique) et la critique de l’économie politique de Marx ne parlent pas de la même chose. La pensée économique classique et néoclassique a pour objet les rapports marchands, qu’elle imagine comme éternels, présents dans toute forme de production, alors que la critique qu’en fait Marx fait apparaître ce qui, dans ces rapports et dans cette idéologie, se trouve renversé: la force de travail créatrice. La théorie de Marx ne se présente pas comme une science que “tout homme doué de raison” devrait accepter; elle ne “dialogue” pas avec l’économie politique classique. Elle la dissout. La théorie de Marx est une théorie de l’auto-activité de la classe des producteurs et des rapports spécifiques et transitoires de cette auto-activité dans la production marchande. C’est la phénoménologie de la force de travail entrant en contradiction avec elle-même en tant que marchandise.
L’économie politique classique, qui naît avec les mercantilistes anglais et les physiocrates français et s’achève avec Smith, Say, Sismondi et Ricardo, propose une analyse des rapports entre prix et valeur qui correspond à la phase d’accumulation de la plus-value absolue des XVIIIe et XIXe siècles. La question des classes et de leurs revenus est au centre de sa problématique. L’économie néoclassique, qui prend la relève à partir de 1870, abandonne résolument la problématique de la valeur pour parler uniquement du prix, donnant à l’idéologie de l’équilibre de l’économie politique classique un caractère formel qui élimine la perspective historique et sociale que l’on sait.
A l’inverse, la critique marxienne de l’économie politique fait apparaître, derrière la valeur ricardienne, l’ensemble des forces créatrices humaines et leur processus d’autodéveloppement, la force de travail en tant que rapport *se rapportant à lui-même, renversé en processus de valorisation.
Toute l'”économie moderne”, telle qu’elle a été théorisée à partir de 1870, avait pour but idéologique de supprimer les catégories de la production, de la valeur et du produit global de l’économie politique classique pour les remplacer par les catégories de la consommation individualisée. La théorie marxiste a généralement interprété cet abandon de l’économie politique comme un assainissement idéologique de la pensée bourgeoise qui, après la Commune, s’était trouvée confrontée au mouvement ouvrier. C’est sans doute l’une des raisons, mais pas l’essentielle. L’économie néoclassique proposait une théorie du capitalisme pour sa phase de domination réelle et d’accumulation de la plus-value relative. La suppression de la catégorie de la production dans l’idéologie bourgeoise, les échanges n’étant plus considérés que du point de vue de la consommation – la demande –, c’est la traduction idéologique des changements qui ont eu lieu entre 1873 et 1890 et dans la période de transition vers la domination réelle du capital sur le travail qui a suivi. L’accumulation primitive et l’accumulation fondée sur la plus-value absolue cédant la place à l’intensification du processus de production et à la plus-value relative, la production orientée vers le *secteur I des instruments de production cédant la place à la production orientée vers le *secteur II des biens de consommation, il était tout naturel que l’idéologie bourgeoise exprimât ce changement. Il est sans doute vrai qu’à partir des socialistes ricardiens des années 1830, la problématique de l’économie politique s’est trouvée de plus en plus au cœur des préoccupations du mouvement ouvrier. Mais il ne faut jamais oublier que le mouvement ouvrier classique de la période 1840-1920, en luttant contre la plus-value absolue – pour une journée de travail de 8 heures – a objectivement favorisé la transition vers phase de plus-value relative. Tel était bien son rôle, et il suffit, pour le comprendre, de lire ce que Marx a dit de la social-démocratie allemande dans sa Critique du programme de Gotha et dans sa correspondance privée. Contrairement à ce que prétend toute la mythologie léniniste et trotskiste de la social-démocratie de la période “héroïque”, ce mouvement a en fait toujours encouragé l’évolution du capital vers la plus-value relative. On ne peut saisir la nature de la social-démocratie allemande si l’on oublie qu’en matière “économique”, elle se référait bien plus à Dühring qu’à Marx.
La théorie du “capitalisme de monopole” est l’expression idéologique du rôle historique joué par la couche dirigeante de la social-démocratie allemande et par ses confrères internationaux, tels les fabiens anglais : préparer la classe ouvrière à la plus-value relative. Elle est restée cantonnée à ce rôle chez des auteurs comme Kautsky, Wilhelm Liebknecht, Bebel et Hilferding, mais plus tard, chez les héritiers de Lénine, elle deviendra l’idéologie de la couche dirigeante social-démocrate au pouvoir et servira notamment à justifier la forme stalinienne de ce pouvoir, lorsque le recul de la révolution internationale rendra nécessaire l’idée de “socialisme dans un seul pays” – recul dont le réformisme de l'”aristocratie ouvrière” des métropoles impérialistes est présenté comme responsable. Et en 1975 – date du centenaire de la Critique du programme de Gotha et de sa notion d'”Etat populaire” – elle sera condamnée à l’implosion idéologique dans le Cambodge de Pol Pot, les dimensions du “socialisme” se réduisant cette fois au camp de concentration.
La notion de “capitalisme de monopole” est le produit d’une idéologie populiste. Elle s’inscrit dans un courant de pensée plus vaste, largement développé dans l’Europe d’après 1890, qui, associé à l’économie” néoclassique, transforme l’analyse des rapports de production en analyse des formes du pouvoir. Dans la théorie du capitalisme de monopole, le capital cesse d’être une dynamique pour devenir un rapport hiérarchique.
L’économie néoclassique de Jevons et Menger a formalisé la problématique des classes et de leurs revenus en présupposant un équilibre entre la masse des consommateurs individuels et leurs “préférences”. Ce qui constitue le critère objectif des prix dans l’économie politique classique, à savoir la valeur au sens de Ricardo, a été a été mis au rebut au profit d’un critère purement subjectif de “choix” et de “préférences”. A la problématique de la reproduction des classes et de la force de travail, déjà idéologisée par l’économie politique, s’est substituée une série de formules où les choix des “consommateurs” sont abstraits de tout contexte de classe et de toute production. Cette formalisation de la pensée économique s’est en fait inscrit dans un mouvement plus général signalant la perte de contact avec la réalité extérieure de la part grandissante de la bourgeoisie que le mouvement vers la plus-value relative avait déjà transformée en rentiers. C’est Keynes et les keynésiens qui, à partir de ces présupposés complètement formalistes et subjectifs, ont reconstruit une “totalité”, la prétendue “macroéconomie”. Mais il y a un fossé entre la “macroéconomie” keynésienne et la notion de “produit global” théorisée par l’économie politique classique. C’est toute la différence entre le point de vue bourgeois centré sur la consommation et la notion ricardienne de “production pour la production” (les “supply side economics” de la droite américaine d’aujourd’hui sont en partie d’inspiration “ricardienne”).
La théorie du “capitalisme de monopole”, que ce soit chez Hilferding, Lénine et Boukharine ou chez Baran, Sweezy, Bettelheim et leurs acolytes contemporains, ne récuse en rien cette subjectivisation de la théorie; bien au contraire, elle s’accorde avec l’économie néoclassique pour enterrer la problématique de la valeur. La problématique du capital total en rapport avec la reproduction élargie et avec le système de crédit ne les ayant jamais intéressés[19], les théoriciens de la IIe Internationale ont adopté la théorie antimarxiste du fabien anglais Hobson. Pour expliquer les changements en cours au sein du capitalisme, et notamment l’impérialisme de l’époque 1890-1914, les tenants du “capitalisme de monopole” se sont tournés vers Hobson, qui expliquait l’exportation de capitaux de la même manière que néoclassicisme expliquait les crises : en parlant de sous-consommation, d’insuffisance de la demande. La théorie de la sous-consommation, chez Hobson comme chez Sweezy, est le prolongement moderne du malthusianisme. C’est la version “de gauche” de l’oubli dans lequel l’économie néoclassique a plongé la valeur.
Nous nous sommes beaucoup servis du terme “malthusianisme” sans jusque-là vraiment l’expliciter. Ce terme a un double sens. Le lecteur moderne associe généralement Malthus à sa théorie de la population, mais nous utilisons évidemment le terme dans un sens plus large. Pour nous, Malthus est avant tout le théoricien des couches et des classes improductives du capitalisme. Parce qu’il situait la source des crises dans l’insuffisance de la demande, Malthus revendiquait une consommation élargie pour les “curés” de son époque. Keynes s’est ensuite explicitement réclamé de Malthus et les néo-keynésiens qui ont théorisé le “capitalisme de monopole” ont intégré à leur façon cette vision du capitalisme. Les curés du XIXe siècle, les couches bureaucratiques “progressistes” du XXe siècle, sont la base sociale matérielle de la théorie de la consommation improductive.
La pensée malthusienne n’est une théorie de la population qu’en superficie. En réalité, c’est avant tout de théorie de la fixité des ressources qu’il s’agit. Pour Malthus, en effet, il y a fixité tout autant dans la force de travail que dans la nature. Comparer la progression arithmétique de la production agricole à la croissance géométrique de la population, c’est extrapoler en faisant abstraction de toute innovation technologique – c’est ainsi qu’il prévoyait l’ensevelissement de Londres sous le crottin de cheval vers 1890. Ce qui, une fois encore, montre bien que la question de la production reste étrangère à la pensée de Malthus (pour ces mêmes raisons, le Club de Rome et le mouvement écologiste d’aujourd’hui sont les héritiers directs de Malthus). Mais prendre en compte la dimension de la production n’est pas en soi une garantie contre cette idéologie; Ricardo, en effet, se révèle malthusien quand il prévoit la destruction finale du capitalisme par une augmentation en flèche de la rente foncière tirée des gisements de ressources rares. Ce n’est qu’en prenant en compte la reproduction, et donc le rôle de “production pour la production” de la force de travail innovatrice, que l’on évite le piège idéologique consistant, à l’instar de Malthus comme de Ricardo, à postuler l’existence de “ressources naturelles fixes”. Marx se sépare précisément de Ricardo en ceci qu’il établit une différence entre travail et force de travail : les innovations créatrices de la force de travail permettent de dépasser les limites imposées à l’exploitation des ressources, en faisant par exemple passer le pétrole fossile du statut de curiosité à celui de source d’énergie vitale pour toute une phase du développement capitaliste. C’est la constante révolution des conditions d’autoreproduction de l’espèce qui en définitive permet la “découverte” de ressources nouvelles, c’est-à-dire la transformation par des technologies adaptées de matériaux bruts en ressources disponibles pour la société humaine.
Le “marxisme” néo-keynésien, qui transforme la problématique marxiste du capital total et de la reproduction élargie en théorie des “prix de monopole”, de la “domination” et du “pouvoir” (donc en une problématique sociologique et wébérienne), adopte donc sans réserve le cadre de pensée malthusien, tout en adoptant le point de vue adverse concernant le welfare state. La théorie du capitalisme de monopole se fonde sur un jugement moral. Il ne s’agit pas, comme chez Marx, d’une théorie des forces de production et des rapports de production, mais d’une théorie sociologique de la hiérarchie et de l’oppression, où la force des classes en présence repose sur les luttes et la volonté. Et l’on sait très bien d’où vient cette problématique: c’est la question à laquelle se sont affrontés Kant, l’idéalisme allemand et la bureaucratie humaniste prussienne. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de l’idéologie d’une couche bureaucratique extérieure à la production. (Chez Hegel, par exemple, c’est précisément la bureaucratie prussienne et l’empereur qui “travaillent” universellement.) De Humboldt et autres réformateurs prussiens aux idéologues du welfare state moderne, en passant par les fabiens et la social-démocratie allemande, il y a dégénérescence mais aussicontinuité.
Aux Etats-Unis, cette idéologie a une longue histoire, riche de sens pour la gauche de la dévalorisation. Elle est d’abord introduite dans les années 1840 par les transcendantalistes, Emerson et Thoreau principalement, qui sont des kantiens, et qui vont inspirer le mouvement antiesclavagiste antérieur à la guerre de Sécession – moment décisif pour la formation de la gauche américaine moderne. Elle est ensuite reprise sous une forme plus volontariste et moins esthétisante par les pragmatistes des années 1890, puis principalement par Dewey et James, qui préparent et donnent son socle théorique à l’impérialisme “libéral” américain qui est en train de prendre la relève de l’impérialisme anglais. Passée à son tour à la politique par le biais du populisme, du Progressivism et du New Deal, cette idéologie populiste, volontariste et moralisante a été l’idéologie dominante de la “gauche” américaine – gauche de la dévalorisation – tout au long du XXe siècle[20].
Sans nous attarder sur ce sujet, il est important pour la suite de l’exposé de noter qu’une extraordinaire convergence s’est produite dans la période 1890-1914, qui a fourni son assise idéologique à la gauche de la dévalorisation. Nous avons vu plus haut comment l’économie néoclassique a pu procéder à une totale subjectivisation de la sphère “économique”; mais elle est loin d’être la seule à l’avoir fait. Le courant philosophique qui naît avec Nietzsche et va jusqu’à Dewey, James, Bergson et la Lebensphilosophie allemande remet la question de la volonté et de l’intuition au centre du débat philosophique. Aux États-Unis, le libéralisme impérial naissant trouve en Dewey un porte-parole de premier ordre et, dans l’ambiance Belle Epoque d’avant 1914, James, Royce, Santayana et Babbitt créent une sorte de Lebensphilosophie américaine. Mussolini aussi, on le sait, appréciait James. Et le journaliste et idéologue du Progressivism américain Walter Lippmann est très explicite sur l’importance que ces penseurs ont eue dans sa formation. Ce genre d’irrationalisme peut incontestablement être attribué à une partie de la gauche officielle – Lukacs, dans le tome III de La Destruction de la Raison, nous montre comment on peut le faire de façon grossière. On ne peut en effet ramener toute cette ambiance volontariste au seul climat engendré par la Machtpolitik et la préparation à la Première Guerre mondiale, symbolisée par la course à la construction navale – laquelle s’est trouvée, en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne, au cœur du débat politique de l’époque suite au succès du livre d’Alfred Mahan, Sea Power in History (Mahan, lui, faisait partie du groupe bostonien précurseur du Council on Foreign Relations qui, prévoyant dès les années 1880 que les Etats-Unis allaient dépasser l’Angleterre, voulait favoriser cet avènement. Notons en outre, sans nous attarder sur ce point, la présence dans ce même groupe de Henry et Brooks Adams, dont le pessimisme culturel et l’admiration pour la deuxième loi de la thermodynamique résument en elles-mêmes l’essentiel de la domination réelle et son imbrication avec l’impérialisme.)
Tout cela n’est pas sans rapport avec le développement de la gauche de la dévalorisation aux Etats-Unis. Dans les années 1933-48, le “marxisme” superficiel des tenants du New Deal et du Front populaire reposait largement sur la tradition pragmatiste américaine, à tel point que des idéologues comme Sidney Hook et James Burnham avaient du mal à les distinguer[21]. L’idéologie pragmatiste de “l’action” n’était-elle pas une reformulation des Thèses sur Feuerbach ? Au cours des années 60, des idéologues du courant “contre-culturel” se réclamaient explicitement de Sorel au sein de la Nouvelle Gauche. Dans son dernier livre, Tom Hayden, idéologue de premier ordre de l’actuelle gauche de la dévalorisation aux Etats-Unis, appelle les membres de la gauche américaine à se reconnaître comme des “enfants de Thoreau” tout en proposant une réorientation corporatiste, malthusienne et écologique de la société américaine (son principal mot d’ordre, “Démocratie économique”, est déjà en soi l’expression idéologique on ne peut plus condensée du capital dans sa phase de règne matériel).
De notre côté, nous considérons que la théorie de Marx est tout autre chose qu’une théorie de l’action volontariste. Pour Marx, la réalité c’est la production et la reproduction soumises à des lois (Gesetzmaessigkeit). De plus, la production est toujours autoproduction et reproduction de la force de travail, c’est un rapport autoréflexif (“L’éducateur lui-même doit être éduqué”). Le pragmatisme, lui, ignore le caractère autoréflexif de l’activité, de l’activité sensuelle transformatrice (“sinnlich umwaelzende Taetigkeit”), il considère la réalité extérieure comme le produit de la volonté. Et pourtant, la convergence apparente entre la théorie marxiste et le pragmatisme américain a pendant très longtemps empêché tout développement sérieux d’une analyse marxiste de l’histoire américaine, car tout était toujours ramené à une conception totalement réductionniste de l’action volontariste.
L’arrivée à maturité de la sociologie bourgeoise au cours de la période 1890-1914, avec Durkheim, Pareto, Michels et Weber principalement, est un élément parmi d’autres signalant cette perte d’unité dans la réalité extérieure. Le “socialiste” Durkheim se réclame explicitement du corporatisme dans son livre sur le suicide. Chez Pareto, la synthèse entre le subjectivisme de l’économie néoclassique et la théorie sociologique des “élites” est consolidée. La critique du positivisme de Weber peut, par sa réhabilitation des “valeurs”,paraître kantienne, mais le fait que, dans le sillage de Nietzsche, Weber considère le “choix” entre les différentes valeurs comme finalement arbitraire, rejetant tout critère objectif extérieur, montre la distance qui sépare la pensée allemande d’après 1890 de la tentative kantienne de déceler le fondement de la morale. Quant à Sorel, lui aussi marqué par Nietzsche, il élabore un mythe de la révolution afin de remplacer une conscience de classe qui fait défaut. Sachant que c’est dans ce climat qu’a été formulée la théorie du “capitalisme de monopole”, on s’étonne moins que sa problématique soit celle, dühringienne, du pouvoir. Mais lorsque aujourd’hui l’école de Francfort cherche à introduire au sein du marxisme les problématiques wéberiennes de la légitimation et de la domination, qui renvoient elles aussi au pouvoir; lorsqu’elles sont reprises par l’école de James O’ Connor qui parle de “crise de légitimation” de l’Etat ; lorsque Poulantzas et Althusser parlent de la politique indépendamment de toute conjoncture, pour ne rien dire de la reproduction sociale, nous voyons mieux le lien de parenté avec la gauche de la dévalorisation.
Il ne faut jamais oublier que toutes les réformes “progressistes” de l’État mises en œuvre au XXe siècle, aux Etats-Unis, en Allemagne (1918) ou en Russie, ont leur origine dans le populisme et dans sa théorie économique mercantiliste. Les sociaux-démocrates allemands et russes, qu’étaient-ils au fond sinon des populistes légèrement “marxisés”? Friedrich List et Schultze-Delitsch, fondateurs, vers 1840, des premiers syndicats allemands, n’ont fait que transmettre à Lassalle l’idée mercantiliste de “l’État populaire” déjà réclamé par Fichte en 1813. De la même façon, Lénine, qui admirait Cherneshevski, a repris la problématique kautskyenne de la conscience dans son Que Faire? Là encore, on a affaire à l’idéologie d’une couche orientée vers le développement mercantiliste d’un pays sous-développé, qui parle le langage du marxisme.
Aux États-Unis, les idéologues réformateurs progressistes de l’État se trouvent confrontés à d’autres conditions. Leur problème n’est pas de réaliser la transition vers la plus-value relative, comme leurs homologues d’Allemagne et de Russie, car le capitalisme l’accomplit déjà trop bien sans eux. Comme en Angleterre (bien que de façon différente, l’Angleterre étant déjà un pays rentier industriellement en retard en 1900), la tâche de ces réformateurs d’une “métropole” de puissance impérialiste est de créer des structures idéologiques et institutionnelles capables de garantir la consommation improductive d’une plus-value relative déjà inscrite dans la réalité. Nous verrons dans un prochain chapitre comment le transfert en *fictivité qui accompagne inéluctablement la plus-value relative s’est exprimé par une croissance importante de capitaux investis dans les secteurs financiers et immobiliers, d’abord en Angleterre et plus tard aux États-Unis. C’est ce secteur rentier étranger à la production qui, dans la sphère anglo-américaine, a servi d’assise à la réforme keynésienne de l’État. En Angleterre, celle-ci a été théorisée par les Webbs et la Fabian Society et a trouvé son porte-parole en Chamberlain. Aux États-Unis, le même rôle a été joué par le progressivism de la période 1900-1920, puis, de 1933 à 1948, par le New Deal.
En élaborant sa théorie à partir des sources, américaines, allemandes et russes, Sweezy toujours épousé le point de vue de la bureaucratie étatique. On ne saurait donner trop d’importance à l’État dans la transition vers la phase de la plus-value relative. C’est surtout pendant la Première Guerre mondiale que l’État schachto-keynésien commence à vraiment s’imposer, même s’il ne fait que prolonger les tendances à l’œuvre dans la période 1890-1914. Trop peu d’attention a été accordée au fait que quatre des architectes principaux du monde actuel, à savoir Keynes, Schacht, Roosevelt et Jean Monnet, ont tous été des administrateurs de la bureaucratie étatique militaire en 1914-18, période où le capitalisme a fait l’expérience de l’importance du rôle de l’État dans une économie organisée pour permettre des dépenses “improductives” à grande échelle. La suspension de l’étalon or, l’autofinancement de l’État par une mise en circulation systématique de ses dettes et par l’inflation, la participation de la bureaucratie syndicale à l’appareil d’État, le soutien de l’Etat à certaines entreprises indispensables bien que non rentables, sont autant d’éléments d’une nouvelle phase du capitalisme touchant l’ensemble des pays. Le rôle des gouvernements dans la réorganisation de la finance internationale[22]s’est aussi beaucoup transformé après 1918. Aux Etats-Unis, Herbert Hoover, après être devenu secrétaire d’Etat au Commerce en 1921 et avoir joué un rôle essentiel à la même époque dans l’organisation de l’aide matérielle fournie à l’Europe pour contrer la pression bolchevique, a décidé en 1929-32, à la lumière de sa riche expérience au sein de l’administration moderne, de se lancer dans la mise en œuvre du welfare state, estimant qu’il n’y avait aucune différence entre ce projet et l’État corporatiste récemment instauré en Italie par Mussolini.
On ne saurait non plus surestimer l’importance qu’a eue le corporatisme pour la gauche malthusienne. S’il est un terme qui qualifie précisément l'”État populaire” lassallien, du fait de ses racines fichtéennes et listiennes et de ses prolongements social-démocrate, fasciste et keynésien, c’est bien “corporatisme”. Le corporatisme du XXe siècle, c’est la recomposition de la force de travail au service de la domination réelle du capital: le corporatisme, c’est la dévalorisation. Le corporatisme exprime le mouvement du capital dans la phase où celui-ci se matérialise, c’est-à-dire “matérialise” la force de travail-marchandise en une forme spécifiquement capitaliste de travail abstrait. L’Arbeit macht frei” de l’État populaire du fascisme allemand et toute la glorification du travail et des travailleurs promue par le Front populaire et le New Deal, sont l’expression du fait que le capital s’impose comme communauté matérielle. Le corporatisme, qui n’apparaît précisément qu’une fois l’élément fictif devenu important (la part de la finance et de l’immobilier dans le revenu national ayant atteint des proportions inconnues au XIXe siècle), glorifie le travail au moment même où le capital se met à le recomposer de fond en comble en lui ôtant tout contenu matériel spécifique. Il correspond à la phase historique dont Debord dit qu’elle “ne réalise pas la philosophie, mais philosophise la réalité” (La Société du spectacle, Paris, 1967)
Sans entrer dans les détails de l’histoire du corporatisme, signalons que celui-ci a joué un rôle capital dans l’histoire du mouvement ouvrier dans la phase de la domination formelle: les courants listo-lassalliens la social-démocratie allemande, l’aspiration à un “État de travailleurs” et le mutualisme, tous deux strictement proudhoniens, du syndicalisme révolutionnaire, le passage de beaucoup des dirigeants syndicalistes révolutionnaires dans le camp de Mussolini, l’admiration de Samuel Gompers, fondateur de l’AFL, pour Mussolini, ou encore les rapports du Parti travailliste anglais (comme du SPD) avec la Fabian Society, en sont autant d’illustrations. Il faut donc bien admettre que les véritables théoriciens du mouvement ouvrier, pour la période 1840-1920, c’était plutôt Lassalle, Sorel, Proudhon et Pelloutier que Marx ou Luxemburg,
Si le marxisme a mis si longtemps à comprendre cette réalité, c’est parce que, de 1917 à 1968, le débat entre marxistes n’est jamais sorti du cadre de la révolution russe. Il a fallu attendre la fin de l’époque keynésienne de la domination réelle pour pouvoir réaliser que le mouvement ouvrier classique était objectivement un mouvement d’accélération de la transition à la plus-value relative. Jusqu’en 1968-73 et plus, tout ce débat a été brouillé par l’absence de distinction entre la plus-value absolue et la plus-value relative, et par l’interprétation du vieux mouvement ouvrier qui en découle. Au lieu de définir la période 1890-1973 comme celle de l’accumulation de la plus-value relative, les “marxistes” ont repris l’analyse léniniste de la ” décadence impérialiste”, dont la révolution russe semblait, en tant que révolution prolétarienne, confirmer la validité : ne prouvait-elle pas en soi que 1914-18 représentait pour le capitalisme un tournant historique et que “la révolution se cache derrière toute grève”? C’était bien un tournant, en effet, mais pas celui théorisé par Lénine et, après lui, par les trotskistes. Il suffit de lire les discours de 1921 où Lénine parle de la “lutte pour le capitalisme d’État”, justifiée par l’extrême arriération du capitalisme russe (qu’il qualifie de “capitalisme de petite production”). On est déjà loin de la “révolution permanente” de Trotski. L’idée léniniste de “double révolution” – la classe ouvrière accomplissant les tâches de la révolution bourgeoise – mérite d’être réexaminée, car dans le contexte mondial de l’accumulation de la plus-value relative, c’est précisément ce qui s’est passé.
Pendant toute la période 1890-1973, personne ou presque chez les marxistes n’a su prendre la mesure de la fausseté des thèses de Lénine sur l’impérialisme. Il est vrai qu’en 1913, Luxemburg avait déjà bien plus clairement dessiné la trajectoire du capitalisme pour le XXe siècle (cf. L’Accumulation du capital, chapitres 29-32) : elle avait bien vu d’une part que l’impérialisme était l’extension nécessaire de la valorisation d’un capital en partie fictif, d’autre part que la production d’armements et les impôts nécessaires à son financement pouvaient servir de source d’accumulation en réduisant le salaire global au-dessous du minimum. Ceux qui, comme son disciple Sternberg et d’autres encore, ont repris son analyse ont compris clairement que la thèse de l'”aristocratie ouvrière” selon laquelle la classe ouvrière en Occident recevait un salaire supérieur (et non pas inférieur, comme c’était le plus souvent le cas) à celui nécessaire à sa reproduction était une idéologie moralisante en rupture totale avec le marxisme.
Considérons maintenant l’histoire de la théorie de l’impérialisme de Lénine. Entre 1917 et 1945, cette théorie n’a guère été mise à l’épreuve étant donné la crise de transition que traversait le capitalisme mondial, sans cesse obligé d’interrompre la production en métropole. Mais à partir de la mise en place du nouvel ordre mondial représenté par le système de Bretton Woods – le plan Marshall, le FMl et la Banque mondiale, le GATT – autrement dit avec l’unification du système financier international sous les auspices de New York et de Washington, que s’est-il passé ? De 1945 à 1962, le “tiers monde” a moins fait l’objet d’une surexploitation que d’une marginalisation : sa part dans le commerce mondial a baissé par rapport aux périodes 1919-33 ou 1890-1914. C’est bien là que réside la différence entre l’accumulation de la plus-value relative et celle la plus-value absolue : désormais, au lieu de transformer des paysans en ouvriers pour l’accumulation primitive, le capitalisme intensifie le processus de production. Ce n’est pas au Brésil ou en Inde que les Etats-Unis ont le plus investi, mais au Canada, en Europe et au Japon[23]. Ce nouveau système mondial – que nous étudierons plus loin – n’avait rien à voir avec l’impérialisme, déjà mal interprété par Lénine pour la période 1890-1914. (II ne s’agit pas, précisons-le, de mettre en discussion le fait que le tiers monde était une source importante de produits bruts : ce sont bien ces secteurs qui ont attiré les investissements des pays capitalistes avancés.)
Le boom de l’après-guerre a pris fin aux Etats-Unis en 1965, tandis que les récessions européennes de 1965-67 annonçaient sa fin imminente en Europe. C’est à ce moment-là que l’investissement a commencé à affluer vers le tiers monde pour l’accumulation de la plus-value relative. A partir de là, la théorie de l’impérialisme de Lénine, qui était déjà complètement démentie par la nature spécifique de l’accumulation de 1945 à 1965, a pu être démentie dans le tiers monde même. Une fois le Brésil, la Corée du Sud où le Mexique engagés sans doute possible sur la voie d’une industrialisation indépendante – indépendance qui a modifié leurs rapports avec “les pays en voie de désindustrialisation” – la théorie du “capitalisme de monopole” et l’analyse de l’impérialisme qui en découle ne pouvaient plus tenir. Cette industrialisation du tiers monde, nous le verrons plus loin, est une rationalisation à l’échelle globale qui, tout comme une rationalisation d’usine, vise à réduire le salaire global. Si l’on considère que les deux puissances impérialistes majeures du XXe siècle, l’Angleterre et les États-Unis, sont, parmi toutes les puissances capitalistes importantes, celles dont le capital fixe est le plus délabré, il devient clair que ” l’exportation du capital ” implique par nature une désindustrialisation de la métropole impérialiste qui, loin de “profiter” à l'”aristocratie ouvrière” du pays en question, sape la base matérielle de son autoreproduction.
Dans le monde des “nouveaux pays industrialisés”, dans un monde où l’OPEP transfère des sommes considérables de rente foncière vers certains pays du tiers monde, où le “nouvel ordre économique international” est la couverture idéologique de la désindustrialisation des pays capitalistes de l’OCDE, la théorie de l’impérialisme de Lénine ne fait plus référence. Mais toute la gauche malthusienne est impensable sans cette théorie. Le problème n’est pas seulement qu’elle est incapable d’expliquer la situation réelle du tiers monde aujourd’hui, mais, chose bien plus grave, que le malthusianisme inhérent à sa théorie de l’impérialisme lui fait perdre tout caractère “progressiste”, une fois confrontée à la désindustrialisation des pays de l’OCDE. Parce que son modèle du capitalisme, qui passe à la trappe la reproduction élargie et attribue à la classe ouvrière du secteur avancé un salaire supérieur et non inférieur au seuil de reproduction, reste un modèle de la consommation, elle n’a strictement rien à dire aux ouvriers récemment mis sur le pavé par la désindustrialisation. Maintenant que la classe ouvrière rallie la droite productiviste, cette “gauche” n’a rien d’autre à proposer qu’une extension du welfare state ou, comme dans le cas de Tom Hayden et des écologistes, un nouveau modèle de consommation s’adaptant à la non-reproduction de la société, dont elle prend souvent le parti.
On ne peut parler de la gauche de la dévalorisation sans parler du national-bolchevisme. En qualifiant le maoïsme européen ou américain de dernière utopie anti-industrielle de l’Occident, Simon Leys se montrait malheureusement trop optimiste. Car, on le reconnaît trop rarement, la gauche malthusienne a, par l’intermédiaire des Etats bonapartistes “progressistes” du tiers monde (Nasser, Sukharno, Nkrumah), réimporté une idéologie élaborée au départ par le fascisme européen. On se souvient généralement de *Liou Shao Qi et de sa théorie de la lutte entre “pays prolétariens et pays bourgeois”, mais on se souvient déjà moins de Hitler et Goebbels opposant, vers 1923, l’Allemagne aux pays “ploutocrates” (Angleterre, France et Etats-Unis) et moins encore du fasciste italien Di Michaelis prononçant dans les années 30 des discours qui passeraient sans peine dans les discours tiers-mondistes prononcés à l’assemblée des Nations Unies d’aujourd’hui[24].
Dans la polémique entre Lénine et Luxemburg à propos du nationalisme polonais de 1908-1911, on trouve déjà trace d’un national-bolchevisme avant la lettre. Il y est question du statut du populiste-nationaliste Pilsudski dans le Parti socialiste polonais. Luxemburg veut rompre avec Pilsudski et avec le nationalisme polonais en général, Lénine soutient le SPD et la IIeInternationale en décernant un brevet de “progressisme” à Pilsudski. Rarement le marxisme et la gauche populiste se seront affrontés de façon aussi claire et aussi féconde à long terme.
Dans l’entre-deux-guerres, le national-bolchevisme prend la relève, en Europe centrale et orientale, dans la prétendue lutte entre “nations bourgeoises” et “nations prolétariennes”. On relève trop peu souvent le parallèle frappant qu’il y a entre la situation des pays de l’Europe de l’Est en 1919-1939, caractérisée par un lourd endettement vis-à-vis de l’Angleterre et de la France, et celle du tiers monde d’aujourd’hui face au secteur capitaliste avancé. Pour cela, il faudrait, il est vrai, saisir la véritable nature de la démagogie “progressiste” tiers-mondiste d’aujourd’hui, comprendre qu’elle est un prolongement de l’idéologie fascisante est-européenne de la période 1919-1939. C’est avec Atatürk que cette idéologie “national-bolchevique” a pour la première fois pénétré dans le tiers monde. Chez le Brésilien Vargas, on relève déjà des accents nettement national-bolcheviques, pour ne pas parler de Peron, arrivé au pouvoir en Argentine en 1945. Mais c’est surtout à partir de 1945, avec la décolonisation, que le national-bolchevisme se mue en idéologie de “gauche”. La victoire de la révolution chinoise en 1949, l’arrivée au pouvoir en Egypte de Nasser, ancien admirateur d’Hitler, en 1952, la prolifération d’États bonapartistes “progressistes” et “anti-impérialistes” dans le tiers monde, donnent son caractère définitif à ce passage de la “droite” à la “gauche”. Avec la réimportation de cette idéologie par la gauche de la dévalorisation en Occident, la boucle idéologique est bouclée. Et l’on comprend mieux pourquoi le discours d’un Gregor Strasser se retrouve vers 1969 dans la bouche des maoïstes français, allemands ou américains. (Un personnage comme Frantz Fanon a joué un rôle central dans ce recyclage idéologique.) Depuis la conférence de Bandung en 1955 jusqu’aux affrontements sur la question du prétendu “nouvel ordre économique international” à l’ONU en 1975, le national-bolchevisme n’a cessé de hanter la gauche de la dévalorisation, laquelle, de son côté, n’a cessé d’occulter la nature de la conjoncture internationale et de l’impérialisme. Qu’avant de passer au “marxisme” vers 1919, Mao Tse Toung se soit essentiellement formé en lisant Emerson, Bergson et autres tenants du volontarisme est un fait qui mériterait un peu plus d’attention. Comment s’étonner en effet de voir l’actuel groupe eurofasciste proclamer : “Mao, Hitler un seul combat” ?
Pendant toute la période 1890-1973, la théorie de l’impérialisme de Lénine semblait coller aux réalités apparentes du tiers monde. Mais comme il s’est avéré que la force motrice du capitalisme d’après 1945 était en réalité l’accumulation de la plus-value relative dans les zones déjà industrialisées, comme après 1965 la même accumulation s’est étendue au Brésil, au Mexique, en Asie du Sud-est et ailleurs, comme à partir de 1971-73 l’OPEP a profité des lois de la rente foncière pour capter une part importante de la plus-value totale et financer parallèlement l’industrialisation relative de certaines parties du tiers monde (Soudan, Libye, Arabie Saoudite, Irak, Nigeria, Algérie, Mexique), toutes les apparences sur lesquelles s’appuyait la gauche malthusienne se sont écroulées.
En substituant la plus-value relative à la théorie de la “décadence impérialiste” pour la période 1890-1973, on a la clé qui permet de reformuler le sens de toute cette époque. Cela permet d’expliquer la défaite du mouvement ouvrier classique de la période 1890-1920 non par une prétendue “trahison des chefs” mais par le rôle qu’il a joué dans l’instauration de la nouvelle phase de l’accumulation. De comprendre la nature spécifique du développement capitaliste mondial de 1945 à 1965-69, ainsi que la marginalisation du tiers monde et son industrialisation ultérieure. De se rendre compte que le rôle du “camp socialiste” de cette période n’était autre que celui assigné par Lénine : accomplir les tâches de la révolution bourgeoise, permettre l’accumulation de la plus-value absolue, par une révolution prolétarienne d’abord, plus tard (dans sa version stalinienne) par l’extension du modèle bureaucratique ou bureaucratico-paysan. N’est-ce pas précisément là où il s’est agi de passer à la plus-value relative, comme en Tchécoslovaquie dans les années 1962-68, que ce modèle est entré en crise? Quant aux “États progressistes du tiers monde”, ils préparent l’accumulation de la plus-value relative en se lançant dans des travaux d’infrastructure. C’est, en somme, la stratégie de la bureaucratie prussienne du XVIIIe siècle qui prévaut dans le contexte précis du XXe siècle.
Il y a donc deux analyses mutuellement incompatibles de la période 1890-1973 : celle, marxiste, de la problématique du capital total, de la reproduction élargie et de la plus-value relative, et celle, populiste et malthusienne, du “capitalisme de monopole”. Celle-ci est en fait l’idéologie de la bureaucratie mercantiliste à l’œuvre partout dans le monde, elle sert aussi bien l’accumulation primitive en URSS que la préparation à l’accumulation de la plus-value relative dans certains secteurs du tiers monde ou que l’instauration du welfare state sous les auspices du capital financier et immobilier aux États-Unis. Pour le monde d’après 1945, il y a d’un côté ceux qui parlent du “capitalisme de monopole” et reprennent la théorie de la “décadence impérialiste” de Lénine, de l’autre ceux qui parlent du système de Bretton Woods et de la plus-value relative. C’est l’affrontement de Lénine et de Luxemburg sur la question de Pilsudski, un affrontement qui traverse toute une époque : le marxisme d’un côté, le populisme de l’autre.
Chapitre III: Jalons pour une histoire de la dévalorisation. La période 1890-1973 et ses prolongements
Entre 1890 et 1945, le capitalisme global est passé de sa phase de domination formelle, fondée sur la plus-value absolue, à sa phase de domination réelle, fondée sur la plus-value relative. Cette transition, qui a transformé de fond en comble le terrain de la lutte des classes, correspond exactement au moment où le capital financier britannique perd sa position hégémonique à l’échelle mondiale au profit du capital financier américain. C’est donc se condamner à l’échec que de tenter une analyse du phénomène en se limitant à telle ou telle nation, qu’il s’agisse des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne.
Pour saisir les mécanismes de cette transition, il faut commencer par analyser l’impérialisme britannique de la période 1870-1914, et ce ne sont pas les fadaises de Lénine et de Hobson qui peuvent nous y aider. L’ensemble de l’exposé du chapitre I avait justement pour but de montrer que l’impérialisme est l’expression de la circulation, à l’échelle globale, d’un capitalfictif issu du capital fixe dévalorisé de la métropole impérialiste. Une circulation que l’Angleterre a été la première à mettre en œuvre grâce à son système de balances sterling, et cela surtout à partir de 1890.
L’Angleterre, qui incarne l’avenir des autres pays capitalistes, atteint la première le stade que d’autres pays atteindront plus tard en fonction strictement des lois de l’accumulation. Les Etats-Unis, notamment, seront touchés dès les années 20, puis de façon plus nette dans les années 50, période où le taux de profit disponible dans l’investissement productif intérieur se heurte à un capital fixe total en partie dévalorisé par les mécanismes que nous avons analysés au chapitre I. Une part croissante du capital total, rebutée par l’importance du capital fixe total, surtout lorsqu’elle se combine à une baisse du taux d’exploitation due à la hausse des salaires, part s’investir dans les domaines improductifs que sont le secteur financier, l’immobilier et la spéculation pure et, à l’échelle internationale, dans des secteurs productifs plus rentables à taux d’exploitation supérieur. C’est ce qu’a fait l’Angleterre avec l’Allemagne et les Etats-Unis dans les années 1870-1900; c’est ce qu’ont fait les Etats-Unis avec l’Europe, le Canada et le Japon au cours des années 1958-1973, et avec certains pays du tiers-monde à partir de 1965.
Ce processus, qui porte le nom d’impérialisme, ne profite en rien à la classe ouvrière de la métropole, où il se traduit au contraire par un phénomène de désindustrialisation visant à dévaloriser le salaire global. Dans la nation impérialiste en effet, il provoque inéluctablement une stagnation des bases reproductives de l’industrie : le capital productif stagne, le salaire global baisse. Le secteur financier de la nation d’origine peut imposer son hégémonie sur la scène internationale entre le moment où la nation devient une puissance industrielle de premier plan enregistrant les meilleurs taux de productivité et celui où les nouvelles usines plus productives qu’il a fait construire ailleurs viennent concurrencer ses propres productions, rendant caducs les vieux secteurs. Pendant ce laps de temps, les rentes financières internationales donnent à la bourgeoisie nationale les moyens de se payer un “Etat providence” pour pallier les effets de la stagnation économique et de l’arrêt de l’autoreproduction de la classe ouvrière. Mais une fois que l’industrie nationale, devenue caduque, ne permet plus au secteur financier de maintenir sa position internationale, l’Etat providence est démantelé et la bourgeoisie procède alors aux dernières étapes de la “rationalisation” en dévalorisant massivement le capital fixe arriéré, et en premier lieu le salaire global – ce à quoi ont toujours visé les investissements à l’étranger et le déplacement du capital vers des formes fictives (financières et foncières). Cette logique a été amorcée par Disraeli et Theodore Roosevelt, et menée à terme par Thatcher et Reagan.
L’histoire du capitalisme est faite de ces rationalisations et dévalorisations. Cela s’est joué d’abord entre régions d’un même pays – entre les toutes premières régions industrielles britanniques ou américaines des années 1815-1850 et celles d’exploitation à plus grande échelle, par exemple ; ensuite, entre un pays et certaines régions modernisées ailleurs dans le monde, comme entre l’Angleterre d’un côté et les Etats-Unis et l’Allemagne de l’autre dans la période 1870-1900. Aujourd’hui, le même processus se poursuit à l’échelle mondiale avec en ligne de mire le salaire global de l’ensemble de la classe ouvrière des secteurs industriels fondamentaux.
Ce lien entre le transfert en fictivité, sous forme financière et foncière, du capital né dans l’industrie et la rationalisation visant à dévaloriser le salaire global en investissant dans des secteurs productifs ailleurs dans le monde, c’est l’élément clé de l’évolution du capitalisme britannique depuis 1870 et du capitalisme dans son ensemble depuis 1945. Historiquement, le transfert en fictivité d’une part importante du capital total est directement lié au passage de l’accumulation fondée sur la plus-value absolue à celle fondée sur la plus-value relative. Il n’est pas difficile de comprendre comment cette douloureuse transition, qui a occupé toute la période 1890-1945 et nécessité deux guerres mondiales et un arrêt *de l’expansion des forces productives entre 1929 et 1938, a pu être perçue par les héritiers de Lénine et Hobson comme “l’ère de la décadence impérialiste”. Qu’à l’échelle globale le capital ait commencé à être un frein au développement des forces productives, comme nous l’avons expliqué au chapitre I, cela ne fait pas de doute. Le capitalisme a atteint un stade où l’une des expressions de sa contradiction fondamentale apparaît quotidiennement au grand jour, à savoir son incapacité à réaliser socialement les gains de productivité du travail. Désormais, faute d’assumer cette « réalisation » qui exigerait un dépassement de la forme valeur, le capitalisme met en œuvre sa négation en détruisant les capacités productives. Afin de se préserver en tant que tel, le Capital dans cette nouvelle époque détruit les forces productives, et surtout la plus importante d’entre elles, à savoir la force de travail vivante. Mais si en 1914 les perspectives d’un élargissement en termes de valeur de la force de travail étaient épuisées, celles de sa recomposition ne l’étaient pas.
Nous avons déjà présenté brièvement le système des balances sterling pour la sphère d’influence britannique. Nous allons maintenant étudier par quelle longue et laborieuse évolution ce système a été globalisé sous les auspices de l’Amérique. En 1897, les Etats-Unis connaissent pour la première fois de leur histoire une balance commerciale franchement positive, preuve que leur industrie est enfin à la pointe de l’innovation et de la compétitivité, et que le pays a dépassé le stade de développement fondé sur l’exportation de produits agricoles et de matières premières qui avait prévalu tout au long du XIXe siècle. (Il est à noter qu’en 1971, année de la dissolution effective du système de Bretton Woods, les Etats-Unis ont connu pour la première fois depuis 1897 une balance commerciale négative). En 1898, les Etats-Unis deviennent une puissance coloniale en enlevant Cuba, Porto Rico et les Philippines à l’Espagne. En 1902, pendant la guerre des Boers, le marché financier new-yorkais prend pour la première fois la relève de celui de Londres, répétition générale du rôle qu’il aura à tenir au cours de la Première Guerre mondiale. En 1907, l’écroulement du système financier new-yorkais fait se multiplier les pressions intérieures et internationales en faveur de la création aux Etats-Unis d’une banque centrale digne d’un grand pays industriel. En 1913, la Federal Reserve Bank est donc enfin créée, soit un an avant qu’elle commence à exercer le rôle que la Banque d’Angleterre avait joué jusque-là.
Nous n’avons pas la prétention de résumer l’histoire économique de la transition qui s’est opérée de 1914 à 1945. Nous tenons seulement à en faire voir l’essentiel à la lumière du cadre théorique de la transition vers l’accumulation fondée sur la plus-value relative, dans le but, surtout, de comprendre pourquoi le système de Bretton Woods a été créé puis dissout, et comment cela s’articule avec la dévalorisation.
Tous les pays combattants à l’exception des Etats-Unis sortent matériellement et financièrement épuisés de la Première Guerre mondiale. De 1919 à 1933, le cadre capitaliste international est dominé par la question des 12 milliards de dollars contractés par les alliés envers les Etats-Unis et celle des réparations imposées à l’Allemagne.
Le nom de John Maynard Keynes est généralement associé à la macro-économie et à la “gestion de la demande” nées de la crise des années 30. Pourtant, Keynes était autant un théoricien de la finance internationale qu’un architecte du Welfare State – deux aspects de sa pensée en fait indissociables. En 1919, nous l’avons vu, Keynes prend position en faveur de l’étalon échange-or et du recyclage des balances sterling. En 1919, sa condamnation du traité de Versailles et des réparations imposées à l’Allemagne lui assure une réputation internationale. En 1925, Keynes polémique avec Churchill et ceux qui tentent de restaurer l’étalon-or. En 1933, il prend parti pour Roosevelt, approuvant les mesures prises par lui pour relancer l’économie américaine dans leur dimension internationale. Enfin, et c’est le plus important, en 1943-44 il participe à l’élaboration du système de Bretton Woods.
Quel rapport y a-t-il entre le Keynes théoricien du système financier international et le Keynes théoricien du Welfare State? La réponse est évidente, si l’on se réfère au cadre théorique que nous avons proposé : le même que celui qui passe entre le système monétaire international et l’endettement de l’Etat national dont la monnaie sert de réserve pour l’étalon échange-or. Trop souvent, le keynésianisme est présenté comme une théorie abstraite, comme s’il ne s’agissait que d’un ensemble de techniques de gestion économique. C’est sans doute ce qu’il est devenu dans les manuels universitaires d’économie, mais dans sa pratique historique réelle, cette école de pensée s’inscrit tout entière dans la problématique de l’étalon échange-or et des rapports anglo-américains tels qu’ils se dessinent au sortir de la période 1890-1914. Le problème de “la gestion de la demande” ne se pose en effet pas de la même manière dans un petit pays très dépendant du commerce international et dans un grand pays comme les Etats-Unis où, pendant trente ans, le déficit de la balance des paiements a financé le Welfare State. Un petit pays exportateur a tout intérêt à avoir une balance des paiements positive, alors que les Etats-Unis ont eu et ont encore tout intérêt à conserver une balance des paiements négative aussi longtemps que le reste du monde le tolérera.
Les penseurs officiels du keynésianisme, et notamment les américains, aveuglés par leurs propres manuels, n’ont absolument rien compris de tout cela, que ce soit pendant la “crise du dollar” de 1958-1973 ou après. Dénonçait-on un dollar surévalué en 1965 ? Pas de problème, répondaient-ils : la part du commerce international dans le PNB américain n’est-elle pas que de 7 % ? Les keynésiens, comme en général les penseurs néo-classiques, comprenaient bien moins bien que les théoriciens de l’économie politique classique les mécanismes de ce qui s’appelait jadis “la richesse nationale” ; mais ils étaient tout aussi aveugles concernant la monnaie, et notamment la monnaie mondiale qu’est l’or. Nous avons évoqué au chapitre I l’énorme erreur commise par l’école ricardienne, qui ne voyait l’économie que du point de vue de la production, comme si l’argent n’était qu’un moyen de paiement transparent, et comme si le crédit n’existait pas ou n’était pas la source, à travers les mécanismes que nous avons décrits, d’une distortion des échanges simples. Or, à partir de 1950, ce sont les déficits de la balance des paiements américaine qui constituent la source principale de la liquidité internationale. De plus, à partir de 1958 et des premiers balbutiements de la “crise de l’or” – crise du procès de reproduction du capital total, en réalité – l’état de la monnaie mondiale est indissociable de l’endettement de l’Etat américain, et donc de la capacité de la Federal Reserve Bank à intervenir sur les marchés financiers new-yorkais. Echos de la situation décrite par Keynes en 1919 ? Oui, mais l’hégémonie américaine est tellement plus forte et plus vaste que celle exercée par l’Angleterre entre 1890 et 1914 que nous ne sommes toujours pas sortis de cette crise[25].
Voyons d’un peu plus près quelle en a été la genèse. En 1929, l’écroulement des marchés financiers new-yorkais met fin au triangle des paiements internationaux de la période 1924-29 (les Etats-Unis prêtaient à l’Allemagne pour ses secteurs privé et public, l’Allemagne payait ses réparations à la France et à l’Angleterre, et la France et l’Angleterre liquidaient la dette interalliée contractée envers les Etats-Unis). L’effondrement de l’étalon-or en 1931 engendre alors une série de dévaluations réciproques jusqu’en 1936 et la guerre économique nationaliste. En 1933, l’économie allemande est relancée sur les bases schachto-keynésiennes ; en 1936-37, le chômage est quasiment résorbé, mais au prix d’une baisse des salaires de 50 % par rapport à 1929. C’est la dévalorisation organisée. La France et l’Angleterre s’engagent dans la même voie à partir de 1936-38, sans toutefois recourir aux formes totalitaires que les impératifs d’une économie autarcique et l’absence de colonies imposent à l’Allemagne. Aux Etats-Unis, la relance rooseveltienne est interrompue par une nouvelle chute de la production en 1937. Et c’est finalement la mobilisation générale et la préparation à la guerre qui, en 1938, sortent l’économie internationale de l’impasse.
En 1943-44, White et Keynes tentent par la négociation d’élaborer un nouveau système monétaire pour l’après-guerre, afin d’éviter tout retour au protectionnisme et au nationalisme de la période 1931-38 (ce qui n’empêche pas Keynes, en 1946, de menacer les Etats-Unis de l’instauration en Angleterre d’un “système schachtien intégral” faute de concessions de leur part sur l’accord financier anglo-américain alors en suspens. Mais ce qui différencie fondamentalement cette période de celle de la reconstruction de 1919-29, c’est l’existence d’une puissance nationale capable de maintenir un système internationaliste de ce genre, face à des concurrents définitivement laminés. L’apologie du libre-échange et la critique du protectionnisme ont toujours été le fait du pays économiquement le plus productif. En réalité, ce sont derrière des barrières douanières et contre “l’internationalisme” de l’économie politique anglaise que les industries américaine et allemande se sont construites au XXe siècle. Désormais, c’est au tour des Etats-Unis de prôner une morale internationaliste. L’adoption à Bretton Woods du plan américain et le rejet du plan de Keynes (qui envisageait des crédits plus libéraux pour les pays en déficit) sont la première manifestation de cette évolution. Plus tard, les Etats-Unis, souffrant d’un déficit permanent, reprendront intégralement le plan de Keynes, en faisant créer les « droits de tirage spéciaux » (DTS) par le FMI.
Qu’est-ce qui caractérise fondamentalement le système de Bretton Woods? D’un côté, l’imposition de taux de change internationaux fixes et la mise en place du Fonds monétaire international chargé de fournir des crédits à court terme aux pays à balance des paiements déficitaire afin qu’ils maintiennent la valeur internationale de leur monnaie. De l’autre, l’institutionnalisation de l’étalon échange-or tel qu’il se pratiquait avant 1914 dans le système des balances sterling, mais cette fois avec le dollar américain, principale monnaie de réserve internationale, comme équivalent or. Dès lors, la monnaie, la politique monétaire intérieure et l’endettement des Etats-Unis prennent des dimensions immédiatement globales.
Mais le système de Bretton Woods, c’était bien plus qu’un système monétaire, bien plus que l’expression de l’hégémonie américaine sur le FMI et la Banque mondiale. C’était l’outil permettant de systématiser la dévalorisation et l’accumulation primitive à l’échelle mondiale. De 1945 à 1958, il a permis aux Etats-Unis, à travers les mécanismes financiers et monétaires internationaux, de récupérer directement sans la payer une partie de la richesse créée à l’étranger. Mais, à partir de 1958, cela les a poussés à se transformer en “société postindustrielle” (autrement dit en pays désindustrialisé), en sapant leur propre base reproductive tout en maintenant les apparences de la “croissance” économique.
Dans sa première phase, ce système s’est traduit par une franche surévaluation du dollar dans les taux de change fixes. De 1944 à 1947, dollar et livre britannique ont été rétablis au niveau exigé par le “prestige” de l’Angleterre, prestige qui s’est payé très cher : 4,20 dollars pour une livre. Le franc français, lui, a subi la sévère dévaluation de 1945. Quant au mark, suite à la réforme monétaire allemande de 1948, il a été fixé à 4,20 marks pour 1 dollar.
Par quels mécanismes la dévalorisation s’est-elle faite ? En Allemagne, une réforme monétaire a amorti en bloc le capital fixe de l’économie allemande et assaini d’un seul coup l’endettement intérieur du pays, évitant de repasser par le cauchemar de 1923. La France a connu des réformes similaires. Les pays du continent ont alors pu se lancer dans la reconstruction « à table rase » tout en maintenant les salaires ouvriers bien au-dessous du niveau de reproduction, notamment en Allemagne. En revanche, l’économie anglaise, obligée d’assumer les “privilèges” de sa position de partenaire “junior” des Etats-Unis et de deuxième monnaie de réserve internationale, n’a pas connu de restructuration intérieure comparable. Les efforts soutenus faits l’Angleterre entre la dévaluation de 1947 ( – 33 %) et celle de 1967 pour maintenir la position internationale de la livre ont eu des conséquences presque aussi douloureuses pour l’économie nationale que le rétablissement de l’étalon-or de 1925 à 1931.
L’aspect essentiel, c’est la surévaluation du dollar américain par rapport au mark et, accessoirement, par rapport à d’autres monnaies du continent européen. Nous avons vu au chapitre I comment ce qui a l’apparence d’un pur échange d’équivalents peut, par le biais du système de prêts internationaux, masquer un processus d’accumulation primitive à partir de travail non payé comparable à celui qui intervient à l’époque capitaliste lors d’échanges similaires entre le capitalisme et une société de petits producteurs. C’est ce type de rapports que le système de Bretton Woods a institutionnalisé entre les Etats-Unis et l’ensemble de l’Europe. De 1944 à 1968-71, le régime de bas salaires – trop bas pour assurer la reproduction – imposé à la classe ouvrière européenne et japonaise et l’incorporation dans la force de travail d’une vaste main-d’œuvre paysanne ont permis à l’Europe d’échanger une part de richesse non payée contre des dollars. Certes, pendant la reconstruction matérielle de l’Europe, de 1945 à 1952, les Etats-Unis pouvaient encore se prévaloir du taux de productivité le plus élevé du monde. Mais après cette période, aucune base productive réelle ne justifiait plus les taux de change en vigueur. On en reste ici au simple niveau des échanges. Mais l’argent mondial et le crédit ne sont pas, nous l’avons vu, de simples reflets d’un authentique échange de valeurs, aussi égal soit-il. Nous entrons là dans le cœur du problème de la “balance des paiements américaine”, qui renvoie en fait au problème de la *liquidité internationale et de la circulation de capital fictif depuis 1945.
En 1947-48, l’ordre mondial de l’après-guerre est déjà en place : le système de Bretton Woods, le FMI, la Banque mondiale, l’accord de libre concurrence du GATT (General Agreement of Trade and Tariffs), le plan Marshall et la réforme monétaire allemande sont entrés en vigueur. En France, en Italie, en Belgique, les partis “ouvriers” sociaux-démocrates et staliniens ont fait accepter le monde de Yalta. En 1948-49, la guerre de Corée met fin à la récession américaine et accélère les tentatives d’intégration économique de l’Europe : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est instituée en 1950, étape préalable à la création du Marché commun en 1957. L’OTAN est en place dès 1949. La présence militaire américaine à l’étranger et les autres éléments contribuant, à partir de 1950, à maintenir la balance des paiements américaine dans un état de déficit permanent s’ajoutent aux prêts consentis par le plan Marshall pour fournir à l’Europe les apports annuels de liquidité dont elle a besoin pour son commerce international et sa reconstruction. Entre 1950 et 1958, première phase de la reconstruction d’après-guerre, ce système fonctionne parfaitement, en dépit de tout “l’échange inégal” qu’il perpétue. Mais à partir de 1956-58, une nouvelle conjoncture s’esquisse : la reconstruction de l’Europe est terminée, et les dollars détenus à l’étranger commencent à poser un problème de recyclage. Ces dollars “nomades” se chiffrent vers 1958 à 30 milliards de dollars (somme imposante pour l’époque, même si elle reste relativement modeste au regard des 10 000 milliards de dollars de 2002). La crise de Suez de 1956 met en lumière les problèmes de la décolonisation ; celles du XXe Congrès, de Pologne et de Hongrie, les problèmes de la déstalinisation. En 1957-58, les Etats-Unis connaissent une sévère récession, qui met fin aux investissements intérieurs, déjà modestes dans la période 1945-57. Ils ont, en somme, atteint le stade de développement économique atteint par l’Angleterre en 1870 : désormais, la baisse du taux d’exploitation pousse les capitaux à s’investir à l’étranger. C’est le début de la désindustrialisation américaine. On entre alors dans la deuxième phase de la reconstruction d’après-guerre.
C’est à ce stade, celui où le capital américain commence sérieusement à s’orienter vers des investissements productifs à l’étranger, qu’apparaissent clairement les points de divergence entre notre analyse et celle des théoriciens du “capitalisme de monopole”. Ces points sont au nombre de trois. Tout d’abord, ces théoriciens ignorent systématiquement la dimension “monétariste” du système de Bretton Woods – en 1966, ils ont réussi à publier un livre sous le titre de *Capitalisme monopoliste où ils font abstraction de toutes les contributions étrangères à l’abondance américaine d’après 1945. Mais ces auteurs ferment aussi les yeux sur le rôle économique joué par crédit à “l’intérieur” des Etats-Unis (reconnaissons cependant que Harry Magdoff a fait preuve d’une certaine compréhension empirique des éléments développés dans notre analyse). Le fait d’ignorer la distinction entre travail productif et improductif comme le concept de reproduction de la force de travail leur permet d’analyser les composants du PNB américain en parfaits keynésiens. Enfin, le fait de s’en tenir aux thèses de Lénine sur l’impérialisme leur interdit toute vision cohérente du rôle joué par le tiers monde dans le système mondial, et notamment de son état de marginalisation, en parfaite contradiction avec la surexploitation dont le schéma léniniste fait état[26]. Des années plus tard, confrontés au développement du Brésil, du Mexique et de la Corée du Sud, ils ont refusé de reconnaître que le tiers monde s’industrialisait ; confrontés à la baisse des taux de productivité américains d’année en année, ils ont nié le phénomène de désindustrialisation de ce pays.
Ce n’est pas par triomphalisme que nous nous en prenons à l’école d’analyse “marxiste” dominante dans l’après-guerre. Notre désaccord, nous avons essayé de le montrer tout au long de cet ouvrage, est programmatique. C’est bien la gauche de la dévalorisation et les tenants de la théorie de l’impérialisme de Lénine qui, aujourd’hui, se trouvent désarmés face aux dures réalités de la désindustrialisation : comment aujourd’hui continuer à parler des privilèges de l'”aristocratie ouvrière”, sinon à São Paolo ? Nous verrons plus loin toutes les conséquences de nos divergences avec les analyses de Lénine, Baran et Sweezy, Magdoff, Bettleheim et Amin. Pour l’instant, reprenons l’analyse historique.
En Europe, en 1957-58, la situation est mûre pour la deuxième phase du boom d’après-guerre. En Allemagne et en France, la pénurie de main-d’œuvre – due en apparence au boom de l’après-guerre mais, à un niveau plus profond, à l’absence de reproduction de la force de travail depuis trente ans – commence à remettre en cause le régime de bas salaires de la période 1945-1958. Alors que l’accumulation primitive se jouait jusque-là essentiellement entre l’Europe du Nord et les Etats-Unis, c’est maintenant l’incorporation massive d’une main-d’oeuvre paysanne originaire d’Europe du Sud et d’Afrique du Nord qui est à l’ordre du jour. Parallèlement à l’arrivée de cette main-d’œuvre bon marché, se joue ainsi l’entrée de plain-pied dans la phase d’accumulation de la plus-value relative. Il faut rationaliser l’agriculture européenne, pour libérer la main-d’oeuvre des campagnes arriérées. Il faut libéraliser les échanges, leur caractère jusque-là essentiellement bilatéral entravant l’unification monétaire et financière qu’exige tout investissement moderne. Il faut normaliser le système douanier et ouvrir l’Europe aux investissements directs américains. Bref, il faut créer le Marché commun. C’est ce qui va se faire entre 1950 et 1953 avec la création de la CECA et se mettre définitivement en place en 1957-58. Voilà le Grosswirtschaftsraum de 1943 rétabli non plus cette fois sous les auspices de Speer et de l’Allemagne, mais de Jean Monnet et de l’hégémonie américaine en Europe.
Dans l’étude des origines de la crise actuelle, on oublie trop souvent de replacer la conjoncture européenne de 1958-1962 dans son contexte international. Généralement, l’effondrement de la IVe République et l’avènement au pouvoir de De Gaulle en France sont associés à la guerre d’Algérie, mais en réalité c’est l’implantation intégrale de la domination réelle du capital qui rend le mieux compte de cette transformation. Cela vaut également pour l’adoption par l’Espagne franquiste du programme de libéralisation et par divers pays européens des programmes d’austérité, de redressement financier et de restructuration industrielle. Ces plans d’austérité draconiens que connaissent la France, la Belgique, l’Italie et l’Espagne, et signalent l’entrée de plein pied dans les mécanismes de l’accumulation de la plus-value relative, ne manquent pas d’engendrer la première vague de grèves importantes depuis l’immédiat après-guerre : grève générale de 1960-61 en Belgique, grèves en Italie, renaissance du mouvement ouvrier en Espagne, grèves dans le bassin houiller français en 1963.
Dans le même temps, les conséquences, jusque-là secondaires, du système de Bretton Woods commencent à se faire sentir en profondeur. L’année 1953 voit naître à Londres le marché des eurodollars – des dollars détenus à l’étranger – destiné à recycler les 30 milliards de dollars excédentaires déjà accumulés, la croissance de ce marché étant due à la multiplication des investissements directs américains à l’étranger, renforcée à partir de 1965 par les dépenses militaires exigées par la guerre au Vietnam. Ce système fonctionne ainsi : les déficits américains se retrouvent auprès de banques américaines à Londres et sont réinvestis par les banques centrales étrangères dans des bons du Trésor américain ou remis directement sur les marchés privés new-yorkais. Désormais, cette masse de dollars sert d’une manière ou d’une autre à permettre la poursuite de l’investissement américain en Europe. Les taux de change fixes du système de Bretton Woods, qui entre 1950 et 1953 ont engendré une surévaluation du dollar, permettent à présent au capital américain d’acheter le capital fixe européen au rabais. Mais le comble de ce système de recyclage, c’est qu’il permet au capital américain d’acheter l’industrie européenne avec les déficits de la balance des paiements américaine. Les déficits financent ainsi l’activité économique des Etats-Unis à l’étranger. Jamais le capital financier anglais n’était arrivé à un tel système d’autofinancement ailleurs que dans ses colonies.
La guerre du Vietnam va en fait faire subir un tournant à cet état des choses. Le boom américain de 1961 à 1969 étant fondé sur une production phénoménale d’armements, source inéluctable d’inflation, l’accélération des déficits américains à l’étranger pousse les partenaires des Etats-Unis, France en tête, à s’opposer de plus en plus ouvertement aux contraintes du système de Bretton Woods (en 1967 à Londres, la France se retire secrètement du Gold Pool, chargé d’empêcher une “ruée vers l’or” par une intervention directe du gouvernement sur le marché de l’or). En 1965-67, le montant des dollars détenus à l’étranger s’approche dangereusement du “plafond” des réserves d’or américaines calculées au prix officiel de 35 dollars l’once. La faiblesse du dollar ayant été en partie masquée par la faiblesse encore plus flagrante de la livre anglaise, lorsque cette dernière est dévaluée, en novembre 1967, le problème du dollar se retrouve au cœur des préoccupations économiques internationales. Mais c’est finalement la crise de l’or de mars 1968 qui pousse le gouvernement américain à décider unilatéralement de démonétiser celui-ci pour empêcher une faillite directe de l’Etat. Désormais, l’étalon dollar s’impose au monde entier. Le rôle de garant du processus de valorisation joué, dans toute économie capitaliste, par l’endettement de l’Etat à l’échelle de la nation est désormais joué à l’échelle de la planète par l’endettement de l’Etat américain.
Le dollar overhang (les dollars détenus à l’étranger) a, dès 1958 mais surtout à partir de 1968-71, joué le même rôle que les balances sterling dans la période 1890-1914 : il a mis en circulation une masse croissante de titres capitalistes n’ayant aucun équivalent en termes de la plus-value totale, donc de capital fictif.Problème que les crises du dollar de 1971 et de 1973 qui ont fini par détruire le système de Bretton Woods non seulement n’ont pas résolu, mais ont aggravé. La dimension désormais exclusivement internationale du debt management permet d’empêcher tout mouvement de panique qui précipiterait d’un seul coup toute cette masse de capital fictif (dont le montant, répétons-le, dépasse en 2002 les *10 000 milliards de dollars) sur les marchés à la recherche d’une conversion en marchandises – comme lors des grandes ruées vers l’or de 1978-80.
Si ce que nous soutenons est vrai, à savoir que le problème du capitalisme se situe non dans la sphère de la production immédiate, mais bien dans celle de la reproduction du capital total, il est clair que le problème majeur du capitalisme depuis la fin des années 50, qui n’a fait que s’aggraver depuis, c’est la circulation de cette masse de plus en plus grande de fictivité. Plusieurs éléments y contribuent : les dollars détenus à l’étranger d’abord, qui représentent la plus grosse part des réserves internationales et 20 % de l’endettement de l’Etat *américain (en bons du Trésor détenus par des étrangers) ; le système de prêts internationaux ensuite, qui se traduit par un vaste endettement du tiers monde (300 milliards de dollars environ) et du bloc soviétique (60 milliards de dollars) *(actualiser) ; le recyclage des pétrodollars sur les marchés financiers américains qui s’opère depuis 1973 enfin, sans lequel on ne peut véritablement comprendre le sens de la “crise du pétrole”. Cette masse de dollars constitue une somme de fictivité qui peut à tout moment se précipiter sur les marchés financiers internationaux pour y être convertie en marchandises, comme cela s’est produit en 1977-80, et auparavant lors des crises de 1968, 1971 et 1973. C’est ainsi que le prix de l’or a grimpé à 865 dollars l’once en 1980, niveau qui est encore loin de celui qu’il pourrait atteindre si l’ensemble de la fictivité devait se convertir en marchandise-équivalent.
C’est l’exigence de valorisation de cette masse de fictivité, impliquant un taux de plus-value suffisamment élevé quelle qu’en soit la source, qui constitue aujourd’hui l’expression concrète du frein exercé par le capital sur le développement des forces productives à l’échelle globale.
Ce problème de valorisation du capital total et de sa part fictive se pose en fait depuis la période 1933-1938 de relance de l’économie mondiale. C’est désormais, nous l’avons vu, l’endettement de l’Etat américain qui joue le rôle pivot dans la création de fictivité, et cela grâce au système de Bretton Woods. En 1945, soit après la relance de 1933 et les dépenses militaires de la Seconde Guerre mondiale, il atteignait 260 milliards de dollars. Par la suite, il est resté à la base de tout le système monétaire international. L’importance de l’Etat dans la réglementation directe du capital financier international à partir de 1914 ne doit pas être sous-estimée. Aucune source privée, en effet, n’aurait été capable de lever les sommes requises pour les transferts internationaux de 1914-18 ou de 1939-45, ou encore pour le plan Marshall. Sans le passage de l’Europe sous hégémonie américaine, cette masse de fictivité n’aurait pas eu plus de valeur que la somme des Mefowechsel souscrits par l’Etat allemand à la veille de la Seconde Guerre mondiale pour financer la production d’armements. Mais, à la différence de l’Allemagne, les Etats-Unis ont réussi à associer l’endettement de leur Etat (et avec lui toute la structure financière interne) au système monétaire international. Ne voir dans le plan Marshall qu’un “débouché extérieur” à l’énorme production sortie des usines américaines après la démobilisation de 1945, c’est faire preuve de sous-consommationnisme. Certes, cet élément jouait un rôle, mais tout notre exposé tend à montrer que derrière ce problème de “réalisation”, il y a un problème plus fondamental de valorisation du capital total.
Garantir la reproduction du capital total par des taux de plus-value adaptés est l’exigence propre du capitalisme. Or, depuis la faillite de la maison Bardi en 1346, cette reproduction passe nécessairement par un système des prêts internationaux[27]. Pourtant, malgré tous les efforts faits par Marx dans les chapitres IV et V du livre III du Capital pour montrer en quoi le crédit joue un rôle essentiel dans ce circuit, le marxisme officiel continue, depuis Hobson et Lénine, soit à parler du « capitalisme de monopole », faisant ainsi l’impasse sur la question du capital total[28], soit à retomber dans la problématique ricardienne de la chute du taux de profit, croyant pouvoir déceler celle-ci dans la sphère de la production immédiate.
Or nous savons que l’approche marxiste refuse de s’en tenir à la sphère de la production immédiate, considérant le capitalisme comme une articulation entre celle-ci et la reproduction du capital global, qu’il s’agit à son tour d’articuler à la question de la reproduction sociale élargie. Toutes les crises capitalistes mondiales, qu’il s’agisse de 1837, de 1857, de 1873, de 1929 ou encore de 1973, ont éclaté dans la sphère où Marx avait précisément situé leur origine apparente (*”in the sphere of wholesale trade and banking” – Capital, vol. III, p. *304), ce qui n’a pas empêché des générations de marxistes de chercher à déceler une baisse du taux de profit dans la sphère de la production immédiate, sans voir qu’elle se manifeste au contraire par l’interruption périodique du processus de reproduction du capital total.
Cette erreur a pesé négativement sur la capacité à comprendre l’évolution de la lutte des classes en Amérique du Nord comme dans le reste du monde. Le marxisme officiel, qui depuis la IIe internationale oscille entre la théorie du « capitalisme de monopole » et la conception ricardienne de la valeur, est ainsi devenu incapable de faire la distinction entre une véritable reproduction élargie de la force de travail et une « croissance économique » qui ne contribue en fait qu’à la dévaloriser. Nous nous sommes efforcés jusqu’ici de montrer l’erreur d’analyse que cela induisait déjà pour la période 1890-1914. Mais pour la période 1945-73 et ses prolongements, cette erreur devient fatale. La thèse de la « décadence impérialiste » a empêché la quasi-totalité des marxistes de comprendre que le boom d’après-guerre était fondé sur l’accumulation de la plus-value relative dans les secteurs capitalistes avancés. Faute de s’intéresser au crédit et au système monétaire international, ils n’ont pas vu l’importance du système de Bretton Woods, ni celle de la « crise du dollar », qualifiée dédaigneusement de problème « monétariste »[29]. Faute d’établir une distinction entre plus-value absolue et plus-value relative, le marxisme officiel s’est montré incapable d’expliquer comment une accélération de l’innovation technologique a pu coexister avec une baisse de la classe ouvrière productive en pourcentage de la population active (et, aveugle au mécanisme du travail improductif, il n’a pas vu l’importance du secteur tertiaire dans les pays de l’OCDE). Depuis 1914, la « stratégie » globale du capital consiste à obtenir une réduction de V par intensification du procès de production – phénomène caractéristique de la phase de plus-value relative. Or, cette stratégie n’est perceptible qu’à l’échelle de la planète : aucun pays, aussi étendu soit-il, ne peut être traité isolément. L’innovation technologique, qui entre 1815 et 1914 a engendré une croissance de la classe ouvrière, contribue depuis 1945 à la réduire, en termes de valeur comme en pourcentage de la population active – expression, on l’a vu, de l’incapacité du capitalisme à réaliser socialement le temps libéré par la croissance de la productivité. Le marxisme officiel – nous pensons surtout aux courants défendant les thèses du « capitalisme de monopole » – était si loin de comprendre tout cela que ce n’est *qu’aujourd’hui qu’il constate une certaine tendance à la désindustrialisation aux Etats-Unis. Aujourd’hui, on aimerait bien entendre les théoriciens du « capitalisme de monopole » nous expliquer en quoi le délabrement du capital fixe en Angleterre et aux Etats-Unis, que toute analyse honnête doit dater des années 1870 pour la première et de 1953 pour les derniers, a “profité” à la classe ouvrière de ces deux pays. Ce qui leur manque malheureusement pour sortir de leur incohérence, c’est la notion de reproduction élargie.
Parvenus à ce stade de l’exposé, nous pouvons enfin replacer les luttes de la classe ouvrière américaine dans leur véritable dynamique historique. Si nous avons demandé au lecteur de nous suivre patiemment dans un exposé marxiste de la théorie des crises, suivi d’une critique de la gauche de la dévalorisation et d’une analyse du sens profond de l’époque “keynésienne”, c’est qu’il n’aurait servi à rien de nous lancer dans cette analyse historique sans avoir préalablement fourni le cadre théorique qui permette au lecteur de se sentir non plus en terrain familier mais en terrain connu. Toute notre analyse est axée sur l’articulation du mouvement ouvrier américain au processus international de dévalorisation qui s’amorce en 1914 et lors de la crise généralisée de 1929-45. L’historiographie bourgeoise comme l’historiographie “radicale” du mouvement ouvrier américain ne cessent depuis vingt ans de produire des monographies, très intéressantes parfois, sur le mouvement ouvrier américain pendant la phase d’accumulation de la plus-value absolue et la crise de transition de 1914-1945. Les faits illustrant le lien entre l’histoire du mouvement ouvrier et l’instauration de la plus-value relative aux Etats-Unis ne sont pas en soi contestables : grandes grèves de 1877, 1886, 1893-94 ; luttes héroïques de l’IWW[30] entre 1905 et 1920; collaboration entre la bureaucratie de l’AFL et l’Etat militarisé en 1917-18; annus mirabilis de 1919; répression sauvage en 1916-17 et en 1920; dispersion du mouvement ouvrier entre 1920 et 1929; constitution du CIO en 1934-37, puis formation d’une bureaucratie syndicale s’intégrant à l’appareil d’Etat en 1943-1945 et apportant son concours à l’ignominieux no strike pledge.
Nous avons dans la préface évoqué le fait que l’historiographie universitaire et les théoriciens de la gauche officielle se sont orientés, depuis 1965, vers une histoire du mouvement ouvrier vue de la “base”. Ce tournant, principalement marqué par la publication du livre d’E.P. Thompson The Making of the English Working Class,était sans doute une réaction salutaire contre les préjugés “institutionnels” des analyses de jadis ; l’histoire des partis politiques et des syndicats ne peut en effet suffire à comprendre le mouvement ouvrier. Quant aux études portant sur le “marché du travail”, elles étaient trop influencées par le néoclassicisme pour présenter grand intérêt. Mais le vrai problème, c’est qu’il manquait aux uns et aux autres une analyse globale de la dynamique du capitalisme américain, pour ne rien dire du concept de reproduction de la force de travail. On ne s’étonnera donc pas de constater qu’en pleine désindustrialisation du Nord-Est industriel américain, le marxisme universitaire, à peine sorti du sommeil de la “société postindustrielle”, peine à proposer autre chose qu’une certaine condamnation morale du capitalisme.
Tout l’enseignement de Marx, toute sa polémique contre Ricardo, est une tentative d’élever l’analyse au-dessus du niveau empirique, centré sur la sphère de la production immédiate. Or, c’est à ce niveau que la grande majorité des “historiens radicaux” l’ont replacée. Pourtant, envisager les choses sous l’angle de la reproduction du capital total permet de mieux situer l’ouvrier total, dont le capital total est le renversement. C’est pour cela qu’il est important d’insister sur la croissance de la population ouvrière productive entre 1815 et 1914 et sur sa diminution après 1945 : ce constat ne peut qu’être un préalable à toute analyse de la classe ouvrière de tel ou tel secteur national.
La dernière grande vague de luttes ouvrières aux Etats-Unis qui ait transformé qualitativement les “structures” de l’encadrement capitaliste est bien évidemment celle de 1934-37, associée à la création du CIO. Aujourd’hui encore, cette période continue à servir de référence à la grande majorité de la gauche de la dévalorisation, qui considère qu’il faudrait retravailler dans ce sens, et cela même chez ceux qui reconnaissent que l’expérience du CIO s’est soldée par un échec pour le mouvement ouvrier. Mais là n’est pas la question. La constitution du CIO était l’expression de la recomposition du rapport-capital pour la période d’accumulation de la plus-value relative d’après 1945. Elle constituait la clef de voûte du processus de transformation de l’Etat américain en un sens corporatiste, transformation qui devait lui permettre de jouer son rôle *de puissance hégémonique après la Seconde Guerre mondiale. Nous ne nous attarderons pas sur la présence de Gerard Swope, président de General Electric, au comité qui a lancé le CIO en 1933, ni sur la “bureaucratisation” des syndicats industriels dès 1937. Ce serait accorder trop d’importance aux questions de personnes et de formes d’organisation. La présence d’un capitaliste ou de bureaucrates syndicaux ne suffit pas en soi à décider de la nature d’un phénomène social : c’est son contenu social réel, son “programme” pour ainsi dire, qui importe. En l’occurrence, il s’agissait d’instituer en norme un système corporatiste de collective bargaining sous les auspices de l’Etat du New Deal, afin d’accompagner l’instauration de la domination réelle du capital sur le travail. Le poids de la bureaucratie syndicale (dont on connaît l’attitude va-t-en-guerre entre 1941 et 1945) est, pour la période d’après 1945, indissociable du processus par lequel le travail s’est alors réduit à sa forme strictement capitaliste et du rôle joué sur la scène internationale par l’Etat keynésien, dont cette bureaucratie était une indispensable composante.
La plupart de ceux qui ont analysé le mouvement ouvrier américain depuis 1945 reconnaissent implicitement que la constitution du CIO et la Seconde Guerre mondiale constituent une rupture historique capitale. Preuve en est la nostalgie qu’éprouvent les historiens radicaux pour le mouvement ouvrier de la phase de domination formelle. Nostalgie bien compréhensible, après tout. Comment en effet ne pas préférer Debs, les IWW, les grandes grèves de 1919 à la période confuse de recomposition et de dispersion d’après 1945? Comment ne pas préférer même un William Z. Foster à un Gus Hall ou un Michael Harrington, pour ne rien dire de George Meany ou Lane Kirkland ? Ce qui s’exprime à travers les dizaines de monographies portant sur le mouvement ouvrier de 1840 à 1945, c’est une recherche ducontenu de la vie ouvrière dans la phase de domination formelle[31]. Mais deux choses échappent à leurs auteurs : d’une part, que l’abolition du contenu du travail, autrement dit sa réduction à sa forme proprement capitaliste de travail abstrait, c’est précisément le “contenu” de la phase de la domination réelle ; d’autre part, que le vieux mouvement ouvrier, celui de la période 1890-1945 surtout, était objectivement le support de la transition vers la plus-value relative. Les nostalgiques de la période 1934-37 ne comprennent ainsi ni la profondeur de la défaite du mouvement ouvrier classique, ni son caractère conjoncturel, ni, surtout, le fait qu’une histoire événementielle de ce mouvement non articulée à une analyse des constituants de la plus-value globale n’offre aucune perspective au mouvement ouvrier de la phase de domination réelle, voire obscurcit les choses. Ainsi Harry Braverman a-t-il pu écrire un livre entier sur la dégradation du travail au XXe siècle sans jamais évoquer la plus-value relative, dont on voit pourtant bien la progression à travers les nombreux documents qu’il fournit. Ce qui est en cause, ce n’est pas la valeur de ces documents, mais l’absence de fondement théorique capable de lui donner un sens.
A nos yeux, entre l’époque keynésienne et le système de Bretton Woods d’une part et la plus-value relative d’autre part, l’articulation est du même ordre qu’entre la circulation globale du capital fictif et la réduction du travail à sa forme capitaliste. Comme l’a très bien dit le groupe français Négation, dans cette phase historique, on voit se recomposer « l’ouvrier pour ne laisser subsister que le prolétaire ». Si nous avons essayé de présenter la croissance de la part fictive du capital total et la recomposition du processus de production comme deux aspects d’un même mouvement de dévalorisation de la force de travail, c’est dans une optique programmatique. L’effort de clarification consistant à démystifier l’histoire du mouvement ouvrier en montrant le rôle qu’il a joué dans la transition vers la plus-value relative, à travers, notamment, la transformation corporatiste des syndicats, est en effet à visée essentiellement stratégique. La gauche de la dévalorisation, représentée par les Harrington, Sadlowski, Fraser et Winpisinger, ne sont-ils pas déjà en train de préparer la nouvelle restructuration du capitalisme en réponse à la crise d’aujourd’hui – et s’ils ne sont pas très habiles dans cette entreprise, c’est que la marge de manœuvre que le capitalisme leur laisse est encore plus mince que celle dont disposaient Reuther et la bureaucratie du CIO en 1934-37 et après. Il est indispensable de montrer que le contenu social de leur programme et leur trajectoire ne visent globalement qu’à dévaloriser la force de travail. Car ainsi l’on sort du moralisme abstrait d’ultragauche pour fonder une stratégie différente. La gauche de la dévalorisation ne peut se comprendre qu’en faisant le lien avec la reproduction sociale. Pendant trop longtemps, la gauche qui se veut révolutionnaire s’est efforcée de faire “démocratiquement” ce que la gauche de la dévalorisation a fait “bureaucratiquement” – hypostase de cette conscience purement formaliste. S’appuyant sur une mythologie du mouvement ouvrier classique, vu essentiellement à travers des lunettes social-démocrates et bolcheviques, cette gauche a cherché depuis la révolution russe à se faire l’aile gauche du « réformisme ». Mais si le sens de ce petit ouvrage pouvait se réduire à une seule phrase, ce serait : LA GAUCHE DE LA DEVALORISATION N’EST PAS LE REFORMISME. Ceux qui pensent le contraire ignorent la différence entre l’accumulation de la plus-value absolue et celle de la plus-value relative. Le réformisme, c’est la pratique du mouvement ouvrier classique jusqu’en 1914. Dans la période 1840-1914, alors que la classe ouvrière productive, autrement dit le capital variable, s’élargissait à l’échelle globale, le réformisme était quelque chose de praticable. Dans la phase d’accumulation de la plus-value relative en revanche, il ne peut agir que dans le sens de la recomposition.
La théorie du “capitalisme de monopole” et de “l”ère de la décadence impérialiste” a contribué, depuis la révolution russe, à masquer cette réalité aux courants gauchistes qui, après la défaite subie par le mouvement ouvrier entre 1917 et 1923, ont essayé de repenser son sens historique. C’est avec Lénine, Trotsky, les III et IVe Internationales que le véritable sens de ce mouvement a commencé se voiler. En août 1914, Lénine refusait de croire que la social-démocratie allemande avait voté les crédits de guerre. Toutes les âneries contenues dans sa brochure De l’Impérialisme prouvent qu’il ne comprenait pas grand-chose à la situation de l’époque. Parce que le sens profond du phénomène social-démocrate allemand, à savoir la préparation à l’entrée dans la phase de plus-value relative, lui échappe, Lénine cherche une explication dans l’impérialisme, le « capitalisme de monopole », les surprofits et l’aristocratie ouvrière. Explication qui, en dépit de son moralisme et de ses erreurs, vaut tout de même mieux que la mythologie trotskiste de la « trahison des chefs ». Trop directement impliqués, Lénine et Trotski ne sont jamais sortis d’une évaluation idéaliste et volontariste des raisons de l’écroulement de la “direction” du SPD en 1914. Et c’est ainsi que s’est forgée l’idéalisation du rôle joué par SPD dans la période 1890-1914, telle qu’elle s’imposera par la suite.
Après la dégénérescence de la révolution russe et de la IIIe Internationale et la période de reflux général qu’a connue le mouvement ouvrier international entre 1921 et 1923, le trotskisme a joué le premier rôle dans la perpétuation de cet état de confusion. Nous ne disons pas cela à la légère, les infimes minorités trotskistes étant les seules ou presque, dans la période 1924-45, à s’opposer courageusement au long cauchemar du “socialisme dans un seul pays” et à l’impact international de la contre-révolution stalinienne. A part elles, il n’y avait en effet guère que les bordiguistes et ce qui restait de la gauche communiste allemande pour repenser la défaite. Aucune analyse sérieuse de l’échec du vieux mouvement ouvrier à l’échelle globale n’a vu le jour dans l’entre-deux-guerres, ni même longtemps après. Le poids de la contre-révolution stalinienne était tel que la question de la “bureaucratie” dominait tout le débat, un débat axé sur la révolution russe et partant de l’idée qu’entre 1917 et 1923 une révolution prolétarienne à l’échelle mondiale était possible. Mais dans l’analyse de l’impérialisme de Lénine et dans la théorie de “l’ère de la décadence impérialiste”, rien n’est dit des véritables mécanismes de la recomposition du capital variable, qui étaient déjà à l’œuvre entre 1890 et 1914 et qui allaient permettre le boom de la période 1945-73, une fois la crise de la transition de 1914-45 surmontée. Et pourtant c’est là la base matérielle de la défaite ouvrière. Pour comprendre ces mécanismes, il faut nécessairement en passer par une théorisation de la plus-value relative et de son rôle dans la recomposition du vieux mouvement ouvrier. Telle est en effet la condition pour arriver à distinguer le réformisme de ce mouvement de la recomposition qui constitue le programme de la gauche de la dévalorisation d’aujourd’hui. Mais pour cela, il faut comprendre comment la reproduction élargie de la force de travail s’est imposée à l’échelle globale, comment le réformisme de 1840-1914 l’a fait progresser et comment, depuis, la gauche de la dévalorisation, au pouvoir dans divers gouvernements de “front populaire”, de “reconstruction nationale”, travaillistes ou sociaux-démocrates, n’a fait que glorifier le processus de recomposition et de régression de la force de travail. Voilà pourquoi il nous a fallu mettre sur pied tout un appareil théorique; voilà pourquoi nous avons tant parlé “d’économie”.
La disparition des concepts clés de notre analyse dans les discours de l’extrême gauche et de l’ultragauche d’avant comme d’après 1968 va de pair avec cette obsession de la “bureaucratie”[32]. La panacée antibureaucratique, le *dernier mot du programme trotskiste, c’est la “nationalisation sous contrôle ouvrier” – préconisée précisément par Trotsky dans le Programme transitoire de 1938. On peut discuter de la pertinence de ce programme pour les Etats-Unis de 1938. Mais le fait est que, faisant l’impasse sur la question de la reproduction sociale, celui-ci n’apporte aucune réponse à la réalité première d’aujourd’hui, à savoir la décomposition de l’industrie dans tous les centres industriels traditionnels. Même les trotskistes les moins compromis avec la gauche de la dévalorisation restent sur son terrain, prisonniers qu’ils sont d’une critique purement formelle de celle-ci et de l’idée qu’elle pratique le « réformisme ». Aujourd’hui, à Youngstown comme à Akron, Detroit ou Gary, la « nationalisation sous contrôle ouvrier » ne peut être qu’une nationalisation de la dévalorisation.
Aucun programme révolutionnaire ne peut aujourd’hui éviter d’aborder la question de la production comme de la reproduction sociale.
Chapitre IV: La classe ouvrière américaine et la gauche de la dévalorisation (1890-1973)
Parler de la condition ouvrière aux Etats-Unis aujourd’hui suppose d’abord que l’on considère avec un certain désabusement le net glissement “à droite” du monde ouvrier, dont le fort pourcentage de voix ouvrières dont a bénéficié Reagan en 1980 est l’expression. Le ralliement de la classe ouvrière, dégoûtée par l’incapacité et de l’hypocrisie des tenants du welfare state, à un conservatisme patriotique, populiste et militariste n’est pas un phénomène nouveau au XXe siècle : le gaullisme en France, le parti conservateur en Angleterre, ont eu un succès pas tout à fait éphémère dans certaines couches ouvrières.
Le lecteur étranger, habitué à associer la “classe ouvrière” avec les partis communistes, sociaux-démocrates voire travaillistes de type anglais, peut se trouver déconcerté par les termes mêmes du débat américain sur le sujet, mais c’est un fait que – sans vouloir pour autant réduire la classe ouvrière à “ses” institutions politiques (qui, en tant que telles, n’ont jamais été, on le sait, une expression sans ambiguïté du projet révolutionnaire) – on ne peut comprendre le mouvement ouvrier américain (terme déjà lourd de connotations contestables) ni le capitalisme américain sans s’interroger sur la spécificité de ce pays où aucun parti de ce genre n’a pris naissance.
Pour des raisons historiques que nous ne pouvons esquisser que grossièrement, le mouvement ouvrier classique – qui, aux Etats-Unis comme ailleurs, s’étend jusqu’à la période 1929-1945 – n’a jamais réussi à faire naître une véritable conscience de classe dans ce pays. La classe ouvrière américaine, comme la société américaine, n’est pas et n’a jamais été homogène : elle s’est constituée à partir de vagues successives d’immigration, formées de paysans catholiques d’Europe du Sud et de l’Est (Irlandais, Polonais, Italiens, Tchèques, Hongrois…), partis lors de la grande dépression agricole de 1873-1896 et après, et d’ouvriers juifs d’Europe de l’Est. Ce sont eux, le cœur de la classe ouvrière qui a peuplé les grands centres industriels du Nord-Est en 1880 et 1920 et qu’on trouve encore dans des villes industrielles ou ex-industrielles comme Chicago, Detroit, Buffalo, Pittsburgh ou Boston. Mais si, à la différence de l’Europe, aux Etats-Unis la classe ouvrière ne s’est jamais constituée en “parti ouvrier” (en parti social-démocrate, en l’occurrence), c’est que le capitalisme américain a accompli lui-même la transition qui, en Europe, s’est effectuée sous l’égide de la social-démocratie et des fronts populaires : la transition vers la phase de domination réelle sur le travail.
L’histoire du mouvement ouvrier est pourtant très riche. 1877, 1886, 1893-94, 1912, 1919 ont été des moments d’explosion d’initiative ouvrière qui à plusieurs reprises ont troublé le sommeil de la bourgeoisie américaine. De son côté, celle-ci s’est opposée brutalement, et avec succès, à l’implantation des syndicats, profitant de l’immensité du pays, de la relative mobilité de la société américaine, des salaires les plus élevés du monde et d’une source apparemment inépuisable de main-d’œuvre bon marché pour faire échec aux tentatives d’organisation de la classe. Les événements de “l’année rouge” (1919) – la grande grève des ouvriers du textile de Lawrence (Massachusetts) et la grève générale de Seattle, accompagnée de la formation d’un “soviet” prenant la gestion de la ville en charge – ont ainsi été suivis, en 1920, d’une vague de représailles, d’arrestations et de déportations. Certes, en 1919, la bourgeoisie a dû envisager le risque (plus imaginaire que réel) d’une révolution s’insérant dans la grande vague insurrectionnelle de cette année-là, mais il n’en est pas moins vrai que la crise mondiale de 1929 a surpris un prolétariat américain dispersé, faiblement syndiqué et sans perspectives politiques et sociales autonomes.
On peut aujourd’hui, mieux qu’il y a seulement dix ans, regarder avec une certaine distance ce que fut la trajectoire du mouvement ouvrier international classique de l’époque 1840-1920, en voir les forces et les faiblesses. Certes, entre 1905 et 1917-1920, il a su faire trembler le capitalisme dans ses fondements, en Europe comme aux Etats-Unis ; mais il a été vaincu, et les révolutionnaires d’aujourd’hui se doivent d’analyser les raisons profondes de cette défaite pour mieux voir en quoi la prochaine vague révolutionnaire internationale devra marquer unerupture avec le passé.
Nous l’avons dit et nous le répétons : c’est dans le cadre du passage de l’accumulation fondée sur la plus-value absolue à celle fondée sur la plus-value relative, et cela à l’échelle mondiale, qu’il faut à notre avis situer la défaite du vieux mouvement ouvrier.
Toute la question tourne autour de la nature de la social-démocratie, allemande notamment, dans la période 1875-1914. Dans la mythologie courante de la gauche officielle contemporaine, la social-démocratie allemande était un mouvement “révolutionnaire” qui, en 1898 et 1914, est passé au “réformisme”. Laissons de côté pour l’instant la question de savoir si la social-démocratie allemande a jamais été révolutionnaire (ce dont la Critique du programme de Gotha permet de douter dès 1875), pour faire remarquer qu’elle a en réalité fait beaucoup plus que cela : c’est en effet dans l’Allemagne impériale, entre 1890 et 1914 notamment, qu’a été élaboré le welfare state moderne, et en cela l’idéologie social-démocrate de “l’Etat populaire” lassalien a joué un rôle de premier plan. N’oublions pas qu’entre 1840 et 1925, l’Allemagne a engendré le communisme, la social-démocratie, le welfare state et le fascisme : l’Etat du XXe siècle a trouvé en elle son terrain d’élaboration privilégié. L’Allemagne est pour ainsi dire le premier pays “sous-développé” à avoir résolu les problèmes du sous-développement par l’association, désormais classique, de l’Etat mercantiliste et du populisme, avec imbrication dans ce processus d’un mouvement “socialiste”. Développement de l’industrie, organisation de la recherche scientifique sous les auspices de l’Etat, développement technologique subventionné et encouragé par l’Etat, croissance d’une couche bureaucratique et administrative destinée à guider l’ensemble de ce processus, tel est le cocktail qui, à partir des années 1850, a fait de l’Allemagne l’avant-garde de la transition mondiale vers la plus-value relative, face à l’Angleterre et la France, pays de la domination formelle. Et une fois que l’Etat bismarckien, puis wilhelmien, a réussi à associer le “mouvement ouvrier” – l’appareil social-démocrate, en fait – à ce processus et à ses prolongements militaires et impérialistes, la boucle de la “social-démocratie allemande” s’est trouvée bouclée.
La social-démocratie allemande n’a donc pas joué un rôle central que pour le mouvement ouvrier international de la période 1890-1914 : le capitalisme international s’est lui-même empressé d’imiter le modèle allemand. Le processus par lequel le mouvement ouvrier allemand est devenu l’avant-garde du mouvement international après 1870 et celui qui a permis au capitalisme allemand de dépasser le capitalisme anglo-français sont du même ressort. Quant aux autres courants du mouvement ouvrier de la période 1890-1914 – anarchisme et syndicalisme révolutionnaire surtout – on remarquera précisément qu’ils étaient fortement représentés dans les pays (Espagne, Italie, France, Mexique, secteur primaire nord-américain pour les IWW) qui en étaient encore au stade de la plus-value absolue et de la domination formelle du capital. Les critiques qu’ils ont adressées à la social-démocratie allemande – comme dans l’intervention des anarchistes au congrès de 1896 de la IIe Internationale –, tout en mettant abstraitement le doigt sur les tendances “intégrationnistes” du courant hégémonique, sont en général restées bien au-dessous de ce qu’exigeait la situation. La transition vers la plus-value relative à l’échelle globale et le rôle joué par le SPD et ses partis frères dans ce processus étaient encore moins bien compris par les libertaires que par les courants révolutionnaires internes à la social-démocratie.
Nous semblons nous être éloignés de la question de la classe ouvrière américaine, et pourtant nous ne faisons que dessiner le cadre global dans lequel nous pourrons situer sa trajectoire. Car l’expérience allemande – de l’Etat comme du mouvement ouvrier – a beaucoup pesé dans l’élaboration des formes spécifiquement américaines de la transition vers la plus-value relative. Le marxisme a été introduit aux Etats-Unis, à partir des années 1850, par des réfugiés sociaux-démocrates allemands. Et c’est dans les zones à forte implantation allemande, comme Milwaukee, qu’a le mieux prospéré le sewer socialism (socialisme municipal, du tout-à-l’égout) du Parti socialiste américain de la période 1900-1914. Du côté du capital, la Reichsbank a constitué une référence essentielle dans le débat qui a conduit, en 1913, à la création de la Federal Reserve Bank, et les cartels allemands ont été scrupuleusement étudiés quand il s’est agi d’élaborer une réglementation capitaliste. L’université américaine moderne a été directement modelée, entre 1890 et 1914, sur l’université allemande, notamment dans le domaine de la recherche scientifique et technologique.
Dans la période 1890-1914, le Parti socialiste et le progressivisme, qui avec le populisme représentaient l’ensemble de la gauche organisée, ont été deux expressions d’une réforme multiforme de l’Etat capitaliste dans le contexte du passage à la domination réelle du capital. Alors qu’en Europe c’est en général la gauche au pouvoir qui a accompli cette transition, aux Etats-Unis le capitalisme a pu le faire sans avoir à recourir à une participation importante de la gauche de la dévalorisation, ce qui suffit à expliquer l’absence relative de “parti politique ouvrier” aux Etats-Unis.
Les luttes ouvrières de la période 1865-1920 se sont traduites par une syndicalisation apolitique des ouvriers de métier et par l’échec quasi total des tentatives de syndicalisation des ouvriers de la grande industrie. Autrement dit, s’il y a bien eu un début d’élaboration de formes d’Etat sur le modèle allemand – banque centrale, réglementation des cartels, impérialisme – et de pâles imitations du mouvement ouvrier allemand – le PS – il a manqué ce qui fait la base d’une social-démocratie achevée : une bureaucratie syndicale et des ouvriers industriels organisés en syndicats. Il a fallu attendre la crise de 1929-1945 pour voir cet ensemble d’éléments se mettre en place, et ce n’est pas un hasard si c’est un fils d’immigré social-démocrate allemand, Reuther, qui a joué en cela le premier rôle.
L’effondrement général de la social-démocratie après 1914 et la scission au sein de l’Internationale de 1919-1921 ont eu, sous une forme atténuée, les mêmes conséquences sur le mouvement ouvrier américain que sur le mouvement ouvrier mondial : l’influence “allemande” – la social-démocratie – a été dépassée par l’influence “russe” – le bolchevisme. Ce sont précisément les ouvriers immigrés juifs russes et est-européens arrivés massivement dans les années 1880-1920 qui ont constitué la base du Parti communiste américain fondé en 1919 (la plupart des discours prononcés au premier congrès se sont faits en russe). Dans ses premières années, celui-ci rassemblait, outre ce courant juif ouvrier, beaucoup de militants de l’IWW en rupture avec le syndicalisme révolutionnaire ainsi que des éléments venus de l’aile gauche du PS et du Socialist Labor Party fondé par Daniel De Leon.
Sitôt fondé, ce parti, qui regroupait sans doute les meilleurs éléments du mouvement ouvrier américain d’avant 1914, a été dispersé et marginalisé par la vague de répression de 1920, qui a touché l’ensemble de la classe ouvrière suite aux événements de “l’année rouge”. Dans la période 1920-1929, les ouvriers de la grande industrie, malmenés par un taux de chômage croissant et par les campagnes gouvernementale de répression “anti-rouges” et patronale de rationalisation, sont restés totalement inorganisés. S’il a su jouer un rôle important dans les luttes syndicales du textile dans le Sud en 1926, le PC s’est trouvé un peu plus marginalisé au sein du mouvement ouvrier en général par le rôle qu’il a joué dans la “troisième période”, 1928-1934 (assimilation de la social-démocratie au fascisme, dont on sait les conséquences qu’elle a eues en Allemagne). Quant au Parti socialiste, il a définitivement cessé d’attirer à lui des éléments ouvriers.
Ce qui compte dans cette évolution, c’est que la spécificité du développement économique américain, l’absorption, entre 1880 et 1920, d’une main-d’œuvre immigrée d’origine paysanne et catholique et sa transformation en ouvriers d’industrie ont créé une situation défavorable à l’enracinement des formes “européennes” d’Etat – social-démocratie et plus tard stalinisme. Ces formes ont trouvé leur spécificité américaine dans un simple soutien “ouvrier” – autrement dit sans prise de pouvoir – à la formation d’un Etat apte à gérer la phase de la plus-value relative (comme en Allemagne entre 1890 et 1914), gestion qui donne son véritable sens à leur enracinement. Le New Deal américain et la formation du CIO, qui n’aurait pu se faire sans la participation du Parti communiste, sont, ni plus ni moins, l’expression du passage du capitalisme américain à la phase de domination réelle. Il n’est pas faux de dire, comme le fait Michael Harrington, que le Parti démocrate est le “parti social-démocrate” des Etats-Unis, mais c’est lui qui montre l’avenir aux partis européens plutôt que l’inverse !
L’Etat américain moderne, celui qui s’est établi en 1933-45, est fondé sur le système de Bretton-Woods, sur la plus-value relative et sur un système de collective bargaining rendu inoffensif par la participation des syndicats. Cet ensemble d’interrelations subit actuellement les assauts de la crise, ce que l’arrivée au pouvoir de Reagan avec le soutien d’une partie de la classe ouvrière ne fait que traduire.
Keynésianisme, plus-value relative et social-démocratie allemande sont les trois caractéristiques, indissociables, de la période 1890-1973.
La classe ouvrière, mal organisée, faiblement syndiquée, divisée en une trentaine de groupes ethniques, raciaux et religieux différents, n’avait, au moment où la crise de 1929 a éclaté, que deux modes d’expression organisationnels : les appareils politiques urbains du Parti démocrate et les syndicats dits “de métier” (craft unions) regroupés au sein de l’American Federation of Labor (AFL), dirigée par Gompers. A la sortie de la crise en 1945, elle était devenue la clé de voûte d’une nouvelle coalition politique, forgée en 1932 dans le cadre du New Deal rooseveltien. Cette coalition, qui s’appuyait sur des “groupes d’intérêt” n’ayant jusque-là jamais coexisté politiquement, était composée de la classe ouvrière des grands centres industriels, des Noirs (qui avaient soutenu le Parti républicain depuis la fin de la guerre de Sécession) et des populistes agraires du Sud, du Sud-Ouest et du Midwest. A quoi venait s’ajouter une frange capitaliste à vocation internationaliste, présente dans la finance, l’immobilier et l’industrie, dont des individus comme David Rockefeller aujourd’hui ou J. McCloy autrefois sont assez représentatifs. Forte de ce contexte, la classe ouvrière s’est organisée en syndicats industriels et s’est lancée, entre 1934 et 1937, dans une vague de grèves à laquelle Roosevelt n’a pas osé s’opposer, mais qu’il a su gérer à son profit. Lutte pour la syndicalisation des dockers et grève générale de 1934 à San Francisco, vaste grève à Minneapolis la même année – d’où est sortie l’organisation des Teamsters (camionneurs) sous sa forme moderne –, grève des ouvriers de l’usine automobile Auto-Lite à Toledo, où un petit groupe de trotskystes a mobilisé chômeurs et ouvriers dans un affrontement général avec la garde nationale, vague de grèves de 1936-37 à Detroit, d’où est sorti le United Auto Workers (UAW), massacre de Little Steel à Chicago en 1937, telles sont les luttes qui, dans les années 1934-37 de sortie progressive de la dépression mondiale, ont donné un autre visage à la lutte de classe aux Etats-Unis, mais auxquelles la nouvelle récession de 1937-38 et la mobilisation générale ont mis fin. Sans pour autant stopper la vague de syndicalisation, qui s’est étendue à Ford Motors en 1940 et s’est prolongée jusqu’à l’immédiat après-guerre.
Cette vague de syndicalisation ouvrière, qui a réussi là où les luttes de 1877-1920 avaient échoué, s’inscrit entièrement dans le cadre du passage à la phase de domination réelle du capital sur le travail et de restructuration de l’Etat capitaliste au service de l’accumulation de la plus-value relative. Certains, dont Gabriel Kolko[33], ont fait remarquer que la syndicalisation des ouvriers d’industrie a contribué à assainir l’industrie lourde, poussant à la faillite les entreprises incapables de supporter la hausse correspondante du prix de la force de travail. Pourtant, d’après Simon Kuznets, la part du capital variable dans le produit global américain est restée constante depuis 1875. La gauche officielle attribue la hausse du niveau de vie ouvrier dans la période 1945-1965 à l’existence de syndicats d’industrie, mais tout ce que nous avons dit jusque-là tend à montrer qu’elle s’explique en fait par l’intensification du procès de travail, donc par l’accumulation de la plus-value relative, qui permet de produire les biens de consommation à moindre coût. Mais ce qui compte, c’est que les syndicats d’industrie regroupés dans le CIO ont fini par s’imposer entre 1934 et 1937, dans la phase de sortie de la profonde crise mondiale, et par grossir progressivement jusqu’en 1945-46. A la différence de la période 1840-1920 où il s’agissait de lutter contre la plus-value absolue, dans un monde dominé par la plus-value relative, où la classe ouvrière mondiale a cessé de croître, où V, le capital variable, n’augmente plus en termes de valeur, la forme syndicale ne peut être qu’une forme de recomposition du travailleur total s’inscrivant dans les transformations générales du capitalisme.
Le CIO est l’expression de la recomposition du rapport-capital dans la phase de domination réelle du capital[34]. Comme dans le cas de la social-démocratie européenne, c’est la lutte ouvrière qui a accéléré le passage de l’accumulation de la plus-value absolue à celle de la plus-value relative.
Nous avons essayé de montrer que le passage de la plus-value absolue à la plus-value relative qui s’est produit au cours du XXe siècle a mis fin au réformisme ouvrier en supprimant toute possibilité d’élargissement du capital variable, celui-ci ne pouvant plus être que recomposé. Tel est le cadre planétaire “structurel” dans lequel il faut inscrire la “bureaucratisation” des syndicats nés en 1934-37 et leur imbrication avec l’appareil d’Etat capitaliste par le biais du collective bargaining corporatiste.
Ne manquons pas enfin de signaler, à propos de l’élaboration de ce corporatisme, que le Parti communiste a joué un rôle – le seul possible pour lui à l’époque – dans la transformation de l’Etat rooseveltien.
Le capitalisme, pour sa part, n’a pas tardé à tirer profit de cette syndicalisation de masse. Sans le CIO et la participation des syndicats à la gestion étatique pendant la Seconde Guerre mondiale, il aurait été bien plus difficile de mobiliser la classe ouvrière en faveur de la guerre. Et malgré cela, il a fallu toutes les forces du Parti communiste et d’une fraction importante de la bureaucratie syndicale pour faire accepter le no strike pledge (engagement à ne pas déclencher de grève) en 1941, la dénonciation du “fasciste” John L. Lewis[35] pendant la grève des mineurs en 1943, la répression des grèves sauvages la même année et, enfin, l’offensive patronale de 1942-45 contre les acquis de la période 1934-37.
Dans l’immédiat après-guerre, la démobilisation s’est accompagnée d’une vague de grèves et d’une poursuite de la syndicalisation. Une fois leur travail d’encadrement par l’intermédiaire de la bureaucratie du CIO accompli, les chiens de garde du PC ont été congédiés sans façon entre 1948 et 1953, suite aux campagnes de McCarthy et au nettoyage interne effectué par la bureaucratie syndicale non communiste. Echaudes par le rôle joué pendant la guerre par un PC encore plus va-t-en guerre que les bureaucrates de droite de l’AFL, la majorité des ouvriers ont assisté passivement à cette exclusion des cadres communistes des syndicats, quand ils ne l’ont pas encouragée. Toute l’histoire de la gauche de la dévalorisation montre que c’est dans les périodes de crise qu’elle est appelée à jouer son rôle en mettant en œuvre les transformations nécessaires des structures d’encadrement de la classe ouvrière, pour être ensuite renvoyée dans les coulisses une fois le travail accompli. Qu’il s’agisse de la collaboration de l’AFL avec l’Etat pendant la Première Guerre mondiale ou de celle du CIO pendant la Seconde, le monde ouvrier américain d’aujourd’hui reste profondément marqué par cette expérience. Tel est le cadre historique dans lequel s’inscrit encore aujourd’hui le mouvement ouvrier américain.
Le débat sur le statut et le rôle des syndicats dans le mouvement ouvrier tel qu’il s’est développé en Europe et aux Etats-Unis depuis 1968 reste largement formel dans la mesure où reste centré sur la question des “formes d’organisation”. Le grand absent, dans ce débat, c’est le corporatisme, au sens où nous l’avons esquissé dans ce texte : la forme prise par le rapport-capital dans la phase de domination réelle du capital, d’accumulation de la plus-value relative et de recomposition globale de la force de travail (i.e. la dévalorisation). Sans prise en compte de ces concepts, tout débat sur le syndicalisme est condamné à la stérilité. Le fossé qui sépare le mouvement ouvrier américain de la période 1877-1990 de celui de 1934-37 reste imperceptible si l’on s’en tient à une question de formes. Les formes ne nous enseignent rien en tant que telles, séparées de la question de la constitution de l’ouvrier total à l’échelle internationale et de la composante V dans le produit total, à travers laquelle il est possible de saisir l’articulation “structurelle” de telle ou telle forme. Le contenu d’une lutte ou d’une forme syndicale ne peut se déceler sans prise en compte de ces éléments d’analyse. La grandeur des luttes qui ont permis la formation du CIO ne doit pas nous éblouir, ni la question de savoir rétroactivement “ce que les révolutionnaires auraient dû faire” nous obnubiler, car c’est la dynamique mondiale du capital qui donne aux luttes leur véritable sens ; or, nous avons essayé de montrer à partir du cas allemand comment les luttes ouvrières ont pu, dans toute la période 1890-1945 et dans l’immédiat après-guerre, servir d’éperon au capital en marche vers la plus-value relative, sans sortir à aucun moment du cadre du capitalisme. Le monde de 1929-1945 qui a donné naissance au CIO était un monde en phase de transition vers l’hégémonie de la plus-value relative, devenue effective en 1945. Sans la transformation du capitalisme mondial qui s’est faite dans cette période, sans le démantèlement du colonialisme, sans l’entrée de l’Europe dans l’orbite des Etats-Unis, sans la soudure établie entre le dollar et les réserves internationales par le système de Bretton Woods, sans la formation aux Etats-Unis d’un Etat capable de renforcer le rôle du crédit dans l’économie nationale, sans l’absorption par l’industrie de l’importante main-d’œuvre rurale chassée des campagnes par la dépression des années 30, le boom d’après-guerre n’aurait pu avoir lieu, ni le pouvoir d’achat des ouvriers américains augmenter de 30 % entre 1945 et 1965. Ce sont tous ces développements qui, en permettant l’intensification du procès de production à l’échelle mondiale, a permis au capitalisme américain de payer la note de la formation du CIO, dont les bénéfices matériels pour la classe ouvrière étaient encore à peine sensibles en 1945.
Le corporatisme, celui du New Deal comme tous les autres, est l’expression de la recomposition du rapport-capital qui convient à la phase de domination réelle du capital, autrement dit à la dévalorisation globale de la période 1945-1973 et de ses prolongements. Mais ce n’est qu’une fois cette période achevée, et les voiles idéologiques de la gauche de la dévalorisation dégonflées sous l’effet de la crise, que l’on a pu prendre conscience du phénomène. La critique du stalinisme, de la social-démocratie et du bonapartisme tiers-mondiste formulée par les meilleurs éléments rescapés de l’effondrement du vieux mouvement ouvrier – je pense notamment aux courants européens et américains nés après 1940 d’une rupture avec le trotskisme, ainsi qu’à l’ultragauche italienne et allemande – n’a elle-même en général constitué qu’une forme d’opposition formelle à la gauche de la dévalorisation, faute du cadre théorique d’ensemble et d’une conception nouvelle de la période susceptibles de fonder cette critique. Aux uns et aux autres, il manquait en effet le concept de reproduction élargie – indispensable à toute analyse de la dévalorisation. Le principal obstacle à toute tentative de penser la profondeur de la défaite étant la “question russe”.
A partir de 1917, et plus encore du développement du stalinisme, la gauche de la dévalorisation a opéré un tour de passe-passe idéologique sans égal. Mais ce n’est pas Staline qui a déclenché le processus. L’origine du phénomène est à rechercher dans la social-démocratie allemande, et chez Lénine et Trotski. L’ensemble d’idées qui en est l’expression se trouve résumé dans les théories de l’impérialisme de Lénine, de “l’ère de la décadence impérialiste” de la IIIe Internationale, de la révolution permanente de Trotski et dans le concept de “lutte de libération nationale” – bien des éléments (et notamment le dernier) que l’on trouve déjà dans le débat de 1908-1911 entre Luxemburg et Lénine, portant sur la question nationale polonaise.
Dans ce cadre théorique, que les “faits” ont semblé confirmer jusqu’en 1965 environ, lorsque s’est amorcée l’industrialisation du tiers monde, le cercle intérieur du développement capitaliste – dans lequel entraient les puissances qui s’étaient industrialisées dans la période 1815-1914, soit essentiellement la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Italie et le Japon – s’était clos avec la guerre de 1914-1918. A partir de là, les pays sous-développés exclus de ce cercle n’avaient rien à espérer du capitalisme. Telle fut, notamment dans la période 1917-1965, l’idée force des tenants du “capitalisme monopoliste”. Le développement des pays sous-développés ne pouvait se faire que par “la révolution permanente” (version trotskiste) ou, plus grossièrement, par l’instauration du socialisme (version stalinienne). Dans cette théorie, la révolution russe était, nous l’avons vu, la référence essentielle. L’industrialisation de l’URSS entre 1928 et 1958, au moment où le monde capitaliste connaissait (jusqu’en 1945 tout au moins) une forte stagnation, et l’absence de développement d’une grande partie du tiers monde après 1945 ne semblaient-ils pas confirmer ce point de vue ? Même les plus honnêtes des courants issus du trotskisme, ceux qui dénonçaient l’éloge de la bureaucratie stalinienne et le bonapartisme tiers-mondiste de la IVe Inernationale de Mandel et de ses concurrents mineurs, n’échappaient pas au piège idéologique de l’ensemble “ère de la décadence impérialiste – théorie de l’impérialisme de Lénine – révolution permanente”.
La théorie léniniste de l’impérialisme était fondée sur une profonde méconnaissance de l’époque. En effet, l’accumulation de la plus-value relative, une fois achevée aux Etats-Unis, soit vers 1965-67, s’est prolongée dans certaines parties du tiers monde : le Brésil, le Mexique, l’Asie du Sud-Est sont aujourd’hui des pays qui s’industrialisent et sortent de la “dépendance” impérialiste. Voilà la réalité matérielle brute qui fait s’effondrer l’édifice théorique de Lénine et Trotski.
Nous nous sommes efforcés de montrer que tout le XXe siècle, à partir de 1914, est une époque où, à la différence de la période 1815-1914, la dévalorisation se fait par la recomposition et non simplement l’exclusion déflationniste d’une partie de la force de travail de la sphère de la production. Aujourd’hui, avec l’industrialisation de certaines parties du tiers monde et la désindustrialisation de certaines régions des pays de l’OCDE (Nord-Est américain, Angleterre, nord de la France, Ruhr allemande, etc.), on voit clairement que c’est à l’échelle de la planète que cette recomposition s’opère. De son côté, la crise du modèle stalinien au sein du bloc soviétique, manifeste aujourd’hui en Pologne, s’explique par la nécessité pour celui-ci d’entrer de plain-pied dans le marché mondial afin d’éviter un arrêt total des forces productives. L’industrialisation “autonome” du tiers monde et l’insertion de plus en plus nette de l’économie stalinienne dans le marché mondial sont deux aspects d’un seul et même processus de recomposition du terrain d’affrontement entre la classe ouvrière et la classe capitaliste à l’échelle globale. C’est là un aspect des choses qu’il était quasiment impossible de tirer au clair entre 1917 et 1968. “Dans toutes les révolutions antérieures, écrivait, quelques semaines avant sa mort, Rosa Luxemburg dans Rote Fahne, les combattants s’affrontaient à visage découvert : classe contre classe, programme contre programme. Dans la révolution présente, les troupes de protection de l’ancien ordre n’interviennent pas sous l’enseigne des classes dirigeantes, mais sous le drapeau d’un “parti social-démocrate”; Si la question centrale de la révolution était posée directement et honnêtement : capitalisme ou socialisme, aucun doute, aucune hésitation ne seraient aujourd’hui possibles dans la grande masse du prolétariat.” La dégénérescence de la révolution russe et l’élaboration par le Komintern de l’idéologie de “l’anti-impérialisme” au cours des années 20 ont fait que, jusqu’en 1973, aucune question centrale ne pouvait être posée “ouvertement et honnêtement”. Pour trop de gens, l’émancipation générale du prolétariat passait par le “soutien critique” au prince Souvanaphouma du Laos, aux colonels éthiopiens ou à divers “fronts de libération nationale” bureaucratico-paysans. Mais aujourd’hui, en rompant le “cercle intérieur” du monde développé de 1914-65, l’industrialisation de pays autrefois sous-développés met fin une fois pour toutes à la légende de la “bureaucratie progressiste” dont nous avons relaté les péripéties depuis la naissance de la social-démocratie allemande.
A partir de 1938, soit après la dernière modification qualitative du terrain de classe aux Etats-Unis, de petites minorités généralement issues du trotskisme ont travaillé à “relever le mouvement ouvrier” en s’opposant à la période de recul qui s’amorçait : le Socialist Worker’s Party, qui représente le trotskisme officiel, le Workers’ Party, né en 1940 d’une scission du SWP sur la question de l’URSS, et, après la guerre, des tendances encore plus restreintes comme celles de James et de Dunayevskaya, qui ont maintenu une présence dans le monde ouvrier de Detroit au moment du grand recul des années 50. Leur critique du stalinisme en URSS et du rôle joué par le PC dans les syndicats en 1939-45 leur a permis de mener une lutte à la base dans les ateliers, dont les staliniens, trop soucieux des intérêts de la bureaucratie, se sont montrés incapables. Dans la période 1948-70, ils ont été réduits à d’infirmes minorités sans prise réelle sur les événements (à la différence de la période 1940-48, où, bien que très minoritaires, ils ont pu jouer un rôle réel). Mais ces tendances, et les groupes qui se sont formés à partir de 1965-70 dans le même cadre théorique, n’ont jamais réussi à saisir les transformations de leur époque par rapport à celle de 1934-37, sans même parler de 1877-1920. A leurs yeux, a quelques exceptions pres, il s’agissait toujours de “conquérir les syndicats” par la lutte antibureaucratique. Cette stratégie d’inspiration trotskiste s’explique par une fétichisation des formes[36], en l’absence d’analyse de la conjoncture capitaliste après 1945 et surtout après 1957-58 et de théorisation du rôle joué par le CIO dans la transition vers l’accumulation de la plus-value relative.
Ces groupes, qui incarnaient certains des meilleurs aspects du mouvement ouvrier de la période ayant précédé l’avènement du “socialisme dans un seul pays” et des “pays progressistes du tiers monde”, étaient pourtant prisonniers du moment historique qui les contenait, caractérisé par une bonne dose de mystification sur le véritable rôle de la social-démocratie allemande et par une acceptation acritique de l’ensemble théorique constitué par l’analyse léniniste de l’impérialisme, la notion d'”ère de la décadence impérialiste” et la théorie trotskiste de la révolution permanente. Leur rejet de la bureaucratie stalinienne et du bonapartisme tiers-mondiste est donc resté formel : ils rejetaient en général la théorie du “capitalisme monopoliste” dans la version stalinienne de Monthly Review, mais l’acceptaient dans les versions de Mandel, de Cliff ou de Kidron. Le moment historique qui les contenait – les événements de 1934-37, le recul de 1938-39, la grève de Flint de 1936-37 – est resté à leurs yeux le modèle de quelque chose qu’il s’agissait de refaire. Pendant trente-cinq ans, Detroit a donc été leur Mecque.
Au fond, ces groupes n’étaient pas différents de leurs équivalents d’extrême gauche et d’ultragauche français ou anglais (en Allemagne ils avaient été plus ou moins éliminés par le nazisme, et en Italie ce sont les bordiguistes qui ont joué ce rôle). Pendant toute la période 1945-1973, le succès apparent de l’idéologie capitaliste dû au boom d’après-guerre a totalement enterré les questions relevant de la reproduction sociale. Les liens qu’entretenaient les “partis ouvriers” stalinien, social-démocrate ou travailliste avec l’Etat ont fait que le débat est resté posé en termes de bureaucratie : la question soviétique n’était pas un problème de forces productives et de rapports de production, mais de bureaucratie ; si les syndicats des pays capitalistes étaient “réformistes”, c’était du fait de leur caractère bureaucratique. Certes, dans l’ambiance qui régnait en milieu ouvrier dans la période 1936-1956, la plus noire de l’histoire du mouvement ouvrier, cette obsession est facile à comprendre. Mais cette vision des choses convergeait avec le point de vue stalinien et populaire dominant, qui réduisait tout à une question de pouvoir au lieu de chercher les origines des formes de pouvoir dans les rapports de production. C’est l’immense défaite du mouvement international en 1917-23 et ses conséquences idéologiques sur la période suivante – méconnaissance profonde de la période, analyse erronée de l’impérialisme et de la conjoncture mondiale, confusion quant à la nature de l’Etat capitaliste né entre 1933 et 1945, bref, absence de théorisation de la plus-value relative – qui, jusqu’en 1973, ont déterminé le débat au sein de l’extrême gauche antistalinienne.
Voyons à présent comment ces courants, renouvelés par l’arrivée de militants ex-étudiants de la nouvelle gauche de la période 1956-69, ont pu participer au renouveau des luttes ouvrières de la période 1968-1973, avant l’éclatement général de la crise.
L’expulsion massive des syndicats dont ont été victimes les staliniens à l’époque de McCarthy (1948-53) répondait à la volonté d’enrôler l’ensemble de la bureaucratie syndicale et de la classe ouvrière dans la mobilisation idéologique de la guerre froide ; pour autant, elle n’a pas réussi à réprimer les luttes ouvrières acharnées de la période 1955-65 et à empêcher que s’ouvre une nouvelle période de crise. La grève de l’industrie automobile de 1955, les luttes des Teamsters en réponse à la répression gouvernementale dirigée (sous prétexte de lutte contre la corruption) contre l’appareil syndical de Jimmy Hoffa, la longue grève des métallurgistes de 1959, sans être des luttes d’une nouvelle période, ont suffi à troubler le sommeil des idéologues de la “fin de l’idéologie” des années 50. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui compte, c’est qu’entre la bureaucratie syndicale du CIO et la “base”, une fracture s’est peu à peu dessinée, déjà perceptible en 1936-45 mais pas assez décisive pour déterminer les luttes. Cette fracture, et la transformation du rôle de la bureaucratie dans les luttes, déjà bien avancée en 1936-45 mais désormais clairement visible, est l’essence même du changement qui s’est opéré au cours de la période 1877-1920 puis 1934-37 et après, tel que nous avons tenté de l’analyser dans les chapitres précédents. La véritable fonction du CIO devient enfin claire : dans le cadre de la recomposition du rapport-capital dans le sens de la réduction du travail à sa forme capitaliste de travail abstrait, un échange s’opère dont la bureaucratie syndicale est en quelque sorte le garant : augmentation du pouvoir d’achat (de 1945 à 1965) contre rationalisation et intensification du travail dans l’usine.
La situation se complique avec la nette récession de 1957-58. Le capital commence alors à s’investir massivement à l’étranger, notamment en Europe. C’est donc le début de la désindustrialisation aux Etats-Unis. Mais aussi de l’entrée massive des femmes dans le monde du travail – dans lequel le féminisme a toujours voulu voir un pas vers l’émancipation, oubliant le “mauvais côté” de la chose, à savoir qu’à partir de 1957-58 un seul salaire ne suffisait plus à entretenir une famille ouvrière. On entre ainsi dans la question de la non-reproduction de la force de travail, dont la catégorie “keynésienne” de pouvoir d’achat est incapable de rendre compte. La croissance du nombre d’emplois se faisant, à partir de 1957-58, essentiellement dans le secteur tertiaire improductif, la classe ouvrière a en effet stagné, voire diminué. C’est là qu’il y a articulation entre plus-value relative et capital fictif : l’investissement se dirigeant désormais vers les secteurs improductifs, c’est surtout dans la bureaucratie d’Etat, les banques, les assurances… qu’il y a expansion de la population active. Entre 1958 et le “superboom” de 1969-73, c’est la subvention du dollar par d’autres pays, selon les modalités décrites antérieurement, qui a permis cette expansion purement fictive, l’intensification du procès de production à l’échelle mondiale autorisant une grande consommation capitaliste et improductive.
Si la fracture entre bureaucratie syndicale et masse ouvrière s’est aggravée, dans le secteur productif, sous l’effet de ce même processus d’intensification, elle n’a donné naissance à aucun nouveau courant jusqu’en 1965-70. Mais en 1965, une augmentation brutale des taux d’intérêt et le début d’une crise des profits annonçant l’imminence de la crise appelée à se déclencher en 1969-73 ont eu rapidement des conséquences sur la situation de la classe ouvrière. La grève d’août 1966 menée par l’International Association of Machinists (IAM) contre plusieurs compagnies aériennes, et dans laquelle le gouvernement a menacé d’intervenir directement pour sauvegarder la “sécurité nationale” (guerre du Vietnam), a peut-être marqué le début de la nouvelle phase de luttes ouvrières appelée à durer jusqu’en 1973. Les conditions de vie commençaient alors à se durcir, mettant fin à l’expansion quasi permanente du pouvoir d’achat de la période 1945-65. A quoi s’ajoutait la crise sociale engendrée par la guerre du Vietnam et par la question noire. Avec la fin de la croissance de la force de travail dans la production, sensible dès 1957-58, la population urbaine noire, dont la présence au sein de la classe ouvrière industrielle avait beaucoup grossi entre 1940 et 1958, s’est heurtée à une absence de débouchés. D’où la “question noire” dans sa version contemporaine, première expression de la non-croissance des forces productives aux Etats-Unis. Et question qui, pendant quelque temps, va troubler le sommeil des bureaucrates syndicaux. En 1968 apparaissent les premières organisations d’ouvriers noirs dans l’automobile[37]. En 1967, une grève dans les écoles et lycées municipaux de New York voit les professeurs affronter les organisations noires revendiquant la mise en œuvre du community control dans l’enseignement. En 1970, le plan national d’intégration raciale dans les syndicats du bâtiment, jusque-là exclusivement blancs, lancé par le gouvernement Nixon (Philadelphia Plan), mobilise les ouvriers noirs contre les blancs, alors que le but recherché était en fait la baisse des salaires.
C’est donc dans une conjoncture économique et politique très précise que le noyautage groupusculaire des syndicats a démarré (1970-73), et a échoué. Le renouveau d’activité ouvrière de 1966-70 avait, en 1969-70, commencé à converger assez nettement avec d’autres dynamiques contestataires – le mouvement noir et le mouvement contre la guerre – nées de la “nouvelle gauche” en voie d’extinction. Les mois de mai et juin 1970 ont connu tout à la fois la crise de liquidité la plus aiguë de l’après-guerre[38], l’invasion du Cambodge, une grève étudiante d’ampleur nationale contre cette invasion, une baisse de la Bourse ramenant l’indice au tiers de son niveau de janvier 1969, le massacre de Kent State* et une importante grève sauvage des camionneurs à Chicago et Cleveland, entre autres. Deux mois plus tôt, le gouvernement Nixon avait envoyé la garde nationale pour briser la grève des postiers, sans y réussir. C’est dans ce climat que plusieurs groupuscules rescapés de l’effondrement de la nouvelle gauche sont partis à la conquête des syndicats.
Nous tenons ici à dire que, si nous insistons sur ce “tournant en direction de la classe ouvrière” effectué entre 1970 et 1973 par plusieurs milliers de personnes, ce n’est pas par fétichisme avant-gardiste, mais pour montrer que, par rapport aux luttes ouvrières du mouvement ouvrier classique, à celles de la phase de consolidation du CIO et aux courants minoritaires antibureaucratiques de la période 1938-48, “l’ouvriérisme” de la Nouvelle Gauche représente une rupture. Il est à nos yeux à la dernière expression possible de la gauche de la période 1890-73, fondée sur la théorie de l’impérialisme de Lénine et l’idée corollaire selon laquelle il s’agit d’apporter la conscience de l’extérieur à la classe ouvrière des (ex-) pays avancés.
La vague de luttes ouvrières amorcée en 1966-70 s’est poursuivie jusqu’en 1973. La grève de General Motors de l’automne 1970, qui a duré trois mois, a mis une fois de plus en lumière le changement d’attitude du patronat, confronté à partir de 1965-66 à une baisse des profits. La relève fut prise par le mouvement “Poumon noir” des mineurs du UMW (United Mine Workers), suite au meurtre de l’un de ses chefs, Jock Yablonski, en décembre 1969. En 1971, les dockers de la côte Ouest menèrent à leur tour une grève de plusieurs mois, que seule l’intervention du gouvernement réussit à désamorcer. En janvier 1972, la célèbre grève de Lordstown, dans l’Ohio, fut la plus nette des ripostes ouvrières à la campagne en faveur de la rationalisation du GMAD (les usines d’assemblage de General Motors), appelée à durer jusqu’en 1973. Au printemps 1972, la grève des ouvriers du téléphone du CWA (Communication Workers of America) donna lieu à de nouveaux affrontements entre la base et la bureaucratie syndicale.
Avec trois decennies de recul, on voit bien que la période 1969-71 devait son caractère à la fin du boom d’après-guerre. Elle a connu à la fois la récession la plus dure depuis 1957-58 et un taux de chômage officiel de 6 %. La classe dirigeante avait alors plusieurs sujets d’inquiétude : la “stagflation” (coexistence du chômage et de l’inflation, due à la circulation d’une masse importante de capital fictif), le “pouvoir des syndicats” (autrement dit de la stabilité des salaires en période de récession) et surtout les blue collar blues (révolte contre le travail) s’exprimant à travers cette vague de grèves. En août 1971, Nixon prend une série de mesures visant à relancer l’économie en vue de sa réelection en 1972, qui se traduit entre autres par un gel des prix et des salaires sous le contrôle d’une commission à participation syndicale.
En 1972, ces mesures commencent à faire sentir leurs effets, inaugurant le cycle hyperinflationniste de 1972-73. C’est à cette époque que l’édifice système de Bretton Woods / welfare state / bureaucratie syndicale commence à se craqueler de façon perceptible. En 1969-70, le haut niveau des taux d’intérêt américains, en attirant des masses de dollars “nomades” vers les marchés financiers new-yorkais, a masqué la crise du dollar. Mais à partir de 1971, la libéralisation du crédit pour la relance a fait naître de nouvelles tempêtes, les dollars partant à nouveau se réfugier à Europe : en mai 1971, les monnaies européennes du “serpent” flottent contre le dollar, provoquant une hémorragie de l’or américain ; en août 1971, Nixon décrète unilatéralement la démonétisation de l’or, conçue comme le pivot de sa politique de relance, ce qui a pour conséquence de couper les masses de dollars domiciliées à l’étranger de tout rapport même théorique avec la marchandise équivalent, l’endettement de l’Etat américain restant le seul étalon. La création de crédit sur les marchés financiers américains est désormais directement et ouvertement liée à la volonté des créanciers étrangers des Etats-Unis, les détenteurs de dollars à l’étranger, de conserver ces dollars et à la menace directe d’une dévaluation massive de ces dollars en cas de fuite généralisée vers d’autres monnaies.
L’ensemble des mesures prises par le gouvernement Nixon en août 1917 – gel des salaires et des prix sur 90 jours, “phases I à IV” du plan de contrôle des prix et des salaires, taxe de 10 % sur les importations, dévaluation du dollar – constitue une réponse nationaliste à la récession mondiale de 1969-71. Le boom de 1972-73 que ces mesures ont déclenché, et qui a fait à nouveau exploser l’inflation en 1973, a été marqué par un retour à l’accumulation de la plus-value absolue sans précédent depuis l’après-guerre : heures supplémentaires obligatoires, forte augmentation des accidents du travail dans l’industrie, cadences accélérées sur les chaînes… Les luttes de 1972-73 s’inscrivent donc dans le prolongement de celles de 1966-71. A la veille d’un changement radical de période, le capitalisme comme le gauchisme centrait ses regards sur “la révolte contre le travail” et les grèves sauvages. Psychologues spécialistes de l’industrie, sociologues, bureaucrates syndicaux, émissaires de la social-démocratie suédoise affluaient dans les usines pour discourir sur l’autogestion, l’enrichissement du travail, la semaine de 30 heures… On croyait vivre le début d’une époque, quand c’était au contraire la fin d’une époque. La question toute formelle de la “bureaucratie”, qui était au centre des préoccupation des gauchistes américains et européens de la période 1968-73, allait être radicalement écartée par la redécouverte du problème dans lequel cette question s’insère : l’état des forces productives et des rapports de production, et par conséquent le contenu programmatique d’un éventuel mouvement révolutionnaire, sachant que, au-delà du “contrôle ouvrier de la production”, il s’agit de prendre en charge l’élargissement de la reproduction sociale.
A travers l’évolution des luttes, depuis celles de l’époque 1934-37 jusqu’à celles de la dernière phase du boom d’après-guerre (1966-73) en passant par la période 1945-65, on observe donc une déflation idéologique de la conscience social-démocrate, donc populiste, perceptible aussi dans l’ouvriérisme gauchiste des années 1970-73. Le phénomène du CIO et la lutte contre la bureaucratie syndicale naissante des années 1938-45 reprise par divers courants trotskistes ont imposé le moule idéologique antibureaucratique à l’opposition gauchiste aux tendances hégémoniques social-démocrate et stalinienne. La riposte gauchiste à la bureaucratie, c’est la démocratie, c’est-à-dire le contrôle ouvrier de la production. Mais, comme l’a très justement dit Jean Barrot[39], l’opposition bureaucratie/démocratie réduit la question du programme à une simple question de formes d’organisation. Le gauchisme antibureaucratique américain et ouest-européen des années 1968-73 rejoignait ainsi les tendances bureaucratiques dominantes dans leur façon de poser la question révolutionnaire non en termes de contenu (ce qui doit être émancipé des rapports sociaux dominants) mais de formes d’organisation – retombant dans la vieille question populiste du pouvoir, conçu en faisant abstraction des conditions plus générales.
On voit donc bien en quoi la conscience formaliste fait partie de la conscience social-démocrate et populiste que nous avons analysée longuement. Une fois la théorie du “capitalisme de monopole” ayant fait passer à la trappe la question de l’élargissement la reproduction sociale, essentielle dans tout programme visant à l’abolition des rapports dominants, l’enjeu du mouvement ouvrier, à partir de 1914 notamment, semblait être devenu une question de formes : parti, bureaucratie, conseils ouvriers, démocratie. Dans le cadre de la longue contre-révolution social-démocrate puis stalinienne, cela se comprend. Après la fin du boom d’après-guerre et les luttes ouvrières de 1968-73 qui se sont heurtées aux appareils bureaucratiques des partis “ouvriers” et des syndicats, il était naturel de voir les questions se poser en termes de démocratie et de contrôle ouvrier, comme avec la mode de l’autogestion. Personne ou presque, en 1968-73, n’entrevoyant les contours de la période à venir, le débat se poursuivait comme si la question du contenu programmatique, en termes de reproduction matérielle notamment, allait de soi. La dimension fictive du boom d’après-guerre, particulièrement forte dans le cas des Etats-Unis et de l’Angleterre, ne faisait guère l’objet d’analyses.
Mais s’il est, outre l’apparition de la crise en 1973-74, un phénomène qui distingue la période 1968-73 d’aujourd’hui, c’est bien l’importance accordée au tiers monde dans la dynamique mondiale. Le gauchisme français, allemand, italien ou américain de 1968 ne peut se comprendre sans prendre en compte le poids de la mythologie du Che, de Mao, de Ho Chi Minh et de la guérilla tiers-monde dans cette conscience. Même ceux qui, parmi les meilleurs léninistes[40], rejetaient intégralement la bureaucratie stalinienne et le bonapartisme tiers-mondiste “progressiste” ont accepté, à travers la médiation de la théorie de l’impérialisme de Lénine, l’idée que, pour le tiers-monde, un régime bureaucratico-paysan et l’autarcie mercantiliste étaient la seule voie possible vers l’industrialisation. On était encore loin de l’OPEP, de l’acier sud-coréen damant le pion à la concurrence internationale, de la production textile du tiers monde provoquant la fermeture d’usines partout en Occident, de l’électronique de l’Asie du Sud-Est. Loin, aussi, des affrontements de 1975 à l’ONU sur la question du “nouvel ordre économique international”, comme du “socialisme” cambodgien, dernière tentative de mise en pratique du modèle stalinien intégral. Les niaiseries des ex-gauchistes “nouveaux philosophes” suffisent à prouver le rôle de cette mythologie tiers-mondiste et le peu de sérieux de ce “marxisme”, qui n’était en réalité qu’une forme de populisme des plus vulgaires.
La décomposition des anciennes régions industrielles d’Occident, aux Etats-Unis et en Angleterre notamment, a mis fin à la période de bonne conscience de l’exotisme de gauche. Aujourd’hui, ce serait un non-sens de parler de “contrôle ouvrier de la production” sans lier cela à un programme de reconstruction des bases matérielles de la production sapées par la désindustrialisation et la dévalorisation, qui s’attaque en premier lieu au problème de la non-reproduction de la force de travail. La disparition au sein des syndicats américains des “luttes antibureaucratiques”, qui sur ces questions faisaient l’impasse, en est la meilleure preuve.
Notes
[1] Lancée par l’ouvrage effectivement brillant de E.P. Thompson The Making of the English Working Class (1963), cette école a commencé à produire une série d’études locales sur le modèle de la “nouvelle histoire sociale” française (Braudel, Duby, etc.), qui a le mérite de mettre l’accent sur la dimension sociale et culturelle de la classe ouvrière, jusque-là passée sous silence, mais en marginalisant exagérément les dimensions politique, économique et organisationnelle de la question, considérées comme “caduques”.
[2] Nous savons bien que S, C et V sont des termes de valeur, pas de prix. Nous parlons pour le moment des apparences capitalistes (c’est-à-dire des prix).
[3] Nous insistons sur le fait qu’il s’agit de la valeur en termes d’alors, et non du point de vue de son contenu matériel, celui-ci ayant pu être élargi par la production de biens de consommation moins chers.
[4] Voir Un chapitre inédit du “Capital”, éditions 10/18, Paris 1971.
[5] Toutes les citations du Capital sont reprises de la version anglaise publiée par International Publishers, New York, 1967.
[6] *”The value of every commodity (…) is determined not by the necessary labor-time contained in it, but by the social labor-time required for its reproduction (Capital tome III, p. 141).
[7] Nous employons le terme “populisme” dans son sens américain plutôt que russe ; ce mot a passé dans le vocabulaire politique américain surtout à partir des années 1880 pour désigner le mouvement qui dénonçait le pouvoir des banques, des trusts, etc., sans pour autant mettre en cause fondamentalement le capitalisme.
[8] L’excellente brochure du groupe Négation, LIP, or the Self-Managed Counter-Revolution (disponible chez Black and Red, PO Box 9546, Detroit, MI 4-8202), est en ce sens une exception.
[9] Capital, vol. III, p. 3 : “… Owing to the inmense elasticity of the reproduction process which may always be pushed beyond any given botmds, it does not encounter any obstaole in production itself, or at best a very elastic one.”
[10] Par capitalisation il faut entendre détermination de la valeur d’un capital par son revenu en espèces relativement à un taux de profit moyen ; un investissement de 100 dollars produisant un cash-flow annuel de 110 quand le taux de profit moyen est de 5 % sera capitalisé à une valeur de 200 dollars, et ainsi de suite.
[11] Concernant les questions de la capitalisation dans la généralisation du taux de profit, de son rapport avec le capital fictif et de la réglementation de ce processus par le système de crédit, voir Capital, vol. III, pp. 66-68.
[12] L’une des plus grandes compagnies de chemin de fer américaines, dont l’action à la Bourse est restée très performante jusqu’à ce qu’elle connaisse une faillite retentissante, en 1970.
[13] Hjalmar Schacht a été président de la Reichsbank allemande entre 1923 et 1930, puis ministre des Finances d’Hitler de 1933 à 1938. Devenu célèbre pour son assainissement financier de l’économie allemande lors de l’hyperinflation de 1923, il a joué un rôle encore plus capital et plus novateur sous le nazisme : c’est lui qui a organisé une circulation massive de valeurs fictives (les fameux Maffowechsel) garanties par l’Etat. Lequel a relancé l’économie allemande par la production d’armements, comme l’ont fait tous les Etats capitalistes vers 1937-38.
[14] C’est le piège, bien connu des monétaristes et des keynésiens, du “stop-go” dans le debt management général.
L’évolution de l’économie américaine depuis 1969 offre une belle illustration de l’ensemble de ce processus. Arrivé au pouvoir en janvier 1969, Nixon a dû immédiatement s’orienter vers une sévère restriction du crédit pour faire face à un taux d’inflation élevé pour l’époque : 4 % en 1968. Cette politique monétariste stricte a, sans pour autant réussir à réduire le taux d’inflation, provoqué une chute de la production, un accroissement du chômage de 6 % et une pénurie généralisée du crédit pour les entreprises incapables d’avoir recours, comme la plupart de celles listées dans “Fortune 500″, au marché londonien des eurodollars. En mai-juin 1970, le capitalisme américain a souffert d’un manque général de liquidité, et la compagnie ferroviaire Penn Central, incapable de vendre 200 millions de dollars de ses bons, s’est vue acculée à la faillite. Les marchés financiers étaient menacés d’une élimination massive de titres fictifs, risquant de mettre nombre d’autres entreprises dans l’incapacité de vendre leurs titres. Et cela après une baisse de la Bourse (l’indice était passé de 1,050 à 635 entre janvier et juin 1969) et dans un contexte de détérioration quasi constante de la liquidité d’entreprise depuis la Seconde Guerre mondiale (l’endettement extérieur américain est passé de 20 % du capital de base en 1945 à 80 % en 1969-70). La Federal Reserve Bank –la banque centrale américaine – a alors dû intervenir en mettant des crédits spéciaux à la disposition de toutes les grosses entreprises menacées de faillite. Après avoir calmé les marchés financiers, le gouvernement américain s’est aussitôt lancé dans une politique de relance, rouvrant les guichets de crédit. (On ne peut comprendre l’ensemble de ce processus sans prendre en compte le système de prêts internationaux.) D’où le superboom” de 1972-73, qui n’a fait que contribuer un peu plus, par une nouvelle vague d’emprunts, à la détérioration de la liquidité d’entreprise, celle-ci atteignant des niveaux très dangereux. Les interventions de la Federal Reserve Bank en 1969-70, dictées par les exigences de la circulation des titres fictifs, et l’élargissement du crédit en 1971-72 mis en œuvre pour soutenir ces titres ont déclenché cette fois une inflation de 7-3 % et une ruée spéculative vers les marchandises “dures” : le blé et autres produits agricoles, l’or, l’argent. On voit bien en quoi les actions de la banque centrale expriment les contradictions de la valorisation : quand le crédit est restreint pour freiner la création de valeurs fictives, il devient nécessaire de transformer les marchandises réelles en argent pour assurer les paiements (valorisation), d’où un risque de liquidation des stocks. Quand la libéralisation du crédit réussit à empêcher une crise de liquidité et une déflation, l’élargissement de la demande fictive qu’elle engendre crée à l’inverse un mouvement vers les marchandises, et notamment vers la marchandise monnaie qu’est l’or. Ainsi les Etats-Unis ont-ils connu des périodes de restriction du crédit en 1969-70, 1974 et 1978-80, accompagnées chaque fois d’une ruée vers l’or, jusqu’à ce que le haut niveau des taux d’intérêt provoque une chute de la production et une destruction par la faillite d’une part des valeurs fictives.
[15] *La Classe ouvrière anglaise….
[16] “The limit of capitalist production is the excess time of the laborers. The absolute spare time gained by society does not concern it” (Capital, vol. III, p. 264).
[17] Voir à ce sujet les textes de la revue française, ainsi que les textes de Bordiga réunis dans Bordiga et la passion du communisme (éditions Spartacus) et le livre de J. Camatte Capital et Gemeinwesen, paru chez le même éditeur.
[18] Dans L’Accumulation du capital, Rosa Luxemburg s’en prend à Lénine (“V. Ilyine”), selon lequel la reproduction élargie ne commence qu’avec le capitalisme. Si tel était le cas, remarque à juste titre Luxemburg, “nous n’aurions jamais dépassé le stade du paléolithique” (Accumulation, London 1963, p. 317).
[19] Bien au contraire, ils ont attaqué sans réserve Rosa Luxemburg, la seule théoricienne du SPD à traiter de cette problématique (cf. son Anti-Kritik).
[20] Cette continuité se trouve parfaitement résumée dans le titre que William Z. Foster, chef on ne peut plus stalinien du Parti communiste américain, a donné à son autobiographie : From Bryan to Stalin (William Jennings Bryan était le porte-parole du populisme américain).
[21] Hook et Burnham ont passé à la réaction vers 1939-40. Burnham en particulier montre combien il a peu appris du marxisme en écrivant son livre The Revolution (1941) qui confond la domination réelle du capital avec son abolition. Il est très révélateur que Burnham se serve des thèses de Berle et Means sur l’avènement des managers et la marginalisation des capitalistes, car Baran et Sweezy dans Monopoly Capital (1966) ignorent complètement le crédit en s’appuyant sur Berle et Means.
[22] Cf sur ce sujet l’excellent livre de Michael Hudson, Super-Imperialism, New York 1973.
[23] 1-Il est intéressant de constater que Harry Magdoff , membre de l’équipe du Monthly et donc tenant du “capitalisme de monopole”, en dit tout autant dans son livre The Age of Imperial
[24] Cf sur ce sujet le livre très révélateur de Maurice Meissner Li-ta chao and the Origins of Chinese Marxism.
[25] Pour une présentation détaillée de ce système, cf. les deux livres de Michael Hudson : Super-Imperialism (New York, 1973) et Global Fracture (1977).
[26] Malgré son caractère quelque peu maoïsant, le livre de Paul Bairoch Economic Developement of the Third World Since 1900 apporte des informations précieuses sur la marginalisation du tiers-monde dans la phase d’accumulation de la plus-value relative.
[27] La faillite de la Maison Bardi s’inscrit bien sûr dans la problématique du mercantilisme naissant et non dans celle du capitalisme naissant.
[28] Cf. le livre essentiel de Baran et Sweezy Monopoly Capital et les productions ultérieures de cette école de pensée.
[29] Voir Le Capital, vol. III, *p. 491-493 et ailleurs, pour les discussions « monétaristes » de la « crise de la livre » de 1857.
[30] Luttes qu’il serait très intéressant d’ailleurs de mettre en rapport avec la plus-value absolue.
[31] David Montgomery, qui est pour ainsi dire le “doyen” de ce genre de recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier américain, a, dans un entretien récent, offert une parfaite illustration de cette attitude, et de l’absence de théorisation de la distinction entre plus-value absolue et plus-value relative: “Il a pu y avoir parfois des renouveaux remarquables de la gauche (dans la période de l’après-guerre). Il y a eu certes des renouveaux, mais c’étaient des exceptions. En vérité, c’était la dissolution des vieilles formes de la vie de la classe ouvrière. Un des grands centres de la gauche de l’époque des IWW, c’était East Pittsburgh. East Pittsburgh était un taudis à l’époque, où les gens étaient entassés les uns sur les autres. Aujourd’hui il n’y a rien que des autoroutes. Les gens, eux, sont partis.” Radical History Review, n° 23, décembre 1980.
[32] Sur ce sujet, lire l’essai de Jean Barrot Critique de l’idéologie de l’ultra-gauche : Lénine et l’ultra-gauche, in Communisme et question russe, Paris 1972.
[33] Voir le chapitre traitant du New Deal et du CIO dans son livre Main Currents of American History.
[34] Dans son livre Théorie de la? réglementation capitaliste, (prénom?) Aglieta en arrive à la même conclusion, bien qu’il ignore le cadre international dans lequel s’insère l’économie américaine (tel que nous l’avons traité aux chapitres 1, 2 et 3) et que de ce fait le phénomène de la désindustrialisation et le rôle du système de Bretton Woods lui échappent. Ce qui lui permet de prévoir une nouvelle phase d’accumulation fondée sur la production des “moyens de consommation collective” (transports, logement, etc.).
[35] Le célèbre chef des syndicats des mineurs.
[36] On trouvera une analyse exceptionnelle du formalisme de la mentalité trotskiste dans l’ouvrage de C.L.R. James, Notes on Dialectics (1948), dont la richesse va bien au-delà de cette question.
[37] Pour une histoire de ces mouvements à Detroit, voir Detroit : I Do Mind Dying, de Georgakas et Surkin (1975).
[38] Voir plus haut.
[39] Dans “Contribution à la critique de l’idéologie ultragauche (Léninisme et ultragauche)”, in Communisme et question russe, La Tête de feuille, 1972.
[40] Il s’agissait, aux Etats-Unis, de groupes comme International Socialists (vers 1970), News & Letters et le courant issu du cercle de C.L.R. James (Facing Reality et ses suites). Les courants antistaliniens français comme Socialisme ou Barbarie, ICO, l’Internationale situationniste, etc., n’avaient, eux, aucune dimension tiers-mondiste.